WIRTH La querelle du Grand Architecte




OSWALD WIRTH

La querelle du Grand Architecte


Article paru en 1928 dans la revue "Le Symbolisme"


Si de saines notions de symbolisme avaient prévalu dans les hautes sphères de la Maçonnerie internationale, nous n'aurions pas eu l'humiliation de voir le Grand Architecte de l'Univers érigé, bien malgré lui, en motif de mésintelligence entre puissances maçonniques. Il y a désaccord, au sein de l'Association maçonnique internationale, entre la Maçonnerie hollandaise et le Grand Orient de France au sujet du symbole fondamental de la Franc-Maçonnerie, qui, de part et d'autre, a été détourné de son caractère symbolique.

Sans discuter les arguments, qui, à notre point de vue, tombent à faux des deux côtés, nous nous bornerons ici à quelques indications, destinées à ramener le conflit sur son terrain normal.

Nul ne conteste que la Franc-Maçonnerie ne soit une école de « Sagesse », de « Force » et de « Beauté ». Dans le cas présent, la « Sagesse » est seule en cause, car, puisqu'il est dit que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, les maçons d'inspiration biblique en ont conclu que la croyance en Dieu devait être imposée à tout maçon, candidat à la Sagesse.

Refusant d'aller si vite en besogne, d'autres adeptes de l'Art Royal ont professé moins d'enthousiasme pour le Seigneur redoutable. Ils ont estimé qu'une association destinée à unir fraternellement tous les hommes de bien, en faisant abstraction de toutes les divisions factices, devait respecter les opinions individuelles et ne se montrer exigeante qu'en matière de moralité.

Ces appréciations divergentes sont à la base du schisme qui oppose en Maçonnerie les Anglo-Germains à la tendance latine. Ce qui est d'une amère ironie, c'est que les deux camps se sont mis dans leur tort en impliquant dans leur querelle le « Grand Architecte de l'Univers », car, de part et d'autre, cette formule a été prise pour la traduction en jargon maçonnique du vocable profane « Dieu ». Quelle ignorance, quel manque de compréhension de l'Art, quelle incapacité d'apprécier la portée des symboles !

Il faut être resté piteusement « profane » et n'avoir jamais réussi à déposer les métaux, comme le prescrit le rituel, pour ne pas discerner que le « Grand Architecte » est le symbole capital de la préhistorique « Religion des Constructeurs ». A ce titre, il doit nous être sacré, non en tant que « dogme s'imposant à la croyance » , mais en sa qualité de « symbole stimulateur de méditations individuelles silencieuses ».

Nos lointains ancêtres étaient moins bavards que nous, ce qui ne les empêchait pas de réfléchir et de concevoir des idées inexprimables en l'état d'imperfection de leur langage rudimentaire. En l'absence de tout vocabulaire adéquat, les premiers Sages n'ont pu attacher leur pensée qu'à des images, et, quand ils voulurent enseigner, force leur fut de procéder par suggestion, en montrant des objets, en faisant prendre des attitudes ou accomplir des actes, le tout en ne prononçant que fort peu de paroles. L'instruction s'acquérait alors en « devinant »; elle se basait, non sur la mémoire ou l'assimilation de phrases, mais sur la lucidité d'esprit et le développement du sens divinatoire.

En restant fidèle par ses traditions à cette méthode ultra-primitive, la Franc-Maçonnerie s'affirme antérieure à toute théologie. Elle préconise la vieille discipline du silence contemplatif, afin d'échapper aux vaines discussions soulevées par les « mots ». Nous avons malheureusement désappris le Grand Art, qui est celui de la pensée. Bénéficiant des progrès du langage, nos contemporains s'expriment avec trop de facilité pour ne pas négliger l'antique effort de la génération autonome des idées. Depuis que celles-ci circulent en foule pressée, les hommes n'ont plus que des conceptions d'emprunt. Ils sont émasculés en tant que penseurs et le plus brillant de nos philosophes discoureurs risque de ne jamais atteindre à l'approfondissement des vieux sages taciturnes.

