HISTOIRE DES ROSE-CROIX
SEDIR (Yvon Le Loup)
CHAPITRE PREMIER
LA ROSE-CROIX
La Rose-Croix est l'une des manifestations de la Providence de Dieu.
Un même principe régit le cosmos, les individus et les collectivités. Dieu a donné au grand Tout des règles et des lois et, aux êtres qui peuplent l'univers, Il a donné le libre arbitre. Lorsqu'une de ces lois est enfreinte, un régulateur vient alors, porteur non pas d'un jugement mais d'une espérance ; sa fonction est de rétablir l'équilibre. Tel est le rôle des comètes.
Celles-ci suivent dans l'espace un circuit déterminé. Elles ne reviennent jamais par le même chemin. Quand l'une a accompli sa mission, elle disparaît, et une autre vient, qui reprend le chemin au point où la première l'avait laissé.
Voici maintenant l'origine des races humaines.
A un moment donné Dieu a envoyé une partie des anges dans le Créé pour y acquérir la connaissance. Cette descente dans le relatif, certaines théologies l'appellent la chute. Mais il n'y a pas eu de chute, au sens éthique du mot. La seule chute, c'est lorsque nous commettons une faute.
Toutefois il est bien certain que les créatures lancées dans le relatif seraient dans l'impossibilité de remonter vers l'Absolu - ce qui est la raison d'être et le but de leur existence - si le Père ne leur donnait tout ce qui leur est nécessaire pour gravir ce « chemin du retour ».
Les chemins sont ce qu'il y a de fixe ici-bas et dans tous les mondes. Chaque famille d'êtres a son chemin et tous les membres d'une famille suivent le même chemin. Toute créature a son propre chemin à parcourir, et celui-ci est différent pour chacun.
L'astronome belge Ch. Lagrange (1), reprenant les travaux entrepris dans la première moitié du XIXe siècle par le major Brück, a recherché, par des moyens scientifiques, les « lois constituant un lien défini entre la vie de l'humanité et l'organisme physique du globe » (2). Il a établi « que le mouvement historique est réglé sur un canevas mathématique, défini et déterminé jusque dans ses moindres détails » (2) et il déclare : « Les positions des centres d'action, tels Londres, Jérusalem, Rome, les lieux de naissance et d'action des hommes célèbres, missionnaires de l'humanité, rien de tout cela n'est arbitraire ; tout cela est choisi et déterminé d'une manière mathématique. II y a une géométrie et une cinématique historique » (2). « Toute cette dispensation est écrite d'une manière géométrique sur la surface de la terre par la disposition des lieux historiques » (3).
Mais ceci n'est qu'une infime partie de la réalité. Et celle-ci est telle que l'on ne peut qu'à peine l'indiquer. En effet, sont disposées, suivant des lignes orientées d'Est en Ouest et à des points déterminés dès l'origine de la formation de la terre et de l'homme, toutes les manifestations de la vie des êtres dans leur évolution individuelle et dans leur développement spatial : religions, philosophies, sciences, esthétique, art militaire, thérapeutique, législation, sociologie, événements, etc.
Une semblable providence règle la vie de tous les mondes. De sorte que, comme le dit Lagrange, « l'univers tout entier n'est lui-même qu'un signe, une écriture des vérités de l'ordre spirituel » (4).
Mais le Père n'a pas seulement organisé à l'avance le cadre où se déroulerait la vie des créatures ; Il a encore voulu qu'à chaque race qui vient dans le monde la parole de Dieu soit annoncée par un envoyé spécial, sous la forme qui conviendrait le mieux à sa mentalité et à ses conditions d'existence. II est, en effet, depuis la création du monde, un centre où brille, dans sa pureté originelle, la véritable Lumière. Et c'est ainsi que cette parole non écrite, les messagers de Dieu la transmettent siècle après siècle aux créatures jusqu'à ce que celles-ci soient retournées à leur état primitif.
***
De quelle nature est cette Tradition ?
À cette question les théoriciens modernes donnent deux réponses opposées. Pour les uns, cette tradition est purement métaphysique ; pour les autres - dont nous sommes -, cette tradition est mystique.
Parmi les tenants de la thèse métaphysique, René Guénon occupe, dans notre monde occidental, une place de premier plan. Les nombreux ouvrages qu'il a publiés sur ces sujets sont très savants, mais d'une netteté, d'une précision, d'une objectivité dignes d'éloges ; ils sont d'une utilité primordiale pour les penseurs contemporains dont la subtilité intellectuelle risquerait souvent de s'égarer en se renseignant, par le moyen des vulgarisations courantes, parfois hâtives et fort peu objectives, sur la métaphysique - laquelle, à l'inverse de ce qui se passe en Occident, est toujours en Orient l'objet d'une connaissance effective.
R. Guénon a résumé les idées directrices de ses grands ouvrages dans une conférence sur La Métaphysique orientale, remarquablement pertinente à la fois et claire, qu'il donna a la Sorbonne en 1925, et dont voici la thèse:
La métaphysique est la connaissance par excellence. Ce n'est pas une connaissance naturelle, ni quant à son objet ni quant aux facultés par lesquelles elle est obtenue. Notamment, elle n'a rien à voir avec le domaine scientifique et rationnel. Il ne s'agit pas d'opérer des abstractions, mais de prendre une connaissance directe des principes éternels et immuables.
La métaphysique n'est pas une connaissance humaine. Ce n'est donc pas en tant qu'homme que l'homme peut y parvenir ; c'est par la prise en conscience effective des états supra-individuels. L'identification par la connaissance - selon l'axiome d'Aristote : Un être est tout ce qu'il connaît - est le principe même de la réalisation métaphysique.
Le moyen le plus important est la concentration. La réalisation consiste d'abord dans le développement indéfini de toutes les possibilités virtuellement contenues dans l'individu ; ensuite dans le dépassement définitif du monde des formes jusqu'au degré d'universalité qui est celui de l'être pur.
Le but dernier de la réalisation métaphysique est l'état absolument inconditionné, affranchi de toute limitation. L'être délivré est alors vraiment en possession de la plénitude de ses possibilités. C'est l'union avec le Principe suprême.
La véritable métaphysique ne peut être déterminée dans le temps : elle est éternelle. C'est un ordre de connaissance réservé à une élite.
***
On voit, par ce trop court résumé, avec quelle aisance R. Guénon nous guide sur le chemin déconcertant pour nous, Occidentaux, de la méditation extrême-orientale. L'étudiant lira également avec intérêt les nombreux passages où, dans ses autres écrits, l'auteur indique des analogies très suggestives entre la doctrine d'un Sankaratcharya par exemple, et les autres traditions ésotériques : le taoïsme, le soufisme, l'hermétisme, la Kabbale, la théologie catholique, l'Evangile.
J'ajouterai toutefois quelques réflexions.
Dans l'un de ses ouvrages les plus connus (1) R. Guénon met en garde, avec raison, contre la manie du système. En effet, tout système est une particularisation, donc une cause d'erreur. En connaissance, en « gnose », tout est possible, et tout contient une certaine part de vérité. Mais rien ne contient la somme de toutes les vérités. Ajoutons que cette somme abstraite ne constitue pas elle-même la Vérité totale, qui la dépassera toujours. Cette absence de systématisation est, pour R. Guénon, le caractère même de la métaphysique, surtout de la métaphysique indoue. Je dirai qu'elle est encore bien plus profondément le caractère même de la Connaissance intuitive et directe que le Saint-Esprit accorde au disciple parfait du Christ.
De plus, il est entendu que la Connaissance intuitive, la seule universelle, dépasse la connaissance discursive, rationnelle, mentale, cette dernière étant constituée par la totalisation du plus grand nombre possible de connaissances particulières et par leur synthèse. II est entendu, d'autre part, que le langage, quelles que soient la richesse et la précision d'idiomes comme le sanscrit et telles autres langues orientales, il est entendu que le langage décrit surtout les expériences de la conscience ordinaire, et que, dès que l'on passe dans ces régions supramentales que les Européens nomment l'inconscient, mais qui, en réalité, sont des consciences plus subtiles, les langages humains perdent de leur précision, surtout lorsqu'on leur demande d'exprimer des états de conscience inconnus du lecteur. Comment donc quelqu'un peut-il affirmer, par exemple, que le Wang taoïste est l'Adam Qadmon hébraïque ; que le Rouach Elohim est assimilable à Hamsa - inutile de multiplier ces analogies - ; comment, dis-je. peut-on affirmer de telles égalités si l'on n'a pas expérimenté personnellement l'état de vie nommé Wang, Adam Qadmon, Hamsa ou Rouach ? Car l'idée théorique que l'on se fait d'une chose n'est pas toujours exacte ; l'expérience quotidienne nous l'apprend.
De telles hardiesses, pour sincères qu'elles soient et consciencieuses, sont engendrées, à mon avis, par une foi préalable en la supériorité des spéculations intellectuelles. Certes, la vraie métaphysique, celle à laquelle R. Guénon dédie ses travaux, est le plus beau, le plus pur des regards que la pensée puisse jeter sur l'univers de l'Abstrait. Mais son culte exclusif mène nécessairement au dégoût de la vie et de l'action. Voilà justement, s'écriera M. Guénon, où les Européens montrent qu'ils ne sont que des enfants turbulents, et il sourira de nous du même sourire que le sage Lao-Tseu, les vénérables Rishis, et tous les Mounis, et tous les Jivanmuktis laissent tomber avec indulgence sur les bruyants barbares d'Occident.
Si le but de la vie n'est que de connaître, s'il suffit de penser pour remplir notre labeur humain, si rien n'existe que des états de conscience, rien n'a plus grande importance et la seule besogne digne de nous, c'est de laisser tomber toute créature, tout désir, toute oeuvre, pour nous réfugier dans une conscience de nous-mêmes de plus en plus abstraite, de plus en plus générale, de plus en plus immobile. C'est un programme austère et beau, sans doute ; mais il n'est réalisable que pour ces êtres qui ne sont qu'intelligence. Et puis, toutes les manifestations existantes de l'Absolu ne sont pas pour qu'on s'en détourne ; les abandonner parce qu'elles nous embarrassent, comme fait le yogi ou l'arhat, ce n'est pas généreux, ni chrétien. Il est vrai que le caractère sentimental du christianisme appelle le sourire sur les lèvres désabusées de ces sages.
A mon avis, la réalisation progressive des commandements de l'Evangile opère dans notre être une spiritualisation lente, au cours de laquelle notre inconscient perçoit plus nettement la Lumière, et notre intellect, notre cerveau, notre corps même deviennent de plus en plus perméables à cette Lumière, le savoir croissant ainsi spontanément en nous, au fur et à mesure de nos perfectionnements dans l'action, par des triomphes renouvelés sur l'égoïsme.
