BERCHTOLD-BEAUPRE Les Esséens




LES ESSÉENS

(Les Esséniens)

Dr. Berchtold-Beaupré


1859

Ndlr : texte rédigé avant la découverte des Manuscrits de la Mer Morte, 
à Qumrân, entre 1947 et 1956


Purs devant le Seigneur et purs devant les hommes  

C'était l'une des trois principales sectes juives qui, à la naissance de Jésus-Christ, s'étaient plus ou moins écartées de la pureté des dogmes de Moïse. Secte austère et incorruptible, présentant l'image de ce que la Société pourrait et devrait être encore de nos jours. On peut la comparer sous beaucoup de rapports à l'école italique.  

Philon et Joseph, qui en ont le plus parlé, ne précisent pas l'époque, où cette institution fut fondée. D'après le second de ces auteurs, elle subsistait déjà sous le grand prêtre Jonathas (450 ans avant J.-Ch.) et sa fondation remonterait bien plus haut. D'autres auteurs la font dériver de l'antique corporation des Khasidèens, chargés d'abord de la construction, puis de l'entretien, du service et de l'ornementation du temple. Il en est même qui prétendent que les Esséens étaient déjà connus depuis la sortie d'Egypte. « Voilà donc, dit Galiffe, une de ces traditions par lesquelles on a prétendu relier historiquement l'Ordre des Francs-Maçons au temple de Salomon et par là aux anciens mystères égyptiens ».  

La saine critique ne peut qu'indiquer ces conjectures, sans en retirer des conséquences positives. Elle ne trouve des données satisfaisantes sur l'origine des Esséens que dans le développement de la philosophie religieuse, judéo-alexandrine, vers le milieu du second siècle de l'ère chrétienne.  

La manie de vouloir donner à la Maçonnerie un cachet antique, peut seule attacher une grande importance à ces dates. Pour nous, il nous suffira de savoir que les Esséens formaient une Société d'élite, interprétaient la loi mosaïque dans le sens de la plus belle morale et, selon Clavel, admettaient des hommes de toutes les religions, bien que leurs monastères fussent en majeure partie composés de Juifs. Leur nom veut dire les guérissants. Les uns se bornaient à l'étude, à la théorie, à la contemplation, les autres à la pratique et à l'agriculture. Les premiers s'appelaient spécialement thérapeutes ou contemplatifs, et vivaient dans la solitude. Ils étudient, dit Philon, les saintes Ecritures, à leur manière, en philosophes, et les expliquent allégoriquement. Les uns et les autres fuient les grandes villes, qu'ils considèrent comme dés foyers de corruption. Ils font plus de cas de la morale que du dogme et professent un grand respect pour le législateur. Ils donnent aux écrits de Moïse un sens allégorique, comptant sur l'inspiration divine, qui seule peut en donner l'intelligence. Ils en ont composé un corps de doctrine modifié par la théosophie alexandrine. Dieu, disent-ils, est la lumière la plus pure et le soleil est son image. Avant le lever de cet astre, ils s'abstiennent de tout discours profane. Ils cherchent même à hâter son apparition par des prières traditionnelles. Ils méprisent la logique et la métaphysique comme des sciences inutiles à la vertu. Leur grande étude, c'est la morale. Ils s'occupent de la lecture des livres anciens et pratiquent la médecine. Leur aspect de la vie repose sur le fatalisme et ils n'attribuent rien au libre arbitre. Ils croient à l'immortalité de l'âme et considèrent le corps comme une enveloppe périssable. Ils admettent un lieu de récompense pour les bons, un lieu de châtiment, froid et obscur, pour les méchants. Ils observent le sabbath avec plus de rigueur encore que leurs coreligionnaires, mais ils rejettent leurs sacrifices sanglants, auxquels ils préfèrent certaines purifications. C'est l'âge qui règle les places à la synagogue.  

Communauté de biens, nourriture frugale, table commune, même vestiaire, uniformité de costume, consistant en une robe blanche, vacation assidue à la prière, à la méditation ; ablutions fréquentes pendant le jour ; tels sont les signes et les pratiques extérieures qui les distinguent des autres Juifs. Leur manière de vivre, dit Fleury, avait un grand rapport à celle des prophètes. Leurs dogmes, la plupart empruntés des Egyptiens, étaient voilés par des emblèmes et des paraboles.  