Les successeurs de ces maîtres de la méditation continuent à se taire, alors qu'ils pourraient parler. On a cru qu'ils se faisaient un devoir de cacher des vérités dangereuses à révéler. Il n'en est rien; s'ils se taisent, c'est dans la conviction que le savoir initiatique effectif est incommunicable. Ce qui peut s'enseigner oralement est d'ordre profane et rentre dans le domaine des connaissances utiles que les écoles publiques ont mission de répandre. Mais il est une « Gnose » rebelle aux procédés de la pédagogie; nul n'y atteint sans se conformer aux règles de l'Initiation qui se sont imposées aux Sages primordiaux.

Comme eux, préoccupons-nous de la tâche que nous assigne la vie au sein de l'ensemble des choses auquel nous nous sentons liés.

Quel est ce grand Tout aux yeux du constructeur, dont les conceptions s'inspirent de l'activité qu'il exerce ? Ce ne peut être que le chantier sans limites où il est appelé à travailler. « Monde-atelier » et « Vie-travail », telles sont dès lors les notions fondamentales de la primitive « religion ouvrière ». Car, ainsi que l'archéologie et l'histoire le démontrent, tout à l'origine s'accomplissait religieusement, l'homme ayant commencé par ne voir que miracles autour de lui. Se sentant faible et impuissant par lui-même, il associait des puissances mystérieuses à la moindre de ses entreprises. La religiosité présidait donc à tous ses actes, au point que toute fonction s'érigea en sacerdoce.

Les constructeurs eurent un culte qui leur fut propre, culte secret, réservé aux fidèles de la religion constructive, née avec l'art de bâtir. La divinité de cette religion de bâtisseurs n'était aucunement définie; la confondre avec une entité théologique, c'est commettre un piteux anachronisme. Les dieux à mythologie sont de création relativement récente; leurs prédécesseurs furent envisagés beaucoup trop vaguement, pour se prêter à une représentation même mentale. Dans ces conditions, le Génie de l'Architecture, inspirateur paternel des enfants de l'Art, n'a pas dû être primitivement figuré en image et nul récit légendaire ne se rapporte à lui. Architecte invisible, il demeure inconnu et n'attend de ses ouvriers qu'intelligence et courage dans l'accomplissement de leur tâche. Ce n'est pas une idole avide d'holocaustes et de flatteries, un de ces dieux qui ne créent l'homme que pour se faire adorer. Le dieu que les Constructeurs se donnent est une réalité qu'ils devinent, mais sur laquelle ils se taisent, crainte de divaguer.

Imitons leur sagesse. Apprenons à vivre d'une vie consciente dont la loi est le travail, travail en commun, visant à la réalisation d'un idéal. Si l'idéal conçu était fictif, nous serions dupes et nous nous agiterions en pure perte. Le déploiement persévérant de notre énergie suppose donc la conviction en la fécondité de nos efforts, autant dire une foi inébranlable dont l'emblème en Maçonnerie est un œil tracé dans le cadre d'un triangle.

Cet œil symbolique est celui du Grand Architecte de l'Univers, qui, voyant les maçons appliqués à bien construire, les dirige en leur œuvre incessante.

Que ce Grand Architecte, qui ne doit pas être anthropomorphisé, corresponde à une réalité opérante, c'est ce que comprendra tout véritable maçon, voué de toute son âme à l'accomplissement du progrès humain. En son ardeur au travail, comment ne se sentirait-il pas en communion avec le vrai Divin? L'Esprit qui anime les constructeurs d'un monde meilleur est saint par excellence, n'en déplaise aux adorateurs de divinités plus vulgaires, prometteuses de félicités posthumes.

Antérieur au Bon Dieu des croyants actuels, créateur qui se repose de son labeur de six jours, le Grand Architecte ignore la lassitude, car il s'identifie avec l'action constructive qui se manifeste à travers tout agent conscient de l'accomplissement du Progrès. Chacun est libre de se représenter ce principe au mieux de son pouvoir de réflexion. Le croyant superficiel y reconnaîtra le Dieu de sa foi, mais prouvera par ce fait qu'il ne s'est pas initié aux mystères de la Maçonnerie.

Ces mystères sont profonds; ils remontent aux âges de la pensée perçue directement, en elle-même, dans son essence vivante, en dehors des mots qui la tuent en prétendant la déterminer. Nous, qui ne savons plus penser qu'en prose, revenons à la poésie des sages. Efforçons-nous d'entendre le langage éthéré des symboles. Nous cesserons alors de discuter, car, le bandeau profane étant tombé de nos yeux, la « Vraie Lumière » nous mettra d'accord.


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