Les Orientaux cherchent la délivrance ; les chrétiens cherchent le salut, La délivrance, c'est la conquête de l'indépendance des lois, des formes et des appétits, Le salut, c'est, pour la foule, la prolongation dans le bonheur de l'individualité terrestre, Ce devrait être, si tous les chrétiens comprenaient bien leur Maitre, la transmigration de l'individu total dans le Royaume éternel. Les Orientaux veulent conquérir la délivrance en se réfugiant dans le point abstrait, origine de toutes les formes spatiales. Les chrétiens s'efforcent de se rendre capables de recevoir la Liberté par le baptême de l'Esprit. Les deux indépendances sont aux antipodes l'une de l'autre.
R. Guénon stigmatise « l'ignorance des néo-spiritualistes, qui localisent les modalités extra-corporelles de l'individu et qui situent les états posthumes quelque part dans l'espace ». Cela signifie, en langage simple, que l'enfer, le purgatoire, le paradis ne sont pas des lieux, comme le croient les puérils Occidentaux, mais des états. Cependant, chrétiens simplistes et métaphysiciens ont tous raison. De même que toute créature est à la fois un individu, une collectivité et un milieu, les modes de l'existence universelle sont à la fois des lieux, des états et des faits instantanés. M. Guénon admet que Hénoch, Moïse, Elie ont vu disparaître leur forme corporelle « passée tout entière soit à l'état subtil, soit à l'état non manifesté ». Les atomes du corps de Moïse, dissociés par un agent inconnu, n'ont pas pu tomber dans le néant ; ils ont été transmués, mais quelque part, dans un autre espace peut-être. Les phases de la délivrance ne seraient donc pas toujours des états métaphysiques ; elles se localiseraient donc ? Et, si l'existence du Délivré « passe hors de toute forme, est dilatée au delà de toute limite, parce qu'il a réalisé la plénitude de ses possibilités », comment concilier cette conclusion avec la précédente ? Car, si le Délivré vit par-delà toute forme, toute mesure et toute durée, tous les non délivrés vivent dans des formes, des mesures et des durées. Or ce sont ces derniers qui expérimentent les purgatoires, les paradis de l'ascèse, ou les enfers de l'abrutissement.
Le Délivré est "affranchi des conditions de l'existence individuelle humaine, ainsi que de toutes autres conditions particulières et limitatives... Il est une conscience omniprésente... manifestant des facultés transcendantes" . Faut-il entendre que ce Délivré ne sent plus la faim, la soif, ni le sommeil, qu'il lit les pensées, bref, que les voiles de la matière n'existent plus pour lui et qu'il commande en semant les miracles ? Nous voilà bien loin de la métaphysique. Notre auteur prend soin de nous informer, avec juste raison, que de tels résultats sont "partiels, secondaires et contingents ;... ce sont des moyens" . L'Union, la vraie Délivrance, se trouve au delà de l'Etre, dans le non conditionné, et s'acquiert par la fixation constante de la pensée sur cet Inconditionné. Les rites, les pratiques ésotériques n'étant que des auxiliaires non indispensables. Mais il suit de là que le chrétien qui sert le Verbe par une obéissance constante et un amour sans défaillance ne peut pas monter plus haut que le Verbe : l'Etre existant par lui-même. Tandis que le métaphysicien, pour lequel au-dessus du Verbe siège encore le Principe Suprème, non manifesté, tient son ascèse pour plus sublime ; pour lui, l'action ne peut pas conduire au Non manifesté, seule la Connaissance y mène.
En somme, la connaissance nous conduit, de formes grossières en formes subtiles, à l'abstrait métaphysique. L'action nous conduit, d'existences cupides en existences rayonnantes, à la vie éternelle, je préfère ce second chemin. Et puis, on m'excusera de le redire encore, l'inconvénient des conclusions théoriques reste de ne pouvoir juger les choses lointaines que par induction en quelque sorte. Sans doute, un Cuvier reconstituera sur un os toute la physionomie de quelque animal antédiluvien ; mais les images du Muséum peuvent-elles donner la même notion vive que la vue de cet animal donnait autrefois à nos ancêtres des cavernes ? Ainsi, je prétends qu'il est téméraire de dire que l'Ananda indoue, le Vide taoïste, le Nirvâna bouddhiste, la Sekinah musulmane, la Shekinah juive, la Pax profunda rosicrucienne, la Lumière de Gloire chrétienne soient la même chose. Pour promulguer cette affirmation, il faudrait avoir suivi successivement jusqu'au bout chacune des écoles précitées et en avoir ensuite comparé les fruits.
En somme, n'attendons de chaque méthode que ce qu'elle peut donner. La méditation, l'action, la dévotion offrent aux différents types de chercheurs leurs ressources propres; mais elles ne s'équivalent point, ni ne conduisent au même sommet. Et, au surplus, rien ne remplace l'amour du prochain.
***
Ainsi l'humanité, depuis le jour, lointain dans le temps, où Dieu l'a envoyée dans le monde, marche de tâtonnements en tâtonnements vers la Maison du Père. Individuellement et collectivement les hommes ont reçu dans leur passé millénaire un rayon de la véritable Lumière. Mais la terre est constitutionnellement incapable de conserver longtemps sans le déformer le don que Dieu lui a fait ; l'homme a le pouvoir de s'écarter du chemin qui lui a été tracé. Alors la Miséricorde envoie des êtres qui apportent un espoir ou un exemple, qui viennent jouer auprès des créatures le rôle que remplissent les comètes dans le cosmos.
Telle est la fonction des sociétés secrètes ; telle est la mission des messagers de l'Absolu, notamment des Rose-Croix.
Avant d'aborder l'étude des Rose-Croix, disons quelques mots des sociétés secrètes.
A toute époque, au-dedans ou en dehors des courants de pensée officiellement reconnus, ont existé des sociétés secrètes. CeIles-ci sont des manifestations, en principe momentanées, des gardiens inconnus de la Tradition primordiale, Wronski, dans son Messianisme, expose comme suit les buts de ce qu'il appelle les « associations mystiques » :
1 ° Participer à la marche de la Création en limitant, matérialisant, ou incarnant, si l'on ose dire, la réalité absolue par l'exercice des sentiments et des actes surnaturels ;
2° participer en particulier sur la terre à cette marche de la Création, en dirigeant les destinées de notre planète, tant religieuses et politiques qu'économiques et intellectuelles.
Et il ajoute:
« Ne pouvant pratiquer ni discuter publiquement les efforts surnaturels que fait l'association mystique pour prendre part à la Création, parce que, pour le moins, le public en rirait ; ne pouvant non plus diriger ouvertement les destinées terrestres, parce que les moyen des sociétés secrètes. Ainsi, comme on le conçoit actuellement, c'est dans la scène du mysticisme que naissent toutes les sociétés secrètes qui ont existé et existent encore sur notre globe, et qui, toutes, mues par de tels ressorts mystérieux, ont dominé et continuent encore, malgré les gouvernements, à dominer le monde.
» Ces sociétés secrètes, créées à mesure qu'on en a besoin, sont détachées, par bandes distinctes et opposées en apparence, professant respectivement et tour à tour les opinions du jour les plus contraires, pour diriger séparément et avec confiance tous les partis politiques, religieux, économiques et littéraires, et elles sont rattachées, pour y recevoir une direction commune, à un centre inconnu où est caché le ressort puissant qui cherche ainsi à mouvoir, invisiblement, tous les sceptres de la terre ».
Enfin, pour ne rien oublier, rappelons que ce n'est pas seulement parmi les intelligences d'une capacité supérieure que les sociétés secrètes se recrutent; au contraire, la grande masse de leurs adhérents vient d'en bas, des couches profondes. La foule de ceux qui peinent pour un salaire dérisoire, des serviteurs que la nécessité soumet à des humiliations constantes, de ceux dont l'exaltation sentimentale est brutalement rabaissée à chaque pas qu'ils font dans la vie, tous essaient d'échapper à leurs douleurs ou bien par l'abrutissement volontaire, ou par la résignation que leur procurent les secours de la religion ou enfin par cette espérance de l'Impossible, par cette intuition de l'Au-delà, secret mobile de tous ceux qui s'adonnent à l'étude des sciences occultes.
Dans ce dernier cas, ils ont choisi une route encore plus dure. Ils oublieront leurs premières souffrances en se vouant à d'autres et plus cuisantes douleurs. Car le voile qui sépare l'Occulte du Patent se lève sur deux abimes : celui de la Lumière et celui des Ténèbres. La plupart du temps, c'est dans ce dernier que les malheureux dont nous parlons seront précipités ; car les premiers hiérophantes que l'on rencontre sur la route du Temple sont des êtres de volonté, dont l'exaltation personnelle fait toute la force : ils apprendront à leurs disciples à gouverner quelques parties du moi physique ; ils les inclineront à prendre les forces de l'égoïsme et quelquefois même celles de la passion pour les rayonnements d'une pensée soi-disant libre.
Souvenons-nous que l'action de la société secrète est liée au rattachement de ses membres à l'invisible et que dans l'invisible se déroule une bataille perpétuelle entre les soldats du Christ et ceux de l'Adversaire. Les événements de l'histoire mystique sont le résultat matériel des incidents de cette lutte. Il suit de là qu'à la porte de tous les appartements du Temple il y a des corrupteurs à l'affût des arrivants, et qui font tous leurs efforts pour les jeter dans la voie de gauche, par la séduction ou par la violence. Or, comme les soldats du mal sont puissants dans le royaume de l'ombre, et que les rites des sociétés secrétes s'appuient forcément sur la lumière noire, ainsi que toute magie cérémonielle, l'esprit du Christ s'est retiré peu à peu des caractères, des invocations et des pentacles. Aujourd'hui, les sociétés secrètes sont, quoi qu'en disent leurs chefs, dans la période de vieillesse, tout au moins dans nos pays ; les peuples sont lentement transformés dans leurs organismes collectifs et deviennent peu à peu capables d'établir au grand jour dans leur conscience des communications avec l'Invisible. Ces développements sont destinés à s'accroître sans cesse jusqu'à l'aurore bénie où le nom du Père sera sanctifié sur la terre comme au ciel.
(1) L'Homme et son Devenir, selon le Védânta, Paris (Bossard), 1925.
CHAPITRE II
LES ROSE-CROIX
Il est des êtres assoiffés d'amour et de sacrifice qui, après des siècles et des siècles de luttes et de travaux, parvenus au sommet de la Science et du Pouvoir, réintégrés mystiquement dans la splendeur première de leur condition d'hommes, ne peuvent supporter le spectacle douloureux de leurs frères encore perdus dans les attraits de la passion et de l'ignorance. Ceux-là demandent à être renvoyés dans le Créé et à partager à nouveau ses douleurs et ses tentations. Ce sont les missionnés, les apôtres, les mystiques purs, les véritables Rose-Croix. Ruysbroeck l'Admirable les appelle les enfants secrets du Seigneur (1). Leur doctrine est indicible, car ils professent qu on ne peut rien savoir sans être auparavant convaincu de son ignorance absolue. Leur livre, c'est l'EvangiIe. Leur pratique, c'est l'imitation de Jésus-Christ.