Ils prêchent l'amour de Dieu, de la vertu et des hommes. Ils la font consister dans une sainteté non interrompue pendant tout le cours de la vie, l'évitation du mensonge et du serment, dans la conviction que l'Etre divin est la source de tout bien et jamais du mal. L'amour de la vertu se manifeste par la sobriété et l'indifférence pour les richesses.  

Leur habillement et tout leur extérieur rappellent les enfants élevés avec sévérité ; car ils ne peuvent changer de vêtement et de chaussure que lorsqu'ils sont usés. Cette tempérance en fait vivre quelques-uns jusqu'à cent ans.  

Ils pratiquent la vertu par l'abstinence ; ils répudient les joies sensuelles, jusqu'à renoncer au mariage, craignant, dit Bergier, l'infidélité et les dissensions des femmes. Ils adoptent des enfants étrangers, susceptibles d'instruction, et les élèvent dans le but de l'ordre. Il en est pourtant qui se marient pour avoir des enfants.  

Ils pratiquent l'amour des hommes par la bienveillance, l'aumône et la compassion, même à l'égard des non Esséens. Mais ils professent surtout la communauté des biens, qu'ils ne peuvent assez vanter. Chez eux, point de propriétés personnelles ; car à teneur des statuts, chaque initié abandonne son avoir à l'Ordre ; point de maison particulière ; non seulement ils vivent ensemble, mais toute habitation est ouverte aux coreligionnaires venant de l'étranger. Les magasins et les provisions qu'ils contiennent appartiennent à tous également ; il en est de même des habits et de la nourriture. Ils font leurs repas en commun. On ne voit parmi eux ni indigence, ni pauvreté, ni luxe, chacun jouissant des mêmes biens que ses frères. Les malades incapables de contribuer du leur, n'en sont pas négligés pour cela : la communauté pourvoit à leur entretien.  

Ils se réunissent à jour et heure fixes, pour se préparer par l'abstinence et des ablutions symboliques, à la prière, qu'ils font tournés vers l'Orient, à l'étude de la morale et à la méditation des lois divines. Alors ils se ceignent les reins d'un tablier blanc.  

De dix Esséens assis ensemble, nul ne prenait la parole sans la permission des neuf autres et il fallait être cent pour prononcer un jugement valable dans une délibération.  

Le septième jour de la semaine, dit encore Philon, ils s'assemblent tous solennellement, s'asseyent, selon leur rang d'ancienneté dans l'association, avec toute la gravité de la bienséance, la main droite sur la poitrine, un peu au-dessous du menton et la gauche plus bas le long du côté. Alors un des plus habiles se lève, et leur fait un discours d'une voix grave. Ce qu'il leur dit, est raisonné et sage, sans ostentation d'éloquence.  

Chose remarquable pour le temps, les Thérapeutes n'étaient point servis par des esclaves. Ils eussent cru agir contre la loi de la nature, qui, disaient-ils, fait naître libres tous les hommes . 

Ils traitaient les maladies par des moyens soit naturels, soit sympathiques, ces derniers puisés dans de prétendus écrits de Salomon, qui contenaient des formules magiques et d'exorcisme. Les noms mystérieux des anges y jouent un grand rôle.  

Ils étudiaient la vertu des plantes et celle des minéraux. Ils prodiguent aux vieillards le respect et les soins les plus empressés, comme des enfants à leurs parents chéris. En général, jamais ils ne manquent à la pratique de la vertu. Ils expriment leur indignation avec justice, ne s'irritent qu'avec modération, cherchent toujours la paix ; chacune de leurs paroles a plus de valeur qu'un serment ; ils ne jurent jamais, car pour eux un jurement est un parjure. Ils méprisent les dangers, supportent stoïquement la douleur et, loin de craindre la mort, lorsqu'elle s'approche d'eux par une voie honorable, ils la préfèrent à la vie. Ils en donnèrent des preuves dans la guerre contre les Romains. En un mot, ils méprisent les tourments et la mort, et ne veulent obéir qu'à leurs anciens. On les a considérés comme le type des premiers chrétiens, surtout les Thérapeutes.  

