VOLTAIRE
Arianisme
(Extrait du "Dictionnaire philosophique")
Toutes les grandes disputes théologiques pendant douze cents ans ont été grecques. Qu’auraient dit Homère, Sophocle, Démosthène, Archimède, s’ils avaient été témoins de ces subtils ergotismes qui ont coûté tant de sang?
Arius a l’honneur encore aujourd’hui de passer pour avoir inventé son opinion, comme Calvin passe pour être fondateur du calvinisme. La vanité d’être chef de secte est la seconde de toutes les vanités de ce monde; car celle des conquérants est, dit-on, la première. Cependant, ni Calvin ni Arius n’ont certainement pas la triste gloire de l’invention.
On se querellait depuis longtemps sur la Trinité, lorsque Arius se mêla de la querelle dans la disputeuse ville d’Alexandrie. où Euclide n’avait pu parvenir à rendre les esprits tranquilles et justes. Il n’y eut jamais de peuple plus frivole que les Alexandrins; les Parisiens mêmes n’en approchent pas.
Il fallait bien qu’on disputât déjà vivement sur la Trinité, puisque le patriarche auteur de la Chronique d’Alexandrie, conservée à Oxford, assure qu’il y avait deux mille prêtres qui soutenaient le parti qu’Arius embrassa.
Mettons ici, pour la commodité du lecteur, ce qu’on dit d’Arius dans un petit livre qu’on peut n’avoir pas sous la main.
" Voici une question incompréhensible qui a exercé depuis plus de seize cents ans la curiosité, la subtilité sophistique, l’aigreur, l’esprit de cabale, la fureur de dominer, la rage de persécuter, le fanatisme aveugle et sanguinaire, la crédulité barbare, et qui a produit plus d’horreurs que l’ambition des princes, qui pourtant en a produit beaucoup. Jésus est-il Verbe? S’il est Verbe, est-il émané de Dieu dans le temps ou avant le temps? s’il est émané de Dieu, est-il coéternel et consubstantiel avec lui, ou est-il d’une substance semblable? est-il distinct de lui, ou ne l’est-il pas? est-il fait, ou engendré? Peut-il engendrer à son tour? a-t-il la paternité ou la vertu productive sans paternité? Le Saint-Esprit est-il fait ou engendré, ou produit, ou procédant du Père, ou procédant du Fils, ou procédant de tous les deux? Peut-il engendrer, peut-il produire? son hypostase est-elle consubstantielle avec l’hypostase du Père et du Fils? et comment, ayant précisément la même nature, la même essence que le Père et le Fils, peut-il ne pas faire les mêmes choses que ces deux personnes qui sont lui-même?
« Ces questions si au-dessus de la raison avaient certainement besoin d’être décidées par une Église infaillible.
« On sophistiquait, on ergotait, on haïssait, on s’excommuniait chez les chrétiens pour quelques-uns de ces dogmes inaccessibles à l’esprit humain, avant les temps d’Arius et d’Athanase. Les Grecs égyptiens étaient d’habiles gens, ils coupaient un cheveu en quatre: mais cette fois-ci ils ne le coupèrent qu’en trois. Alexandros, évêque d’Alexandrie, s’avise de prêcher que Dieu étant nécessairement individuel, simple, dune monade dans toute la rigueur du mot, cette monade est trine.
Le prêtre Arious, que nous nommons Arius, est tout scandalisé de la monade d’Alexandros; il explique la chose différemment; il ergote en partie comme le prêtre Sabellious, qui avait ergoté comme le Phrygien Praxeas, grand ergoteur. Alexandros assemble vite un petit concile de gens de son opinion, et excommunie son prêtre. Eusébios, évêque de Nicomédie, prend le parti d’Arious: voilà toute l’Église en feu.
« L’empereur Constantin était un scélérat, je l’avoue, un parricide qui avait étouffé sa femme dans un bain, égorgé son fils, assassiné son beau-père, son beau-frère et son neveu, je ne le nie pas; un homme bouffi d’orgueil, et plongé dans les plaisirs, je l’accorde; un détestable tyran, ainsi que ses enfants, transeat: mais il avait du bon sens. On ne parvient point à l’empire, on ne subjugue pas tous ses rivaux sans avoir raisonné juste.