Cette théorie et cette pratique paraissent simples. II n'en est pas cependant de plus haute à concevoir ni de plus difficile à exécuter. Les plus abstruses spéculations des métaphysiciens indous ou les austérités les plus effrayantes de leurs yogis disparaissent devant la terrible profondeur des maximes et des enseignements évangéliques. Mais ceux-là seuls peuvent les comprendre qui ont déjà dépassé, dans le travail et la souffrance, les extrêmes limites de la nature humaine.
Parler des Rose-Croix est chose à peu près impossible (2). Ils forment un organisme invisible (3). Ne se sont-ils pas donné à eux-mêmes le qualificatif d'« invisibles » ? Chevaliers de l'Esprit, ils ne relèvent que de l'Esprit, ils ne peuvent être connus que par l'Esprit. L'Esprit les libère de toute limitation, les élève au-dessus de toute contingence. Il les nourrit, les inspire, les réconforte, II les ressuscite après chacune des morts innombrables qui constituent l'existence dans le relatif des apôtres de Dieu et de Son Christ. Vivant de l'Absolu, ils vivent dans l'Absolu.
Ils nous font comprendre eux-mêmes le mystère de leur union spirituelle les uns avec les autres au travers du temps et de l'espace, leur union spirituelle aussi avec leurs pairs et leurs émules (4), disciples du même Maître, voués au même apostolat. Selon que le Christ a dit à Ses disciples : « Où je suis, vous y serez aussi ».
Mais, de même que l'homme ne peut saisir la divinité que dans sa manifestation, de même les hommes ne peuvent saisir les Rose-Croix, messagers de Dieu, que dans leurs manifestations.
« C'est toujours dans une période critique qu'on entend parler d'eux. Ils arrivent à l'heure et dans le pays où une forme sociale, ayant atteint sa complète réalisation, tend déjà à s'altérer ; lorsque les efforts lents et continus de l'esprit humain, au lieu de converger, comme ils l'avaient fait jusque-là, vers la constitution et l'affermissement d'un organisme social, d'un dogme religieux, d'une synthèse scientifique, commencent à diverger et ébranlent l'édifice construit par les générations précédentes » (5).
Leur nom est celui de leur fonction.
Ils peuvent, s'ils le veulent, être invisibles aux hommes et inconnus ; s'ils le veulent, ils peuvent vivre au milieu d'eux et comme eux ; ils sont libres ; mais de toute façon ils sont présents à ceux qu'ils viennent secourir. Ils adoptent les coutumes des pays où ils se trouvent. Et, en effet, ils peuvent vivre au milieu des hommes sans risquer d'être identifiés ; seuls, leurs pairs les reconnaissent à une certaine lumière intérieure. Le Christ l'a dit : « Le monde ne vous connaît pas ».
C'est pourquoi aussi, lorsqu'ils changent de pays, ils changent de nom (5). Its peuvent s'adapter à toutes les conditions, à toutes les circonstances, parler à chacun sa langue.
Ils font en sorte que ce qu'ils ont à dire au monde soit dit. Ceux qui écrivent ou parlent en leur nom expriment aussi fidèlement qu'ils le peuvent les pensées, les inspirations qui leur sont transmises par la voie spirituelle,
De même, ces hérauts de l'Absolu n'inspirent pas plus leurs apologistes qu'ils ne se préoccupent de réfuter leurs détracteurs. Ceux-ci comme ceux-là se comportent selon qu'ils en sont capables à l'égard de la lumière qu'ils ont devant eux.
« Étrangers et voyageurs sur la terre » (6), ne désirant rien au monde, ni la beauté ni la gloire, rien que de faire la volonté de Dieu, ils vont portant les fardeaux des faibles, réchauffant les tièdes, rétablissant partout l'harmonie. Ils passent, et le désert devient une prairie : ils parlent et les coeurs s'ouvrent à l'appel du divin Pasteur. Ils préparent le chemin à Celui qui doit venir.
Mais qui connaîtra les fatigues, qui dénombrera les martyres toujours inconnus qu'acceptent, dans leur immense amour, ces bergers du Père, pour ramener les brebis indociles que nous sommes ? Le grand Cagliostro le dit en ces termes pathétiques : « je viens vers le Nord, vers la brume et le froid, abandonnant partout à mon passage quelques parcelles de moi-même, me dépensant, me diminuant à chaque station, mais vous laissant un peu de clarté, un peu de chaleur, un peu de force, jusqu'à ce que je sois enfin arrêté et fixé définitivement au terme de ma carrière, à l'heure où la rose fleurira sur la croix » (6).
Ainsi ils ont passé, insaisissables, au milieu des hommes, pour les éclairer et les mener vers la Vie. Ils sont venus pour faire ressouvenir les créatures des paroles prononcées dans les siècles révolus, pour réveiller en elles l'écho, qui s'était tu, des voix qui autrefois avaient vibré à leurs coeurs. lls sont venus travailler à la rénovation spirituelle, à l'obtention, par des efforts quotidiens, de cette lumière qui illumine tout homme venant au monde et que nous repoussons, que nous obscurcissons par nos désirs égoïstes. Là, ont-ils dit, est l'unique voie de la régénération individuelle, de la rédemption collective.
L'initiation chrétienne, en effet, n'a pas pour but, comme les initiations extrême-orientales à orientation métaphysique, d'atteindre un degré supérieur du Savoir ; son but est la Vie. Or la Vie est Amour et la pensée est l'image inversée de la Vie. L'amour est le seul véritable interprète de la Vérité ; l'amour est la sagesse suprême, selon qu'il est écrit : « Celui qui aime Dieu, c'est celui-là qui connait Dieu » (7).
L'organisation intérieure de la Fraternité n'a pas été révélée, ni ses secrets. Ceux-ci portaient, extérieurement, sur la transmutation des métaux, l'art de prolonger la vie, la découverte des choses encore cachées. Mais les Rose-Croix se donnaient pour des magiciens afin de masquer leur véritable pensée, leur objectif primordial : la réforme du monde, dont ils étaient les agents prédestinés. Et c'est ce qui, par-dessus tout, frappe le lecteur des écrits rosicruciens. Plus que les procédés qu'ils présentent pour obtenir la pierre philosophale ou l'élixir de longue vie, plus que la méthode qu'ils préconisent pour parvenir à telle formule du savoir, les Rose-Croix ont apporté aux Européens du XVIIe siècle ruinés par les guerres, écartelés entre le catholicisme et le protestantisme, désagrégés dans leur mental par l'esprit de critique, des paroles de concorde et d'apaisement. Au milieu de l'égoïsme universel ils ont rappelé aux hommes qu'ils sont frères, fils du même Père ; au milieu de l'anarchie montante ils ont parlé du Libérateur, ils ont redit que le Christ est descendu pour réduire toutes les diversités en une stabilité d'équilibre et qu'Il reviendra pour rassembler en un seul corps Ses serviteurs dispersés.
Voilà le message apporté au monde par les Rose-Croix.
ELIAS ARTISTA
La Rose-Croix essentielle existe depuis qu'il y a des hommes sur la terre.
En dehors du soleil jaune qui nous éclaire, il y a six autres soleils encore invisibles qui font vivre la terre. Notre soleil jaune est préposé à l'assimilation des fonctions vitales. Un autre soleil, le soleil rouge, a pour office la construction des corps terrestres ; il régit la morphologie, les affinités physiques, chimiques, intellectuelles, sociales. Ce soleil rouge est la résidence de l'être que Paracelse, le premier ici-bas, a nommé Elias Artista.
Elias Artista est l'ange de la Rose-Croix. Nul ne peut savoir qui il est, même celui sur lequel il repose. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il est une force attractive, harmonisante et qu'il tend à réunir les individus en un seul corps homogène.
Voici comment s'exprime Stanislas de Guaita :
« Elie Artiste est infaillible, immortel, inaccessible, par surcroit, aux imperfections comme aux souillures et aux ridicules des hommes de chair qui s'offrent à le manifester. Esprit de lumière et de progrès, il s'incarne dans les êtres de bonne volonté qui l'évoquent. Ceux-ci viennent-ils à trébucher sur la voie, déjà l'artiste Elie n'est plus en eux.
» Faire mentir ce verbe supérieur est chose impossible, encore que l'on puisse mentir en son nom. Car tôt ou tard il trouve un organe digne de lui (ne fût-ce qu'une minute), une bouche fidèle et loyale (ne fût-ce que le temps de prononcer une parole).
» Par cet organe d'élection, ou par cette bouche de rencontre qu'importe ? - sa voix se fait entendre, puissante et vibrant de cette autorité sereine et décisive que prête au verbe humain l'inspiration d'En Haut. Ainsi sont démentis sur la terre ceux-là que sa justice avait condamnés dans l'abstrait.
» Gardons-nous de fausser l'esprit traditionnel de l'Ordre réprouvés là-haut sur l'heure même, tôt ou tard nous serions reniés ici-bas du mystérieux démiurge que l'Ordre salue de ce nom: Elias Artista.
» II n'est pas la Lumière ; mais, comme saint Jean-Baptiste, sa mission est de rendre témoignage à la Lumière de gloire, qui doit rayonner d'un nouveau ciel sur une terre rajeunie. Qu'il se manifeste par des conseils de force et qu'il déblaie la pyramide des saintes traditions, défigurée par ces couches hétéroclites de détritus et de plâtras que vingt siècles ont accumulées sur elle ! Et qu'enfin, par lui, les voies soient ouvertes à l'avènement du Christ glorieux, dans le nimbe majeur de qui s'évanouira - son oeuvre étant accomplie - le précurseur des temps à venir, l'expression humaine du saint Paraclet, le daïmon de la science et de la liberté, de la sagesse et de la justice intégrales : Elie Artiste ! » (7).
D'autre part, si nous voulons regarder vers le sacerdoce de Melkisédèk, dont le sacrifice est la préfiguration de l'Eucharistie, nous aurons à nous souvenir que les prêtres "selon l'ordre de Melkisédèk" constituent non pas un ordre social, mais un sacerdoce dont le sacrement, représenté par le pain et le vin, est le sacrifice de soi-même au prochain, pour l'amour de Jésus-Christ et par l'union avec Lui.
A notre avis, Elias Artista est une adaptation de l'Elie biblique, qui doit revenir à la fin des temps, avec Hénoch, pour remplir leur rôle de témoins dans le binaire universel. Il serait prématuré de dire qui fut Elias Artista, ou qui il sera. Tout ce qu'il est utile de savoir, c'est que ce nom désigne une forme de l'Esprit d'intelligence.
C'est ce qu'entendaient les Rose-Croix quand ils disaient qu'au jour C ils se réuniront en un lieu qui s'appelle le Temple du Saint-Esprit. Mais où est ce lieu ? Eux-mêmes ne le savent pas, parce que, disent-ils, il est invisible (8).
Nous nous permettrons d'indiquer à nos lecteurs, s'ils veulent pousser plus à fond l'étude de ce type mystérieux, de méditer l'histoire d'Hénoch, père symbolique de la Rose-Croix, inventeur de la tradition et de la science, et de scruter les monuments dont la légende lui attribue la paternité.