Nous avons déjà dit que quelques-uns se vouent à l'agriculture. D'autres exercent des industries inoffensives, utiles à eux et au prochain. Mais ils n'amassent ni or ni argent, n'achètent pas de vastes campagnes, pour en tirer de gros profits. Ils ne cherchent qu'à pourvoir aux besoins de la vie. Ils ne confectionnent ni flèches, ni lances, ni glaives, ni casques, ni cuirasses, ni boucliers, ni armure quelconque. Ils ne se vouent ni au commerce, ni à la profession d'aubergiste, ni à la marine, ni à rien de ce qui peut tenter la cupidité. Ils ne possèdent pas un seul esclave, tous étant libres et travaillant les uns pour les autres. Des Economes administrent la fortune commune, et dans chaque localité, il existe un curateur pour les étrangers, chargé de pourvoir à leurs besoins. En se mettant en voyage, ils ne prennent avec eux que les armes nécessaires, pour se défendre contre les brigands.  

On n'entre dans l'Ordre qu'après un noviciat de trois ans, après lequel l'aspirant, décoré du tablier et du marteau, passe au grade d'approchant, puis à celui d'initié. Il y a des grades intermédiaires, dont chacun a ses mystères. Avant de s'asseoir à la table commune, le nouvel initié prête un serment redoutable, d'honorer Dieu pieusement, d'observer la justice à l'égard des hommes, de ne nuire à personne de propos délibéré, en reçût-on l'ordre, d'être fidèle surtout à ses supérieurs, nul ne l'étant que par la volonté de Dieu ; et, au cas où l'on parviendrait au commandement, de ne jamais s'enorgueillir ni chercher à se distinguer des inférieurs par le costume ou des ornements, de toujours aimer la vérité, de réfuter le mensonge, de ne se souiller ni par le vol, ni par un lucre indigne, de ne rien cacher aux coreligionnaires et de ne rien révéler aux profanes, de communiquer la doctrine aux adeptes sans alliage, de garder les livres de la secte et les noms des anges. Celui qui se rend coupable d'un grand crime, est excommunié, etcomme le serment prêté défend de recevoir de la nourriture de profanes, il meurt de faim. C'est pour cela qu'on en réhabilite plusieurs.  

Persuadés que pour servir Dieu, il suffit de mener une vie austère et mortifiée, ils se contentent d'envoyer leurs offrandes au temple de Jérusalem, sans y sacrifier eux-mêmes.  

Le nombre des Esséens, au temps de Joseph et de Philon, s'élevait à plus de 4.000. Il y en avait encore du temps de Pline.  

Cette secte a été trop supérieure au vulgaire pour n avoir pas eu des détracteurs.  

On est tenté d'admettre que St. Jean-Baptiste, le Christ et Philon étaient Esséens.  

L'estime, dont jouissaient les Esséens, était si grande, que la plupart des Juifs leur confiaient l'éducation de leurs enfants. Ils habitaient des espèces de monastères appelés Semnées et étaient partagés en quatre classes, qui se reconnaissaient à des signes particuliers.  

Quand en 1822 j'exerçais la médecine en Podolie, je trouvai des Esséens à Nowy Constantynow, graves, probes, vêtus de blanc, tels enfin qu'ils devaient être, il y a deux mille ans.  

Mais on pourrait adresser aux Esséens les questions que M. A. Constant pose au Dr Orobio. On pourrait leur dire : Etes-vous bien sûrs que votre religion est une croyance-mère, qui concilie pour jamais la raison avec la foi ? Le dogme de Moïse est-il aussi simple que vous croyez et ne cache-t-il ni absurdités ni mystères ? Etes-vous sûrs du moins d'en pénétrer toute la profondeur ? Quel est donc ce Schéma incommunicable et indicible, qui est la clé de voûte de votre sanctuaire ? Que veulent dire ces vases étranges, ces lampes bizarres, ces monstrueuses figures de chérubins ou de sphinx, à corps de taureaux et à têtes aquilines ou humaines ? Quelle philosophie se cache sous la légende génésiaque ? Qu'est-ce donc que cette femme attirée vers un arbre par les séductions d'un serpent ? Les hiéroglyphes de l'Egypte et les peintures symboliques de l'Inde ne nous en apprendront-ils pas quelque chose ? Le prophète du Sinaï n'était-il pas un initié de Memphis ? Et si, par hasard, votre suprême docteur n'était qu'un transfuge des anciens temples et un sectaire détaché d'une antique et primitive religion universelle, que deviendraient votre Schemang, vos Théphilim, votre Mésousah et votre Schéma ? Que deviendrait surtout votre signe prétendu sacré, votre déplorable et sanglante circoncision ?  

Quoi qu'il en soit, abstraction faite de ces formules mystiques, il serait à désirer que tout homme pratiquât la morale des Esséens.


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