Joseph de Croÿ d'Havré |
LETTRE AU DUC DE HAVRÉ ET DE CROŸ
13 décembre 1785
J.B. Willermoz
Lettre du F :. Willermoz aîné, membre du directoire écossais d’Auvergne séant à Lyon, et chancelier général du ressort provincial, au TRF Duc De Havré et de Croÿ grand maître provincial du ressort et vénérable maître de la respectable Loge de la Bienfaisance à l’Orient de Paris ; l’an de la vrai lumière le 13 décembre 5785. A Lyon
TRF
C’est depuis dix jours seulement que j’ai reçu la lettre daté du 25 novembre dernier que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser pour le directoire. J’y ai présenté aussitôt les divers objets mentionné dans votre lettre et sur lesquels vous désirez connaitre sa manière de pensée.
La séance a été employée plutôt en examen et réflexions sur les questions proposées qu’en délibération positive. C’est la substance de ces réflexions que je suis chargé de vous présenter TRF.
Le directoire n’a point été étonné de voir par ces à coté de vos propositions, le vif intérêt que vous paraissez prendre a la satisfaction de la respectable loge que vous présidez et celle de tous ses en particulier ; mais comme vous avez donné constamment en toute occasion des preuves non équivoques de votre zèle et de votre attachement pour le Régime rectifié et pour le maintien des lois qui peuvent rendre ce régime particulièrement utile à tous ses membres successivement, le Directoire se flatte que son illustre Maître Provincial ne désapprouvera pas pour l’accomplissement d’un but si important il soit sur quelques uns des points proposés d’un avis différent de celui du Vénérable Maître de la Respectable loge de la bienfaisance à paris.
Les réflexions du Directoire ont eu pour base la connaissance de l’esprit du régime rectifié ; connaissance qui vous est trop familière pour avoir besoin d’être rappelée ici, puisque ce ne serait qu’au nom d’un corps dont vous êtes le chef et l’organe ; et si je le fais, c’est plutôt pour ceux à qui vous jugerez à propos dans un temps ou dans l’autre de le faire connaitre, afin qu’ils voient alors que c’est moins votre opinion que celle du corps entier, que vous lui présenterez.
Le Régime rectifié a un but général qui lui est commun avec tous les autres régimes maçonniques. Ce but est le point de ralliement de tous les régimes : voila pourquoi il y a entre les uns et les autres des rapports respectifs. Mais ce but n’est pas exclusif : il est même le moindre, car il n’explique ni les symboles ni les emblèmes maçonniques, qui cependant doivent être un jour expliqués dans leurs vérités ; et tous les régimes qui n’ont pas les lumières nécessaires pour les expliquer ainsi à ceux dont le temps est venu, sont des régimes arbitraires qui ne sont point dans la vérité maçonnique.
Ce n’est point à nous à juger aucun cas ces régimes, mais nous pouvons dire avec confiance que c’est aux fruits qu’ils portent eux même, et à ceux qu’ils font produire dans leur sein que tout homme réfléchi pourra fort aisément les juger .On est aussi fondé à juger que tout homme qui porte le titre de maçon, s’il ne manifeste pas en lui les fruits de la vérité, n’est pas dans un régime vrai, ou est, quel qu’il soit, indigne d’y être.
Le but de bienfaisance tout louable qu’il est, n’exigeant par lui-même ni mystère ni serment et n’expliquant rien, ne peut être le vrai but de l’initiation maçonnique.
Le régime rectifié a un but plus essentiel celui de former des hommes vertueux qui le soient non par pure spéculation, comme cela arrive si souvent mais d’une manière active qui les rende capables de connaître ensuite et quand il plaira à Dieu, tout ce qui peut faire ou commencer ici bas le vrai bonheur de l’homme. Ainsi il admet dans les loges tous les hommes vertueux et tous ceux qui désirent de bonne foi de le devenir, pour leur en procurer en leur temps les fruits.
Mais tous ceux qui ne se rangent eux même par l’effet d’une volonté propre et ferme dans l’une de ses classes, y sont déplacés et ne doivent point être étonné de si voir oubliés, jusqu’à ce qu’ils soient élevés eux même convenablement.
Quoiqu’il soit interdit dans le régime rectifié comme dans tous les autres, de se livrer dans nos assemblées à aucune discussion dogmatique il n’en est pas moins vrai que le régime ne reconnait pas de véritable vertu, si elle n’est fondée sur les bases sacrées de la religion et comme aussi il n’y a pas deux religions vraies le Sérénissime Grand Maître général de l’ordre rectifié eut raison d’inscrire dans sa lettre circulaire de 1779 ces paroles remarquables
Et qui dit un vrai Maçon,
Dit un vrai chrétien.
Car ces deux titres sont inséparables dans la vraie et primitive institution maçonnerie qui a été si fort défigurée par tous.
Ces principes dont je viens de faire une exposition sommaire, et qui seront mieux développés dans le nouveau code des règlements maçonniques, qui paraîtra (j’espère) dans le courant de l’année prochaine, sont l’unique et inviolable base de toutes les opérations du Directoire général du ressort provincial, soit pour les délibération journalières, soit pour les constitutions des nouveaux établissement maçonniques, et l’avancement des F.F. dans les hauts grades du régime, comme il ne marche jamais que tenant à la main une règle positive, qui manque presque partout ailleurs, il est moins exposé à errer qu’on ne l’est ailleurs, ou l’arbitraire suppléé forcement au défaut de loi positive. Il ne pourrait s’écarter de la sienne sans s’exposer au danger de manquer le but, et s’il le manquait devenu par la indigne du dépôt de lumière qui lui est confié pour préparer successivement le bien de tous, ce dépôt lui serait bientôt retiré, et il mériterait dès lors le reproche juste et amer de tous ceux qui entrant successivement dans la même carrière, se verraient privés de la portion de lumière qui leur était destinée et qu’ils devraient recevoir par lui.