(1) Vide infra, p. 153.
(2) Cf. SÉDIR : La Rose-Croix, in La Voie mystique.
(3) C'est ce que signifie cette parole que les Rose-Croix se réunissent, au jour C., dans le Temple du Saint-Esprit. Vide infra, p. 44.
(4) L'itinéraire des voyages de Christian Rosencreutz indique bien les filiations de la Fraternité rosicrucienne avec d'autres traditions, notamment avec certains centres installés en Egypte et avec certaines Fraternités musulmanes que le père aurait rencontrées à Fez.
(5) Le nom est le symbole de l'individualité.
(6) Hébreux XI, 13.
(7) 1 Jean IV, 7.
CHAPITRE III
LES PRÉCURSEURS
L'intervention toujours inconditionnée de l'Absolu ne s'accomplit pas sur le plan humain sans une préparation. Les prophètes d'Israël et le Précurseur ont préparé le chemin au Fils de Dieu. De même des êtres, des événements ont ouvert la voie à cette manifestation de Dieu que fut la Rose-Croix.
Le moyen âge, du XIIIe au XIVe siècle, son esprit, ses aspirations, son destin, inconnaissable assurément mais plein d'espérance, son âme s'exprime dans l'oeuvre de Dante. Une forme de civilisation avait disparu ; une autre sortait de la nuit, que le christianisme orthodoxe, comme le christianisme hérétique, marquait de son empreinte. Dante a donné une forme à tous ces rêves.
L'oeuvre de Dante a donné lieu à d'innombrables commentaires, Pour rester dans les limites de notre étude, nous signalerons qu'E. Aroux (1) se pose la question : Dante fut-il catholique ou albigeois ? Il souligne les rapports que Dante eut avec des sectes gnostiques d'Albigeois, adversaires de la papauté et de l'Eglise de Rome ; et il rappelle que le huitième ciel du paradis, le ciel étoilé, est le ciel des Rose-Croix, que les parfaits vêtus de blanc y professent « la doctrine évangélique », celle de Luther, opposée à la doctrine catholique romaine.
Eliphas Lévi (9) déclare : « L'oeuvre du grand Gibelin est une déclaration de guerre à la papauté par la révélation hardie des mystères ; l'épopée de Dante est joannite et gnostique - et le héros de La Divine Comédie échappe à l'Enfer en prenant le contre-pied du dogme ». - Dans la réalité, Dante n'a jamais « révélé » de mystères ou, s'il l'a fait, c'est sous une forme si voilée que seuls ceux qui connaissaient ces mystères pouvaient comprendre. De même il n'a jamais pris « le contre-pied du dogme » ; il n'a jamais cessé d'être catholique, au sens traditionnel de ce mot. S'il s'est montré adversaire de la papauté, c'est uniquement sur le terrain politique et parce qu'il reprocha aux successeurs de saint Pierre de recourir trop fréquemment aux moyens temporels - ce qui est une considération d'ordre extérieur. Le désir, que Dante exprima parfois avec violence, de voir maintenus entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel des rapports conditionnés par ceux de leurs domaines respectifs, est une preuve de l'orthodoxie de son catholicisme.
Dante fut l'un des chefs de la Fede Santa, tiers ordre de filiation templière (2). Par ailleurs il y a un rapport certain entre Dante et la tradition musulmane, à laquelle, nous le verrons, la tradition rosicrucienne était apparentée. Miguel Asin Palacios (10) a souligné de très intéressants rapprochements entre La Divine Comédie et les thèses d'un des plus grands écrivains musulmans, Mohyiddin ibn Arabi.
L'année même (1265) où naquit Dante, Jean Clopinel dit Jean de Meung continua le Roman de la Rose qu'avait commencé Guillaume de Lorris quarante ans auparavant. Sous sa plume, le bel et délicat « Art d'aimer » imité d'Ovide qu'avait chanté son prédécesseur devint une encyclopédie où se succèdent des considérations sur toutes sortes de sujets, depuis les origines du monde, l'amour, la fortune, la nature, l'art, l'astronomie, l'alchimie, jusqu'à la religion et la morale. Avec une verve truculente Jean de Meung pourfend les superstitions, les hypocrisies, dit leur fait aux ordres mendiants, à la noblesse, même à la royauté. Il veut qu'on suive les lois de la Nature ; aux pratiques des moines il oppose la vertu laïque, la vie chrétienne toute simple.
Mais, si Jean de Meung est incontestablement un poète puissant, s'il manie la satire avec une belle et redoutable maîtrise, iI n'est pas un artiste. Entre Dante et lui il y a un abîme, Toutefois il occupe une place honorable dans la phalange de ceux, qui ont lutté contre l'hypocrisie et les excès et qui ont préconisé une vie loyale et saine.
Eliphas Lévi, recherchant les racines terrestres, humaines des Rose-Croix, s'exprime ainsi : « La rose, qui a été, de tout temps, l'emblème de la beauté, de la vie, de l'amour et du plaisir, exprimait mystiquement la pensée secrète de toutes les protestations manifestées à la Renaissance. C'était la chair révoltée contre l'oppression de l'esprit ; c'était la nature se déclarant fille de Dieu, comme la grâce ; c'était la vie qui ne voulait plus être stérile ; c'était l'humanité aspirant à une religion naturelle, toute de raison et d'amour, fondée sur la révélation des harmonies de l'être, dont la rose était pour les initiés le symbole vivant et fleuri.
» La rose, en effet, est un pentacle... La conquête de la rose était le problème posé par l'initiation à la science, pendant que la religion travailIait à préparer et à établir le triomphe universel, exclusif et définitif de la croix...
» Réunir la rose à la croix, tel était le problème posé par la haute initiation... La religion est la révélation et la satisfaction d'un besoin des âmes. Personne ne l'a inventée ; elle s'est formée par les nécessités de la vie morale ; elle est fatale à la fois et divine. Donc la vraie religion naturelle, c'est la religion révélée..
» C'est en partant de ce principe rigoureusement rationnel que les Rose-Croix arrivaient au respect de la religion dominante, hiérarchique et révélée. Ils ne pouvaient, par conséquent, pas plus être les ennemis de la papauté que de la monarchie légitime et, s'ils conspiraient contre des papes et contre des rois, c'est qu'ils les considéraient personnellement comme des apostats du devoir et des fauteurs suprêmes de l'anarchie. » (9).
Stanislas de Guaita insiste sur ce point dont l'importance n'échappera à personne. « Jamais les Rose-Croix n'ont renié le catholicisme... Eux (si attachés aux symboles chrétiens qu'ils nommaient leur collège suprême Chapelle du Saint-Esprit et Liberté de l'Évangile un de leurs plus occultes manuels) n'avaient garde de méconnaitre dans le souverain pontife le principe incarné de l'unité vivante... Mais les abus de la papauté les trouvaient impitoyables... Dans le pape les Rose-Croix distinguaient deux puissances, incarnées dans une seule chair : Jésus, César, et, lorsque, qualifiant d'Antéchrist le successeur de Pierre, ils menaçaient de briser sa triple couronne, ils ne visaient que le despote temporel du Vatican. » (7).
On ne sait généralement pas jusqu'à quel point le monde et l'Église profanes ont été travaillés par des courants occultes. Le catharisme avait pénétré très avant dans le clergé du moyen âge. Albert le Grand, son élève saint Thomas d'Aquin, Pierre le Lombard, Richard de Saint-Victor, saint François d'Assise, sainte Claire, le tiers ordre tout entier professèrent des doctrines gnostiques. « Le Tiers Ordre dure encore ; mais il a dû perdre - et, en effet, il a perdu complètement son premier caractère. À l'origine, tel que saint François l'organisa, tel que les empereurs d'Allemagne le combattirent, ce n'était pas seulement une confrérie pieuse destinée à réunir dans la même prière quelques âmes d'élite, c'était une association gigantesque, qui embrassa toute l'Italie, puis bientôt toute la chrétienté, et dans laquelle les membres, en s'astreignant à quelques rares pratiques religieuses, s'imposaient avant tout l'obligation de travailler vigoureusement et en commun à l'oeuvre politique (3). Et, en effet, on peut dire à bien des égards que c'est le Tiers Ordre qui a vaincu la féodalité, que c'est du Tiers Ordre qu'est sorti le Tiers Etat ».
Les romans de chevalerie sont une mine inexplorée de renseignements sur l'histoire mystérieuse de notre pays ; et René Guénon (4) pense que « l'origine réelle du Rosicrucianisme, ce sont les Ordres de chevalerie qui formèrent au moyen âge le véritable lien intellectuel entre ]'Orient et l'Occident ».
Mais les véritables précurseurs des Rose-Croix sont ceux qui ont créé l'ambiance spirituelle où la Rose-Croix a pu se manifester. Nous ne pouvons en mentionner que quelques-uns parmi les principaux.
Les ouvrages mystiques publiés au Ve siècle sous le nom de Denys l'Aréopagite enseignent que Dieu est l'Un, le non-manifesté. Toutes choses procèdent de lui, de son amour. Cet amour est une force unissante qui pousse les choses supérieures à prendre soin des inférieures et qui incline les inférieures à aspirer aux supérieures. L'homme atteint Dieu par l'intelligence, mais surtout par l'amour qui est le reflet de Dieu et par l'extase qui l'absorbe dans l'unité transformante. Cet amour pour Dieu se manifeste ici-bas par l'amour que les créatures doivent avoir les unes pour les autres.
Joachim de Flore (1132-1202) prêcha la réforme du clergé, affirmant que ce n'est pas par la connaissance que l'homme arrivera jamais à Dieu, mais par la pureté de la vie et par l'amour. Se fondant sur deux paroles de saint Jean (5), Joachim de Flore divisa l'histoire du monde en trois périodes: le règne du Père, qui va d'Adam à Ozias, roi de Juda ; le règne du Fils, qui va d'Ozias à l'époque où vivait Joachim ; alors doit venir le règne du Saint-Esprit, précédé par une révolution dans les âmes qui purifiera l'Eglise de ses souillures et au seuil de laquelle réapparaîtra le prophète Elie.
Ce troisième âge est la « quatrième monarchie » dont la Fama, nous le verrons, déclare que les Frères de la Rose-Croix « la reconnaissent comme leur chef et celui de la chrétienté ». Ce quatrième royaume est annoncé par le prophète Daniel (II, 40). Il aura la dureté du fer, mais il sera divisé et un royaume lui succèdera qui dominera sur tous les autres et ne sera jamais détruit (v. 44)
A la même époque le séraphique François d'Assise (1182-1226), l'époux de Notre-Dame la Pauvreté, l'être débordant d'amour, réalisa avec ses frères l'idéal de l'Evangile dans l'existence monastique la plus simple, la plus humble qui soit.