« Quand il vit la guerre civile des cervelles scolastiques allumée, il envoya le célèbre évêque Ozius avec des lettres déhortatoires aux deux parties belligérantes (1). « Vous êtes de grands fous, leur dit-il expressément dans sa lettre, de vous quereller pour des choses que vous n’entendez pas. Il est indigne de la gravité de vos ministères de faire tant de bruit sur un sujet si mince. »
Constantin n’entendait pas par mince sujet ce qui regarde la Divinité, mais la manière incompréhensible dont on s’efforçait d’expliquer la nature de la Divinité. Le patriarche arabe qui a écrit l’Histoire de l’Église d’Alexandrie fait parler à peu près ainsi Ozius en présentant la lettre de l’empereur:
« Mes frères, le christianisme commence à peine à jouir de la paix, et vous allez le plonger dans une discorde éternelle. L’empereur n’a que trop raison de vous dire que vous vous querellez pour un sujet fort mince. Certainement si l’objet de la dispute était essentiel, Jésus-Christ, que nous reconnaissons tous pour notre législateur, en aurait parlé; Dieu n’aurait pas envoyé son fils sur la terre pour ne nous pas apprendre notre catéchisme. Tout ce qu’il ne nous a pas dit expressément est l’ouvrage des hommes, et l’erreur est leur partage. Jésus vous a commandé de vous aimer, et vous commencez par lui désobéir en vous haïssant, en excitant la discorde dans l’empire. L’orgueil seul fait naître les disputes, et Jésus votre maître vous a ordonné d’être humbles. Personne de vous ne peut savoir si Jésus est fait, ou engendré. Et que vous importe sa nature, pourvu que la vôtre soit d’être justes et raisonnables? Qu’a de commun une vaine science de mots avec la morale qui doit conduire vos actions? Vous chargez la doctrine de mystères, vous qui n’êtes faits que pour affermir la religion par la vertu. Voulez-vous que la religion chrétienne ne soit qu’un amas de sophismes? est-ce pour cela que le Christ est venu? Cessez de disputer; adorez, édifiez, humiliez-vous, nourrissez les pauvres, apaisez les querelles des familles au lieu de scandaliser l’empire entier par vos discordes. »
« Ozius parlait à des opiniâtres. On assembla un concile de Nicée, et il y eut une guerre civile spirituelle dans l’empire romain. Cette guerre en amena d’autres, et de siècle en siècle on s’est persécuté mutuellement jusqu’à nos jours. »
Ce qu’il y eut de triste, c’est que la persécution commença dés que le concile fut terminé; mais lorsque Constantin en avait fait l’ouverture, il ne savait encore quel parti prendre, ni sur qui il ferait tomber la persécution. Il n’était point chrétien, quoiqu’il fût à la tête des chrétiens; le baptême seul constituait alors le christianisme, et il n’était point baptisé; il venait même de faire rebâtir à Rome le temple de la Concorde. Il lui était sans doute fort indifférent qu’Alexandre d’Alexandrie, ou Eusèbe de Nicomédie, et le prêtre Arius, eussent raison ou tort; il est assez évident, par la lettre ci-dessus rapportée, qu’il avait un profond mépris pour cette dispute.
Mais il arriva ce qu’on voit, et ce qu’on verra à jamais dans toutes les cours. Les ennemis de ceux qu’on nomma depuis ariens accusèrent Eusèbe de Nicomédie d’avoir pris autrefois le parti de Licinius contre l’empereur. « J’en ai des preuves, dit Constantin dans sa lettre à l’Église de Nicomédie, par les prêtres et les diacres de sa suite que j’ai pris, etc. »
Ainsi donc, dès le premier grand concile, l’intrigue, la cabale, la persécution, sont établies avec le dogme, sans pouvoir en affaiblir la sainteté. Constantin donna les chapelles de ceux qui ne croyaient pas la consubstantialité à ceux qui la croyaient, confisqua les biens des dissidents à son profit, et se servit de son pouvoir despotique pour exiler Arius et ses partisans, qui alors n’étaient pas les plus forts. On a dit même que de son autorité privée il condamna à mort quiconque ne brûlerait pas les ouvrages d’Arius: mais ce fait n’est pas vrai. Constantin, tout prodigue qu’il était du sang des hommes, ne poussa pas la cruauté jusqu’à cet excès de démence absurde, de faire assassiner par ses bourreaux celui qui garderait un livre hérétique, pendant qu’il laissait vivre l’hérésiarque.
Tout change bientôt à la cour; plusieurs évêques inconsubstantiels, des eunuques. des femmes, parlèrent pour Arius, et obtinrent la révocation de la lettre de cachet. C’est ce que nous avons vu arriver plusieurs fois dans nos cours modernes en pareille occasion.