Car se sont les grades les plus élevés sans les instructions qui les accompagnent et qui les expliquent et qui ne se trouvent pas partout ? Voila la cause de cette inflexibilité qu’on a tenté quelque fois de reprocher au régime, et pour lui au Directoire, qui uni a son chef provincial, en est l’organe, lorsqu’il a résisté à des considérations particulières ou locales, qui paraissent être d’un grand poids aux yeux de chaque prétendant, mais qui n’étaient rien aux yeux d’une administration éclairée, qui ne doit considérer dans l’homme prétendant , quelque décoré qu’il puisse être, que l’homme même, tel qu’il est aux yeux de la divinité.
L’administration Directoriale vient d’en faire dans le courant de cette l’année, une pénible expérience envers un illustrissime frère déjà très avancé dans les hauts grades du régime, et frère d’un roi régnant actuellement en Europe, qui présumant que le régime possédait des lumières essentielles qui ne sont pas ailleurs, demandant un aveu sur ce point et s’il pouvait y participer, elle eut le courage et dut l’avoir de lui dire verbalement par ses députés qu’elles existaient, mais qu’il ne pouvait pas y participer, parce qu’il y avait en lui des défauts personnels qui y mettaient obstacle ; qu’il devait travailler à les détruire, que lorsqu’il y aurait réussi , on lui offrirait ce qu’il désirait actuellement s’il y était destiné ; mais qu’il ne devait pas le demander, avant qu’on le lui offrit. On a aujourd’hui la satisfaction d’apprendre qu’il y travaille sérieusement.
Il y a bien des régimes différents dans la maçonnerie, on peut cependant la réduire à quatre classes principales.
Il y en a de bons (c'est-à-dire) les régimes qui dirigent les maçons vers un vrai but, bon et essentiel, qui est le seul fondamental, tel est le régime rectifié, qui est peut-être aujourd’hui le seul de cette classe.
Il y en a des nuls, c'est-à-dire, qui n’ont ni vices ni systèmes dangereux, mais aussi qui manquent de tous moyens et lumières nécessaires pour conduire les maçons au vrai but fondamental ; tel sont le régime national français et peut-être aussi tous les régimes nationaux.
Il y en a d’illusoires et dangereux : illusoires en ce qu’ils ne peuvent donner, dangereux en ce qu’ils excitent la cupidité et la curiosité pour le merveilleux, et comme il y a plus de Maçons curieux que de vraiment vertueux, ils détournent la multitude du gout et de la recherche du vrai but fondamental.
Enfin il y en a qui sont essentiellement mauvais et corrompus ; mais heureusement le nombre en est rare, surtout en Europe, où ce régime existe plutôt chez des individus pervertis que dans des sociétés entières.
Le régime que Cagliostro a voulu établir en France, sous le nom de rit Egyptien, est mixte et participe aux deux dernières classes. Il est illusoire et trompeur en plusieurs points sur lesquels il veut s’en faire « accroire » ; dangereux et mauvais en quelques autres qui pourraient avoir plus de réalité, mais heureusement pour ses sectateurs, le moderne instituteur de ce régime mixte, n’est pas assez savant en cette partie, pour le rendre aussi mauvais qu’il aurait pu le devenir entre ses mains, et la Divine providence, qui veille au bien des humains, en a arrêté les progrès dés sa naissance. Je puis parler pertinemment de cet homme et de ses principes.
Arrivé à Lyon en octobre 1784, il avait projeté d’empoisonner le Régime Rectifié, par le Directoire de Lyon, dont il me savait membre, en m’offrant de m’établir personnellement dépositaire général de tout son savoir et de tous ses secrets, si je voulais favoriser la propagation de son régime.
Je ne m’en défiais encore aucunement parce qu’il m’avait fait inviter le lendemain de son arrivée, sous un nom qui m’était inconnu, ce qui donna lieu à plusieurs longues conférences, après lesqu’elles ayant reconnu les dangers et la perversité de ses principes, je lui tournai le dos en l’assurant qu’il ne me verrait plus.
D’après cet exposé sommaire, il est aisé de conclure que les loges réunies n’ont rien à gagner hors de leur propre régime, qu’elles ne peuvent que s’affaiblir en contractant trop d’affinité avec les régimes nuls, et qu’elles ne peuvent que perdre avec les autres, mais comme il existe un traité d’union entre les Directoires de France et le grand Orient de France , le Directoire ne veut y mettre aucun obstacle, mais ceux qui fréquentent les loges françaises n’ont pas encore bien senti la différence.
L’on ne peut recevoir les hauts grades que là où il y a Régence Ecossaise, or il n’y a encore à Paris, ni collège, ni Régence, il faut donc se transporter où il y en a et plus on différera de s’y transporter jusqu'à ce que le nombre soit complet, plus aussi on retardera la formation de ses collèges, et de la Régence Ecossaise à Paris.
Les hommes s’accoutument à se créer des obstacles factices, comme ils se créent des besoins factices. Mais si tous ceux qui sont dignes des hauts grades ne sont pas assez libres pour se déplacer, il convient que ceux qui sont plus libres le fassent les premiers ; c’est toujours un acheminement pour la formation de l’ensemble.
Willermoz
Chancelier Général du Ressort Provincial