Maître Eckhart (1260-1328) enseigne que Dieu est l'unique réalité ; « personne ne peut dire ce qu'il est, si ce n'est l'âme où il est lui-même ». La pensée de Dieu, c'est le Verbe qui est Dieu parce que Dieu n'exprime que Lui-même. Dieu est la réalité, le Verbe est la vérité. La création est contenue idéalement dans le Fils. L'amour réciproque du Fils et du Père, de Dieu et du monde est le Saint-Esprit. La vraie connaissance de Dieu est ]'union avec lui. Cette union est donc la fonction la plus haute de l'esprit.
Jean Ruysbroeck l'Admirable (1293-1381), le disciple de Maître Eckhart, l'auteur illuminé entre autres de l'Ornement des Noces Spirituelles et du Royaume des amants de Dieu, emporte l'âme jusqu'à Dieu par la lutte pour la perfection. « Vous savez comment le fer est tellement pénétré par le feu que sous son action il fait ]'oeuvre même du feu, brûlant et éclairant comme lui. Cependant chaque élément garde sa nature propre, et le feu ne devient pas fer, pas plus que le fer ne devient feu. Mais l'union se fait sans intermédiaire puisque le fer est intérieurement dans le feu et le feu dans le fer ».
À un de ses moines qui lui faisait remarquer qu'en écrivant des choses aussi profondes il s'attirera bien des envieux et des détracteurs, il répondit : « En vérité, je n'ai jamais rien écrit de mes livres, sinon en présence de la Très Sainte Trinité ». - Chez lui l'inspiré n'éclipse jamais l'ascète ; il répète constamment que seule la préparation des vertus conduit à la connaissance. Surtout il connut la joie.
Michelet, dans une page célèbre, a ainsi caractérisé le moyen âge : « Foi, espérance, charité, ce sont bien trois vertus divines. Mais il faut ajouter cette vertu rare et sublime des coeurs très purs, rare même chez les saints. Faute d'un meilleur nom, je l'appelle la joie. La condamnation de tout le moyen age, de tous ses grands mystiques, est celle-ci : Pas un n'a eu la joie. Comment l'auraient-ils eue ? Ils ont gémi, langui et attendu, ils sont morts dans l'attente... Ils ont aimé beaucoup., mais ils restèrent tristes et inquiets ». Ruysbroeck eut la joie. Mais cette joie surnaturelle, il estime que le disciple du Christ peut la porter à son comble en étant prêt à y renoncer par amour pour ses frères. « Si vous êtes ravi en extase, dit-il, aussi haut que saint Pierre ou saint Paul ou qui vous voudrez, et si vous apprenez qu'un malade a besoin d'un bouillon chaud, je vous conseille de vous réveiller de votre extase et de faire chauffer le bouillon. Quittez Dieu pour Dieu ; trouvez-le, servez-le dans ses membres ; vous ne perdrez pas au change ».
Mentionnons enfin que l'organon mystique de l'enseignement chrétien résume ses plus merveilleux efforts dans le livre splendide de l'Imitation de Jésus-Christ, que les Rose-Croix de 1614 prendront comme leur bréviaire et proposeront à leurs néophytes comme un guide infaillible. (6)
LES ORIGINES
Nous reproduisons les documents qui suivent par un souci d'objectivité ; mais nous ne pensons pas qu'ils apportent quoi que ce soit d'utile pour la connaissance de la manifestation rosicrucienne.
Buhle affirme que les Thérapeutes et les Esséniens furent les véritables ancêtres des Rose-Croix ; le néo-platonisme d'Alexandrie, conservé par les Arabes, aurait également eu une part dans leur doctrine. La philosophie de l'Islam exerçait, vers la fin du XVIe siècle, époque où fut constituée la légende de Rosencreutz, sur les amants du mystère la même attraction que fait aujourd'hui la philosophie de l'Inde. L'étude de la langue et de la philosophie arabes était inscrite aux programmes de la science officielle.
Mackenzie, dans son Encyclopédie, parle en ces termes de la Fraternité hermétique d'Égypte - mais a-t-elle un rapport avec la Rose-Croix ? - : « Il est une Fraternité qui s'est propagée jusqu'à nos jours et dont l'origine remonte à une époque très reculée. Elle a ses officiers, ses secrets, ses mots de passe, sa méthode particulière dans l'enseignement de la science, de la philosophie et de la religion... Si l'on en croit ses membres actuels, la pierre philosophale, l'élixir de vie, l'art de se rendre invisible, le pouvoir de communiquer directement avec l'autre monde seraient une partie de l'héritage de leur Société. J'ai rencontré trois hommes seulement qui m'ont affirmé l'existence actuelle de cette corporation religieuse de philosophes et qui m'ont laissé deviner qu'ils en faisaient partie eux-mêmes, Je n'ai pas eu de raison de douter de leur bonne foi. Ils ne paraissaient pas se connaitre, ils avaient une honnête aisance, une conduite exemplaire, des manières austères, des habitudes presque ascétiques. Ils me parurent âgés de quarante à quarante-cinq ans, posséder une vaste érudition, avoir une connaissance parfaite des langues... Ils ne demeuraient jamais longtemps dans le même lieu et s'en allaient sans attirer l'attention ».
Karl Kiesewetter, dans un article de L'Initiation, donne les renseignements suivants :
« Dans le Theatrum Chemicum (ed. de 1613, p. 1028), un évêque de Trèves, le comte de Falkenstein, est nommé, au seizième siècle, illustrissimus et serenissimus princeps et pater philosophorum. Or il était un officier supérieur des Rose-Croix, ainsi qu'il résulte du titre d'un manuscrit actuellement en ma possession, et que voici : Compendium totius philosophae et alchymiae Fraternitatis Roseae Crucis, ex mandato serenissimi comitis de Falkenstein, imperatoris nostri, anno Domini 1574(7).
» Ce manuscrit contient des théories alchimiques dans le sens de ce temps et une collection de procédés précieux pour la connaissance de l'alchimie pratique. II ne faudrait pas y chercher une philosophie ou théosophie dans le sens attribué de nos jours à ces termes ; le mot philosophia n'y est pris que dans l'acception d'alchimia ou de physica. Toutefois, ce manuscrit offre encore un intérêt historique particulier en ce que ce comte de Falkenstein y est pour la première fois désigné par ce titre d'Imperator, qui devait subsister à travers les siècles, et surtout parce que la dénomination de Fraternitas Roseae Crucis y apparaît pour la première fois aussi. Il est vraisemblable que la Fraternité secrète des Alchimistes et des Mages avait consacré sa dénomination par le symbole, si fréquent dans ce temps, de Rosaria, comme l'écrivaient Arnaud, Lulle, Ortholain, Roger Bacon et d'autres encore. C'est celui qui est figuré par la Rosace où la plénitude de la magnificence s'ajoute au symbole de la foi chrétienne : la Croix ».
Robert Fludd cite une déclaration d'Agrippa (1486-1533) : « Il existe aujourd'hui quelques hommes remplis de sagesse, d'une science unique, doués de grandes vertus et de grands pouvoirs. Leur vie et leurs moeurs sont intègres, leur prudence sans défaut. Par leur âge et leur force ils seraient à même de rendre de grands services dans les conseils pour la chose publique ; mais les gens de cour les méprisent, parce qu'ils sont trop différents d'eux, qui n'ont pour sagesse que l'intrigue et la malice, et dont tous les desseins procèdent de l'astuce, de la ruse qui est toute leur science, comme la perfidie leur prudence, et la superstition leur religion ».
Fludd voit dans cette association une préfiguration de la Rose-Croix ; mais les paroles d'Agrippa sont trop générales pour qu'on puisse fonder sur elles la certitude d'une filiation.
Von Murr a eu entre les mains une correspondance chimique entre Crollius, Zatzer, Scherer et Heyden, chambellan de l'empereur Rodolphe II, s'étendant de 1594 à 1596. On n'y fait mention d'aucune Société rosicrucienne (11).
En 1608, l'alchimiste Benedict Figulus, dans la Thesaurinella chymica aurea tripartita, dédiée à l'empereur Rodolphe II, insère une élégie à Jean-Baptiste de Seebach, alchimiste, dans laquelle il prophétise, après Paracelse, la venue d'Elias Artista. Evénement qu'il considère comme de toute première importance, car il ajoute : « Alors le Christ établira sur la terre un état de choses nouveau ».
L'Apologie (12) montre qu'avant 1600 ou 1603 on connait des sociétés ou des fraternités hermétiques, mais pas de Fraternité rosicrucienne.
Stanislas de Guaita se base sur une ressemblance entre les symboles rosicruciens d'une part, un pentacle de l'Amphitheatrum sapientiae aeternae (13) où Khunrath, en 1598, a dessiné un Christ, les bras en croix, dans une rose de lumière et une figure de la Pronostication de Paracelse (1536) d'autre part, pour affirmer que « la Rose-Croix, dont les emblèmesconstitutifs nous reportent aux poèmes de Dante et de Guillaume de Lorris, a très longtemps fonctionné dans l'ombre avant de se manifester par des oeuvres de plein jour » (7).
Disons seulement que sur une similitude extérieure on ne peut fonder ni une identité ni une chronologie.
En tout cas, la seule chose que nous sachions de certitude certaine, c'est que la manifestation de la Rose-Croix a été publique seulement lors de l'apparition de la Fama, c'est-à-dire en 1614.
Il faut mentionner ici une déclaration d'Henri Neuhaus. Ce médecin de Dantzig a publié en 1618 un opuscule souvent traduit (14) où il affirme l'existence de la Société des Rose-Croix et le but qu'elle veut atteindre. Il y déclare qu'au moment de la guerre de Trente ans les Rose-Croix quittèrent l'Europe et se retirèrent dans l'Inde.
Aucun écrivain rosicrucien ne donne ce renseignement. Près d'un siècle plus tard, Sincerus Renatus le reproduit. Soulignons que la brochure de Neuhaus est écrite sur un ton badin ; sa traduction française a été souvent réunie au libelle de Gabriel Naudé dont nous parlerons plus loin. Les écrivains rosicruciens cherchèrent plusieurs fois à réfuter ces deux auteurs (15). Et le P. Jacques Gaultier, de la Compagnie de Jésus, le grand adversaire de la Fraternité, disait du livre de Neuhaus « qu'on ne savait pas s'il était pour ou contre les Rose-Croix ».
(1) E. AROUX : La Comédie de Dante, traduire en vers selon la lettre et commentée selon l'esprit ; suivie de la clé du langage symbolique des Fidèles d'Amour. Paris (Renouard), 1856, 2 vol. Aroux est également l'auteur d'un livre intitulé : Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste.
(2) Il est à remarquer que Dante prend comme guide dans les plus hauts cercles du Paradis saint Bernard, qui rédigea la règle de l'Ordre du Temple.
(3) L'auteur ajoute en note : « Il s'agissait, dans le Tiers Ordre, de constituer une armée immense qui eût à coeur de faire régner plus de justice et d'égalité parmi les hommes ». Frédéric MORIN : Saint François d'Assise et les Franciscains. Paris, 1853.
(4) L'Ésotérisme de Dante. Paris (Ch. Bosse), 1925.