Le célèbre Eusèbe, évêque de Césarée, connu par ses ouvrages, qui ne sont pas écrits avec un grand discernement, accusait fortement Eustache, évêque d’Antioche, d’être sabellien; et Eustache accusait Eusèbe d’être arien. On assembla un concile à Antioche; Eusèbe gagna sa cause; on déposa Eustache; on offrit le siège d’Antioche à Eusèbe, qui n’en voulut point; les deux partis s’armèrent l’un contre l’autre; ce fut le prélude des guerres de controverse. Constantin qui avait exilé Arius pour ne pas croire le Fils consubstantiel, exila Eusèbe pour le croire: de telles révolutions sont communes.
Saint Athanase était alors évêque d’Alexandrie; il ne voulut point recevoir dans la ville Arius, que l’empereur y avait envoyé. disant qu’Arius était excommunié; qu’un excommunié ne devait plus avoir ni maison, ni patrie; qu’il ne pouvait ni manger, ni coucher nulle part et qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Aussitôt nouveau concile à Tyr, et nouvelles lettres de cachet. Athanase est déposé par les Pères de Tyr, et exilé à Trèves par l’empereur. Ainsi Arius et Athanase, son plus grand ennemi, sont condamnés tour à tour par un homme qui n’était pas encore chrétien.
Les deux factions employèrent également l’artifice, la fraude, la calomnie, selon l’ancien et l’éternel usage. Constantin les laissa disputer et cabaler; il avait d’autres occupations. Ce fut dans ce temps-là que ce bon prince fit assassiner son fils, sa femme, et son neveu le jeune Licinius, l’espérance de l’empire, qui n’avait pas encore douze ans.
Le parti d’Arius fut toujours victorieux sous Constantin. Le parti opposé n’a pas rougi d’écrire qu’un jour saint Macaire, l’un des plus ardents sectateurs d’Athanase, sachant qu’Arius s’acheminait pour entrer dans la cathédrale de Constantinople, suivi de plusieurs de ses confrères, pria Dieu si ardemment de confondre cet hérésiarque, que Dieu ne put résister à la prière de Macaire; que sur-le-champ tous les boyaux d’Arius lui sortirent par le fondement, ce qui est impossible; mais enfin Arius mourut.
Constantin le suivit une année après, en 337 de l’ère vulgaire. On prétend qu’il mourut de la lèpre. L’empereur Julien, dans ses Césars, dit que le baptême que reçut cet empereur quelques heures avant sa mort ne guérit personne de cette maladie.
Comme ses enfants régnèrent après lui, la flatterie des peuples romains, devenus esclaves depuis longtemps, fut portée à un tel excès que ceux de l’ancienne religion en firent un dieu, et ceux de la nouvelle en firent un saint. On célébra longtemps sa fête avec celle de sa mère.
Après sa mort, les troubles occasionnés par le seul mot consubstantiel agitèrent l’empire avec violence. Constance, fils et successeur de Constantin, imita toutes les cruautés de son père, et tint des conciles comme lui; ces conciles s’anathématisèrent réciproquement. Athanase courut l’Europe et l’Asie pour soutenir son parti. Les eusébiens l’accablèrent. Les exils, les prisons, les tumultes, les meurtres, les assassinats, signalèrent la fin du règne de Constance. L’empereur Julien, fatal ennemi de l’Église, fit ce qu’il put pour rendre la paix à l’Église, et n’en put venir à bout. Jovien, et après lui Valentinien, donnèrent une liberté entière de conscience: mais les deux partis ne la prirent que pour une liberté d’exercer leur haine et leur fureur.
Théodose se déclara pour le concile de Nicée: mais l’impératrice Justine, qui régnait en Italie, en Illyrie, en Afrique. comme tutrice du jeune Valentinien, proscrivit le grand concile de Nicée; et bientôt les Goths, les Vandales, les Bourguignons, qui se répandirent dans tant de provinces, y trouvant l’arianisme établi, l’embrassèrent pour gouverner les peuples conquis par la propre religion de ces peuples mêmes.
Mais la foi nicéenne ayant été reçue chez les Gaulois, Clovis, leur vainqueur, suivit leur communion par la même raison que les autres barbares avaient professé la foi arienne.
Le grand Théodoric, en Italie, entretint la paix entre les deux partis; et enfin, la formule nicéenne prévalut dans l’Occident et dans l’Orient.
L’arianisme reparut vers le milieu du XVIème siècle, à la faveur de toutes les disputes de religion qui partageaient alors l’Europe: mais il reparut armé d’une force nouvelle et d’une plus grande incrédulité. Quarante gentilshommes de Vicence formèrent une académie, dans laquelle on n’établit que les seuls dogmes qui parurent nécessaires pour être chrétien. Jésus fut reconnu pour Verbe, pour sauveur, et pour juge, mais on nia sa divinité, sa consubstantialité, et jusqu’à la Trinité.