(5) « Je prie pour que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi ». (Evangile de saint Jean XVII, 21 . « Ils sont trois qui rendent témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe et l'Esprit Saint et ces trois sont un ; et ils sont trois qui rendent témoignage sur la terre : l'Esprit, l'eau et le sang et ces trois sont un. » (1re Epitre de saint Jean V, 8).
(6) Jean ARNDT, un des principaux écrivains rosicruciens, traduisit en allemand l'Imitation de Jésus-Christ.
(7) Résumé de toute la philosophie et de l'alchimie de la Fraternité de la Rose-Croix, fait par ordre du sérénissime comte de Falkenstein, notre Imperator; en l'an du Seigneur 1574.
CHAPITRE IV
SYMBOLISME DE LA ROSE-CROIX
RÈGLES DE L'ORDRE
On a proposé plusieurs hypothèses pour expliquer le titre de Rose-Croix.
Selon la première, ce nom viendrait du fondateur légendaire de la Fraternité, Christian Rosencreutz. Nous l'examinerons ci-après.
La seconde hypothèse fait venir le mot du latin Ros, rosée et Crux, croix. Elle est due à Mosheim, ainsi que nous l'apprend Waite (1), et on la retrouve dans l'Encyclopédie de Ree et dans d'autres publications. « Parmi tous les corps de la nature, la rosée était celui qui possédait le plus grand pouvoir dissolvant sur l'or ; la croix, en langage alchimique, représentait la lumière, Lux, parce que toutes les lettres de ce mot peuvent se retrouver dans la figure d'une croix. Or la lumière est appelée la semence ou le menstrue du dragon rouge, lumière grossière et matérielle qui, digérée et transformée, produit l'or. Si l'on admet tout ceci, un philosophe rosicrucien sera celui qui cherche, par le moyen de la rosée, la lumière ou pierre philosophale » (16)
Nous ne nous arrêterons pas à cette seconde explication. Nous avons déjà souligné le caractère secondaire que les Rose-Croix attribuaient à l'alchimie. Ils n'auraient pas choisi une image alchimique pour en faire le symbole de leur Fraternité.
La troisième hypothèse explique cette dénomination par la rose et la croix. C'est elle qui a conquis le plus de partisans et qui fournit le plus grand contingent d'explications symboliques.
« La rose, dit Eliphas Lévi, dans un passage que nous avons déjà cité, qui a été de tout temps l'emblème de la beauté, de la vie, de l'amour et du plaisir, exprimait mystiquement toutes les protestations manifestées à la Renaissance... Réunir la rose à la croix, tel était le problème posé par la haute initiation ».
La rose blanche, plus particulièrement consacrée à la Vierge Marie, à Holda, à Freia, à Vénus-Uranie, était le symbole du silence et de la prière (17).
A.E. Waite nous apprend que la rose était déjà employée dans le symbolisme des légendes brahmaniques. Dans l'un des paradis indous, il y a une rose d'argent qui contient l'image de deux femmes brillantes comme des perles. Elles apparaissent unies ou séparées suivant qu'on les regarde du ciel ou de la terre. Au point de vue céleste, on l'appelle la déesse de la bouche ; au point de vue terrestre, la déesse ou l'esprit de la langue. Dieu réside au centre de cette rose.
Selon Michel Maïer (18), l'explication des deux lettres R.C. se trouverait dans les symboles de la sixième page de la Table d'Or. Exotériquement, ces lettres désignent le nom du fondateur ; ésotériquement, le R représente Pégase et le C, si l'on en néglige le son, représente le lis. On sait que la rose rouge germa du sang d'Adonis, que Pégase naquit du sang de Méduse et que la fontaine d'Hippocrène jaillit d'un rocher frappé par le sabot de Pégase.
L'auteur du Summum Bonum (19). que l'on a de bonnes raisons de penser être Robert Fludd, dit que les lettres F.R.C. signifient Foi, Religion, Charité et que le symbole de la Rose-Croix représente le bois du Calvaire vivifié par le sang du Christ.
Le Dr Ferran donne les précisions que voici:
« Après les emblèmes en triangle, le sceau du Brahatma et le triangle de la sainte syllabe, l'emblème maçonnique le plus ancien que nous ait légué le sacerdoce antique est celui de la Rose-Croix.
» Ce dernier, attribué à Hermès Thot, nous est venu des temples de l'Egypte en passant par la Chaldée, intermédiaire forcé, attendu que c'est parmi les mages, sur les confins du Tigre et de l'Euphrate, que Cambyse, après la conquête de l'Egypte, transporta tous les prêtres de ce pays, sans aucune exception et sans retour.
» La Rose-Croix personnifiait pour les initiés l'idée divine de la manifestation de la vie par les deux termes qui composent cet emblème. Le premier, la rose, avait paru le symbole le plus parfait de l'unité vivante ; d'abord parce que cette fleur, multiple dans son unité, présente la forme sphérique, symbole de l'infini ; en second lieu, parce que le parfum qu'elle exhale est comme une révélation de la vie.
» Cette rose fut placée au centre d'une croix parce que cette dernière exprimait pour eux l'idée de la rectitude et de l'infini ; de la rectitude, par l'intersection de ses lignes à angle droit et de l'infini, parce que ces lignes peuvent être prolongées à l'infini et que, par une rotation faite par la pensée autour de la ligne verticale, elles représentent le triple sens de hauteur, largeur et profondeur » (20).
Les mêmes idées sont exprimées par le voyant que fut Villiers de l'Isle-Adam, en l'âme de qui ont fleuri, ce semble, toutes les lumières appelées par les travaux d'une longue ascendance d'ancêtres chrétiens.
« Ce talisman de la Croix stellaire est pénétré d'une énergie capable de maîtriser la violence des éléments. Dilué, par myriades, sur la terre, ce signe, en son poids spirituel, exprime et consacre la valeur des hommes, la science prophétique des nombres, la majesté des couronnes, la beauté des douleurs. Il est l'emblème de l'autorité dont l'Esprit revêt secrètement un être ou une chose. Il détermine, il rachète, il précipite à genoux, il éclaire !... Les profanateurs eux-mêmes fléchissent devant lui. Qui lui résiste est son esclave. Qui le méconnaît étourdiment souffre à jamais de ce dédain. Partout il se dresse, ignoré des enfants du siècle, mais inévitable.
» La Croix est la forme de l'Homme lorsqu'il étend les bras vers son désir ou se résigne à son destin. Elle est le symbole même de l'Amour, sans qui tout acte demeure stérile. Car à l'exaltation du coeur se vérifie toute nature prédestinée. Lorsque le front seul contient l'existence d'un homme, cet homme n'est éclairé qu'au-dessus de la tête ; alors son ombre jalouse, renversée toute droite au-dessous de lui, l'attire par les pieds, pour l'entraîner dans l'Invisible. En sorte que l'abaissement lascif de ses passions n'est, strictement, que le revers de la hauteur glacée de ses esprits. C'est pourquoi le Seigneur dit: « je connais les pensées des sages et je sais jusqu'à quel point elles sont vaines » (21).
Quels magnifiques pensers ! Ne contiennent-ils pas virtuellement tout ce que l'on peut dire sur le symbole mystérieux ? Et les documents qui suivent ne font plus alors que satisfaire notre curiosité.
La Germanie, où est situé le quartier général des Rose-Croix, n'est pas, selon Michel Maïer, le pays géographiquement connu sous ce nom, mais la terre symbolique qui contient les germes des roses et des lis, où ces fleurs poussent perpétuellement dans des jardins philosophiques dont aucun intrus ne connait l'entrée.
Christophe-Stephane Kazauer (8) rapporte une tradition d'après laquelle la Fraternité rosicrucienne viendrait de ce texte du prophète Osée : Israël ut Rosa florebit et radix ejus quasi Libanon (XIV.6) (2)
Rappelons les armoiries rose-croix de Luther : un coeur percé d'une croix entouré d'une rose avec la devise: Le coeur des chrétiens repose sur des roses lorsqu'il est au pied de la croix (3) ; celle de Jacob Andreae : une croix de Saint-André avec une rose dans chaque angle ; et le récit des Noces Chymiques suivant lequel Christian Rosencreutz, au moment de s'en aller au mariage du roi, noue en croix sur sa robe de bure un ruban rouge en souvenir de Jésus-Christ et pique quatre roses à son chapeau en signe de reconnaissance.
Robert Fludd (19) dit que les Rose-Croix s'appellent Frères parce qu'ils sont tous fils de Dieu, que la Rose est le sang du Christ et que, sans la Croix interne et mystique. il n'y a ni abnégation ni illumination.
Georges Rost (22) explique que la Rose est le symbole de leur multiplication et du paradis de fleurs en quoi ils veulent transformer la terre.
Tous les Ordres de Chevalerie, dit Maïer, qui combattent pour Dieu ont, comme sceau, les deux lettres R.C. ; mais le véritable Rose-Croix porte ce sceau en or. En outre, la valeur numérique de ces deux lettres constitue la clef véritable de leur signification. Si on met le soleil entre le C et le R, on obtient le mot COR, organe premier de l'homme et seul sacrifice digne du Seigneur (18).
Le même Michel Maïer dit : « Ils se reconnaissent par le symbole que le fondateur leur a donné en deux lettres R.C. ». Valentin Tschirness, philosophe et licencié en médecine à Gcerlitz, déclare : « Le public n'est pas dans le vrai quand il nous appelle Rosencreutzer, du nom du père de notre secte. La raison pour laquelle notre fondateur fut ainsi nommé, nous la tenons secrète et nous ne l'avons jamais publiée » (23).
Dans Themis aurea (18) Michel Maïer dit : « On explique R.C. par Rosencreutz et cependant les Frères eux-mêmes ont déclaré qu'on les appelle à tort rosicruciens, car les lettres R. C. ne désignent le nom de leur fondateur que symboliquement ».
Et Irenoeus Agnostus : « Notre Ordre a existé longtemps avant Christian Rosencreutz ; il l'a réorganisé. Il a tout su dans la philosophie temporelle ; mais il lui manquait dans les choses de la foi. Ainsi, il n'est pas plus que Salomon le fondateur de cette Société, car les doctrines existent avant leur représentant humain. » (24) .
Au reste, Maïer (Silentium post clamores) (25) fait remonter les Rose-Croix aux Brahmanes, aux Eumolpides d'Eleusis, aux Gymnosophistes d'Ethiopie, etc.
L'ouvrage anonyme Colloquium Rhodostauroticum (26) déclare : « toutefois à son avis » : « Si leur fondateur n'a pas été Christian Rosencreutz et s'ils ont inventé son nom, c'est que pour eux, fils de Dieu, la croix a été changée dans cette existence en une belle rose fleurie ».
Quant à leur lieu de réunion, la Fama avait dit : « Bien que nous ne révélions ni nos noms, ni le lieu de nos réunions, les messages qui nous sont adressés, quelle qu'en soit la langue, nous parviendront ».
Julianus de Campis, dans une Lettre qui a été insérée dans l'édition de 1616 de la Fama, dit : « Il n'y a pas d'assemblée réunie en un lieu » . Plus loin il ajoute : « Nous résidons dans un monastère que le père a construit et appelé Sancti Spiritus. Nous y vivons en commun, portant un vêtement qui nous cache, au milieu d'arbres et de forêts dans des champs et un fleuve silencieux et bien connu. Au delà il y a une ville célèbre où nous trouvons tout ce dont nous avons besoin ».
Théophile Schweighardt (Speculum sophicum) (27) confirme que les Frères de la Rose-Croix ne s'assemblent pas en un lieu donné ; mais qu'un homme de bonne foi peut facilement entrer en rapports avec eux : « Toutefois il est vain que tu parcoures toutes les villes de l'Empire ou de la mer si tu n'es pas digne d'être reçu ; même si tu vois les portes ouvertes devant toi, tu ne pourras pas entrer. Le danger est non pas dans la temporisation, mais dans la précipitation. Si tu observes mon enseignement, je t'assure qu'un Frère sera bientôt près de toi».
Fludd (Clavis philosophiae) (28) déclare que les Rose-Croix habitent sur la montagne de la Raison, dans le temple de la Sagesse, bâti sur le roc, qui est le Christ, qu'ils sont enseignés par le Saint-Esprit et qu'ils sont les pierres spirituelles de l'Edifice.
RÈGLES ET PRÉCEPTES
Il faut nous faire maintenant une idée de ce qu'on entendait au XVIle siècle par la Rose-Croix.
Voici d'abord les déclarations nettes de la Fama:
Chacun des Frères est tenu de suivre les règles suivantes
1 °) Utiliser les travaux du père ;
2°) Poser un nouveau fondement sur l'édifice de la Vérité ;
3°) Chacun peut en être ;
4°) Reposer dans l'unique vérité, allumer le sixième candélabre ;
5°) Ne pas se préoccuper de la pauvreté, de la faim, de la maladie, de la vieillesse ;
6°) Vivre à toute heure, comme si l'on était là depuis le commencement du monde ;
7°) Se tenir dans un lieu ;
8°) Lire le Liber Mundi ;
9°) Enchanter les peuples, les esprits et les princes ;
10°) Dieu augmentera en ce temps le nombre de nos membres.
Voici les motifs qu'ils donnent de se joindre à eux :
1 °) Fuyez les livres alchimiques et leurs sentences, et les souffleurs qui cherchent votre argent ;
2°) Les Rose-Croix cherchent à partager leurs trésors ; mais ceux qui veulent les dérober tombent sous la puissance du Lion (4) ;
3°)Ils conduisent à la science de tous les secrets avec simplicité et sans phrases mystérieuses ;
4°) Ils offrent plus que des palais royaux ;
5°) Ils le font non par leur propre volonté, mais poussés par l'Esprit de Dieu ;
6°) Eveiller les dons qui sont en vous par l'expérience du Verbe de Dieu et par une considération appliquée de l'imperfection de tous les arts ;
7°) Se tenir en Christ, condamner le pape, vivre chrétiennement ;
8°) Appeler à notre Société beaucoup d'autres à qui la lumière de Dieu est aussi apparue;
9°) Tous les trésors disséminés dans la nature seront partagés entre eux ;
10°) Saisir tout ce qui est obscur à l'entendement humain.
Ils déclarent que leur panacée ne préserve pas de la mort fatale.
Et, bien qu'ils puissent rendre chacun heureux et diminuer la misère du monde, ils ne le font pas, parce qu'on ne peut les trouver qu'après un grand travail et étant envoyé par Dieu.
Leurs pouvoirs : guérir et éviter la maladie ; la science occulte, l'embaumement, les lampes perpétuelles, la prophétie, les chants artificiels, la transmutation, etc., constituent ce qu'ils appellent un parergon.
Mais leur oeuvre réel n'est pas indiqué.
Michel Maïer a consacré sa Themis aurea (18) à l'exposé des lois plébiscitaires adoptées par les Rose-Croix. Comme le senaire est un nombre parfait, ni trop grand pour créer de la
confusion, ni inférieur à l'harmonie, et que celui qui suit la nature doit obéir à des lois simples, les adeptes ont accepté six règlements, à savoir
1°) Que nul d'entre eux, s'il est en voyage, ne déclare d'autre profession que celle de soigner gratuitement les malades ;
2°) Que nul ne doit être forcé, à cause de son affiliation, de revêtir un costume spécial, mais qu'il s'accommode des habitudes du pays où il se trouve ;
3°) Que chaque Frère est tenu chaque année, au Jour C(5), de se rendre au Temple du Saint-Esprit, ou de déclarer par lettre les causes de son absence ;
4°) Que chaque Frère doit choisir avec soin une personne habile et apte à lui succéder après sa mort ;
5°) Que ce mot R.C. leur serve de sceau, de mot de passe et de signature ;
6°) Que cette Fraternité doit être cachée cent ans.
Et il poursuit : « Les règles fondamentales de cette Société sont de révérer et de craindre Dieu par-dessus toute chose; de faire tout le bien possible à son prochain ; de rester honnête et modéré ; de chasser le diable ; de se contenter des moindres choses dans la nourriture et le vêtement et d'avoir honte du vice... II est puéril de leur reprocher de ne pas tenir leurs promesses, car il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus ; les maîtres de la Rose-Croix montrent de loin la Rose, mais ils présentent la Croix... Ils désirent plus la réforme des sciences et du monde qu'ils ne l'attendent ; leur étude principale, la thérapeutique, à trois objets : le corps, l'esprit et l'âme ».
D'après Fludd, les Frères étaient divisés en deux classes la première, intitulée Aureae crucis fratres, comprenait les théosophes ; la seconde se composait des Rosae crucis fratres, qui bornaient leurs recherches aux choses sublunaires. Fludd aurait appartenu à la première catégorie (12).
A la tête de la Fraternité est un Imperator, élu par les Frères pour dix ans. Le Clypeum veritatis (29) fait remonter jusqu'à Adam l'ordre de la succession des Imperatores.
L'auteur ajoute, en guise d'avertissement : « Beaucoup de nos clients et de nos disciples se sont ensuite élevés contre nous ; nous avons eu dans notre Fraternité, nous avons actuellement et nous protégeons des papes, des cardinaux, des évêques, des abbés, des empereurs, des seigneurs. Notre paix est le témoignage de notre conscience, qui nous donne une joie semblable à un avant-goût du Paradis. (Tunis, 21 février 1618) »
(1) ARTHUR EDWARD WAITE: The real history of the Rosicrucians, founded on their own Manifestoes and on Facts and Documents collected from the Writings of Initiated Brethren. Londres (Redway), 1887.
(2) Cette traduction de la Vulgate renferme plusieurs erreurs. Dans le texte hébreu, c'est Yahveh qui déclare : « Je serai ketal pour Israël ». Or Tal signifie rosée et non pas rose. Le texte d'Osée dit: « Je serai comme une rosée pour Israël » . D'autre part, le nom de la fleur mentionné dans le texte d'Osée est hypothétique et est toujours traduit par narcisse ou par violette. Les langues sémitiques n'ont pas de terme propre pour désigner la rose : la fleur et son appellation sont partout d'importation, d'importation égéenne aux dires des linguistes. Le latin avec rosa, le grec avec rhodon, le copte avec ouert, l'arabe avec march, l'arménien avec vard, etc., ont tous puisé séparément à une même source et lui ont emprunté le symbolisme de la fleur : le secret de l'adeptat. Apulée s'en souviendra quand son héros, Lucius, magiquement transformé en âne, recouvre la forme humaine et, simultanément, atteint à l'initiation pour avoir brouté des roses au temple d'Isis. Ainsi, sans préjuger de leur filiation, ceux qui prirent le nom de Rose-Croix pour se manifester au XVIIe siècle choisirent alors un symbole floral étranger au fonds sémitique.
(3) Der Christen Herz auf Rosen geht, Wenn's mitten unterm Kreuze steht.
(4) Symbole du Prince de ce monde.
(5) Jour de la Croix (?).
CHAPITRE V
LES DOCUMENTS FONDAMENTAUX
La manifestation rosicrucienne se fit en particulier par de petits pamphlets, le plus souvent anonymes, distribués aux foires de Leipzig et de Francfort, véritables expositions universelles de ce temps, par des affiches, dont nous parlerons plus loin, et par les écrits suivants que nous nous proposons d'analyser :
La Reformation,
la Confessio,
auxquels il convient d'ajouter Les Noces chimiques de Christian Rosencreutz.
En 1614 parut à Cassel, à l'imprimerie de Wilhelm Wessel, un écrit anonyme de 147 pages in-8° intitulé : Allgemeine and General Reformation, der gantzen weiten Welt.Beneben der Fama Fraternitatis, Dess Löblichen Ordens des Rosenkreutzes, an alle Gelehrte und Häupter Europea geschrieben: Auch einer kurtzen Responsion, von dem Herrn Haselmeyer gestellet, welcher desswegen von den Jesuitern ist gefänglich eingezogen, and auff eine Galleren geschmiedet : Itzo öffentlich in Druck verfertiget, and alien trewen Hertzen communiciret worden(1).
Cette « réformation générale » est une histoire satirique qui est censée se dérouler à l'époque de l'empereur Justinien. Les sept sages de la Grèce, avec Caton et Sénèque, sont appelés à Delphes par Apollon sur le désir du souverain, pour proposer un remède à la misère des humains. Les programmes réformateurs qui avaient cours à la fin du XVIe siècle sont tournés en ridicule par les interlocuteurs.
Le morceau principal de cette Reformation, la Fama Fraternitatis, est la partie originale de l'écrit. Dans l'édition première de la Reformation, elle comprend les pages 91 à 128 et est intitulée : Fama Fraternitatis, Oder Brüderschafft, des Hochlöblichen Ordens des R.C. An die Häupter, Stände and Gelehrten Europae.
Le titre, plus complet, de ce document, qui se trouve dans une édition de 111 pages in-8° parue également à Cassel, chez W. Wessel, en 1615, est le suivant : Fama Fraternitatis R. C. Das ist Gerucht der Brüderschafft des HochlöblichenOrdens R. C. An alle Gelehrte and Heupter Europae. Beneben deroselben Lateinischen Confession, Welche vorhin in Druck noch nie ausgangen, nuhnmehr aber auff vielfältiges nachf ragen, zusampt deren beygefügten Teutschen Version zu freudtlichen Befallen, allen sittsamen guthertzigen Gemühtern wolgemeint im Druck gegeben and communiciret. Von einem des Liechts, Warheit, and Friedens Liebhabenden and begierigen Philomago (2).
La Fama commence ainsi : « Nous, les Frères de la Fraternité de la Rose-Croix, offrons notre salut et nos prières à tous ceux qui liront notre Fama d'inspiration chrétienne ». Puis elle déclare qu'en vue d'une réforme générale a été fondée deux cents ans auparavant une Fraternité secrète par le Père Fr. R.C. (3) dont elle raconte la vie.