Les principaux de ces dogmatiseurs furent Lélius Socin, Ochin, Parota, Gentilis. Servet se joignit à eux. On connaît sa malheureuse dispute avec Calvin; ils eurent quelque temps ensemble un commerce d’injures par lettres. Servet fut assez imprudent pour passer par Genève, dans un voyage qu’il faisait en Allemagne. Calvin fut assez lâche pour le faire arrêter, et assez barbare pour le faire condamner à être brûlé à petit feu, c’est-à-dire au même supplice auquel Calvin avait à peine échappé en France. Presque tous les théologiens d’alors étaient tour à tour persécuteurs ou persécutés, bourreaux ou victimes.
Le même Calvin sollicita dans Genève la mort de Gentilis. Il trouva cinq avocats qui signèrent que Gentilis méritait de mourir dans les flammes. De telles horreurs sont dignes de cet abominable siècle. Gentilis fut mis en prison et allait être brûlé comme Servet: mais il fut plus avisé que cet Espagnol; il se rétracta, donna les louanges les plus ridicules à Calvin, et fut sauvé. Mais son malheur voulut ensuite que n’ayant pas assez ménagé un bailli du canton de Berne, il fut arrêté comme arien. Des témoins déposèrent qu’il avait dit que les mots de trinité, d’essence, d’hypostase, ne se trouvaient pas dans l’Écriture sainte; et sur cette déposition, les juges, qui ne savaient pas plus que lui ce que c’est qu’une hypostase, le condamnèrent, sans raisonner, à perdre la tête.
Faustus Socin, neveu de Lélius Socin, et ses compagnons, furent plus heureux en Allemagne; ils pénétrèrent en Silésie et en Pologne, ils y fondèrent des Églises; ils écrivirent, ils prêchèrent, ils réussirent: mais à la longue, comme leur religion était dépouillée de presque tous les mystères, et plutôt une secte philosophique paisible qu’une secte militante, ils furent abandonnés; les jésuites, qui avaient plus de crédit qu’eux, les poursuivirent et les dispersèrent.
Ce qui reste de cette secte en Pologne, en Allemagne, en Hollande, se tient caché et tranquille. La secte a reparu en Angleterre avec plus de force et d’éclat. Le grand Newton et Locke l’embrassèrent; Samuel Clarke célèbre curé de Saint-James, auteur d’un si bon livre sur l’existence de Dieu, se déclara hautement arien; et ses disciples sont très nombreux. Il n’allait jamais à sa paroisse le jour qu’on y récitait le symbole de saint Athanase. On pourra voir dans le cours de cet ouvrage les subtilités que tous ces opiniâtres, plus philosophes que chrétiens, opposent à la pureté de la foi catholique.
Quoiqu’il y eût un grand troupeau d’ariens à Londres parmi les théologiens les grandes vérités mathématiques découvertes par Newton, et la sagesse métaphysique de Locke, ont plus occupé les esprits. Les disputes sur la consubstantialité ont paru très fades aux philosophes. Il est arrivé à Newton en Angleterre la même chose qu’à Corneille en France; on oublia Pertharite, Théodore, et son recueil de vers; on ne pensa qu’à Cinna. Newton fut regardé comme l’interprète de Dieu dans le calcul des fluxions, dans les lois de la gravitation, dans la nature de la lumière. Il fut porté à sa mort par les pairs et le chancelier du royaume près des tombeaux des rois, et plus révéré qu’eux. Servet, qui découvrit, dit-on, la circulation du sang, avait été brûlé à petit feu dans une petite ville des Allobroges, maîtrisée par un théologien de Picardie.
NOTE
1 – Un professeur de l’université de Paris, nommé Lebeau, qui a écrit l’Histoire du Bas-Empire, se garde bien de rapporter la lettre de Constantin telle qu’elle est, et telle que la rapporte le savant auteur du Dictionnaire des hérésies. « Ce bon prince, dit-il, animé d’une tendresse paternelle finissait en ces termes : Rendez-moi des jours sereins et des nuits tranquilles. » Il rapporte les compliments de Constantin aux évêques ; mais il devait aussi rapporter le reproche. L’épithète de bon prince convient à Titus, à Trajan, à Marc-Antonin, à Marc-Aurèle, et même à Julien le Philosophe, qui ne versa jamais que le sang des ennemis de l’empire en prodiguant le sien ; et non pas à Constantin, le plus ambitieux des hommes, le plus vain, le plus voluptueux, et en même temps le plus perfide et le plus sanguinaire. Ce n’est pas écrire l’histoire, c’est la défigurer.