De nationalité allemande, né d'une famille noble mais appauvrie, Christian Rosencreutz devint de bonne heure orphelin. Il fut élevé dans un couvent où il apprit le grec et le latin et qu'il quitta dès l'âge de seize ans pour se rendre, avec un frère ecclésiastique, à Damas, puis à Jérusalem, puis à Damcar en Arabie, où il resta trois ans ; ensuite il alla en Egypte, en Libye et à Fez où il demeura deux ans.
Il apprit dans ces voyages, dans les conseils des sages qu'il fréquenta, une science universelle harmonique, dont se moquèrent les savants européens auxquels il voulut la communiquer. Il puisait cette science dans le Liber M. (Livre du Monde) que les sages arabes lui firent connaitre, qu'il traduisit de l'arabe en latin, qui renferme la sagesse d'Adam, de Moïse et de Salomon, et qu'a connu aussi un certain Th. B. Théophraste, lequel n'était pas membre de la Fraternité, mais seconda beaucoup le fondateur dans ses efforts
Il conçut un plan de réforme universelle : politique, religieuse, scientifique et artistique, pour l'exécution duquel il abandonna toutes les richesses obtenues par la transmutation des métaux. Après avoir travaillé seul pendant cinq ans, il s'associa trois frères de son ancien monastère d' Allemagne: G.V., I.A. et I.O. Il instruisit ses collaborateurs dans une maison nommée Sancti Spiritus. Là ils guérissaient les malades et faisaient connaitre les principes et le but de leur Société. Plus tard, le père leur adjoignit le fr. R. C. fils du frère de son père mort, le fr. B., peintre, les fr. G.G. et P.D., écrivains, tous Allemands, sauf I.A. Il leur communiqua sa langue magique et leur demanda le voeu de chasteté. Ils écrivirent ensemble un livre contenant « tout ce que l'homme peut désirer, demander et espérer » c'est-à-dire la vie en Dieu. Au reste, parmi les livres de leur bibliothèque philosophique, Axiomata resteront immuables jusqu'à la fin du monde ; Rotae mundi décrivent le chemin de ce monde depuis le jour où Dieu a dit : Fiat jusqu'au jour où il dira : Pereat.
Ensuite les frères parcoururent le monde, après avoir déclaré se soumettre à six obligations, que nous avons énumérées au chapitre précédent (4) ; mais ils décidèrent de communiquer entre eux afin d'éviter les opinions erronées.
Le père garda un an les fr. B et D : puis ce fut le tour de son cousin et du fr. I.O. Le fr. I.). mourut le premier en Angleterre où il avait guéri de la lèpre un jeune comte de Nortfolgt. Puis le fr. A. mourut en Gaule narbonnaise : il avait succédé au fr. D., le dernier de la première souche.
Leurs tombes sont inconnues.
Le fr. N.N. le remplaça et prêta solennellement le serment de fidélité et de secret (Fidei et silentii juramentum). Alors le père prépara sa propre tombe, laquelle ne fut découverte que cent vingt ans après sa mort et par hasard, dans une crypte sur la porte de laquelle était écrit ; Post CXX annos patebo(5) et derrière laquelle on pouvait voir un mausolée.
Ici la Fama fait le récit allégorique de la découverte du tombeau, allégorie sous le voile de laquelle elle présente les desseins de la Fraternité. En effet, c'est seulement à ce moment que celle-ci se manifesta publiquement.
Le tombeau du père occupe le centre de la Maison du Saint-Esprit. Le sépulcre est à sept côtés ; chaque côté est large de cinq pieds et haut de huit. En haut est suspendu un soleil artificiel qui a emprunté au soleil physique le secret de l'éclairage. Au milieu, en guise de pierre tombale, un autel circulaire sur lequel est posée une plaque ronde, de cuivre, avec cette inscription :
A.C.R.C. Hoc universi compendium vidus mihi sepulchrum feci. (6)
Autour du premier cercle: Jesus mihi omnia(7). Au milieu, quatre figures inscrites dans des cercles, portant chacune l'une des devises suivantes :
Nequaquam vacuum.
Legis jugum.
Libertas Evangelii.
Dei gloria intacta.(8)
Le plafond est divisé en triangles, remplis de figures secrètes; chaque côté, en dix carrés, avec des sentences et des figures tirées du livre Concentratum. Sous l'autel, le corps du père, intact. La momie tient dans ses mains le Livre T., celui qui représente, après la Bible, le plus grand trésor de la Fraternité, et qui se termine par un éloge du père commençant par ces mots : « Un grain de semence semé dans le coeur de Jésus,,, » À ses côtés sont sa Bible, son Vocabulaire, son Itinéraire et sa Vie(9).
Le tout est terminé par la devise :
Ex Deo nascimur,
In Jesu morimur,
Per Spiritum Sanctum reviviscimus (10).
Les frères prirent quelques livres qu'ils avaient le projet de publier, puis ils se retirèrent après avoir fermé et scellé la porte du tombeau.
Cette tombe s'ouvrira à ceux qui en seront dignes ; elle serait inutile aux indignes.
***
Pour que chaque chrétien connaisse la croyance et la foi des Frères, la Fama déclare que ceux-ci ont la connaissance de Jésus-Christ « dans les termes où celle-ci est devenue brillante et claire ces derniers temps, spécialement en Allemagne, et comme encore aujourd'hui (à l'exclusion de tout rêveur, hérétique et faux prophète) elle est dans certains pays conservée, discutée et répandue ». Elle ajoute que les Frères pratiquent « les deux sacrements... de l'Église primitive rénovée ». En politique, ils reconnaissent le Saint-Empire romain et « la quatrième monarchie » (11) comme leur chef et celui de la chrétienté. Leur philosophie « n'est pas nouvelle, mais telle qu'Adam l'a reçue après la chute et que Moïse et Salomon l'ont pratiquée. Donc elle ne doit pas être mise en doute ni opposée à d'autres opinions ». De plus, « l'art maudit et impie de fabriquer de l'or » n'est pas du tout la chose importante, il n'est qu'un parergon. Assurément, la pierre philosophale est non seulement un joyau de lumière, elle est aussi un remède parfait qui chasse de l'homme toutes les maladies ; mais les Frères ne font aucun cas de la transmutation des métaux ; la nature a bien d'autres secrets. Leur but le plus élevé est de se consacrer au salut des âmes, de montrer la voie vers la vraie sagesse ; l'essentiel est, « comme dit le Christ, de pouvoir commander aux démons, de voir le ciel ouvert et les anges de Dieu y monter et en descendre et d'avoir son nom écrit sur le Livre de Vie ».
Cet écrit fut répandu en cinq langues, « y compris l'opuscule Confessio, selon notre voeu ». Les savants d'Europe sont invités à expérimenter les suggestions qu'il renferme et à publier leurs réflexions. Les Frères demandent qu'on étudie leurs arts et leurs sciences, qu'on leur écrive et qu'on les juge : alors ils se montreront. Et les gens de bien sont sollicités de se réunir en une Société inconnue du monde. Ceux qui répondront à cet appel seront mis en relation avec la Société, car l'Édifice ne restera pas invisible à jamais. Lorsque quelqu'un est digne d'être admis parmi eux, les Frères le reconnaissent par révélation.
Et la Fama se termine par la devise : Sub umbra alarum tuarum, Jehova !(12).
À l'édition de 1614 de la Fama est jointe une « réponse » adressée par Adam Haselmayer, secrétaire public de l'archiduc Maximilien, aux membres de la Rose-Croix (13). Il dit qu'étant au Tyrol en 1610, il avait reçu une copie manuscrite de la Fama. II parle avec enthousiasme de la Fraternité, demande aux Frères de se manifester afin d'enseigner au monde la connaissance du Messie et d'annoncer la lumière qui doit venir au temps du règne du Saint-Esprit, car dans des temps prochains doivent se produire de graves événements : la chute du pape, adversaire de Jésus-Christ, et de ses partisans, et l'avènement du Christ triomphant.
Ajoutons que, dès la parution de la Reformation, on releva que le projet de réforme universelle n'est pas une pensée originale des Rose-Croix, mais qu'elle n'est qu'une traduction du pamphlet de Trajano Boccalini : Ragguagli di Parnasso (Nouvelles du Parnasse), publié à Venise en 1612. En tout cas, à l'époque où parurent les plus anciens documents rosicruciens, la croyance était courante en une révolution générale prochaine. On parlait même d'une réforme plus complète que celle de Luther, laquelle précéderait la fin du monde.
Comme complément de la Fama parut en 1615 une seconde brochure : Confessio Fraternitatis Rosae Crucis. Ad eruditos Europae(14), éditée également à Cassel, chez Wilhelm Wessel, accompagnée de la Fama, d'abord en latin, puis en traduction allemande. Dans l'édition que nous venons de mentionner, la Confessio comprend, dans son texte latin, les pages 43 à 64 et, dans sa traduction en allemand, les pages 67 à 111.
Son contenu est conforme à celui de la Fama, quoique avec une pointe plus accentuée à la fois d'apocalypse et d'antipapisme. Elle parle avec plus de précision de la réforme du monde, et surtout elle révèle le nom du fondateur de la Fraternité : elle l'appelle Christian Rosencreutz et déclare qu'il naquit en 1378 et qu'il vécut cent six ans.
Formée sous l'impulsion de l'Esprit, la Société a pour objectif de ramener l'âge du bonheur après la nuit saturnienne. Alors ce qui aura été secret sera révélé ; le mensonge, la fausseté disparaîtront. La Fraternité produira au grand jour tous ses secrets. Elle veut vivre en bons termes avec l'État, car elle offre au chef suprême de l'Empire romain ses prières, ses secrets et tous ses trésors. La science ne sauvera pas le monde : au contraire, elle ne fait qu'accroître l'orgueil. Dieu allumera pour les Frères un sixième flambeau, il en résultera des merveilles. Ils ne souffriront plus ni de la faim, ni de la pauvreté, ni de la maladie ; leur vie se prolongera sans fin. Ils communiqueront avec les Indes et le Pérou ; et pourront lire dans un livre unique tout ce que renferment les livres passés, présents et futurs. Ils métamorphoseront, par le moyen du chant, les rochers en pierres précieuses et parviendront à émouvoir et le dieu des enfers, Pluton, et les grands de la terre. Avant la destruction du monde, Dieu a résolu de lui envoyer encore une fois autant de lumière, de vie et de magnificence qu'Adam en avait reçu avant le péché originel. Et ce temps approche.
La Confessio exhorte les lecteurs à lire la Bible, « le livre le plus extraordinaire, le plus salutaire, le plus admirable qui ait été donné aux hommes depuis la création du monde » et surtout à en faire la règle de leur vie. Ce faisant, ils s'unissent en esprit à la Fraternité. II n'y a rien à attendre des réformes sociales ou morales ni de la philosophie : c'est par le dedans que s'opérera le salut, par le renoncement à soi-même, par la purification intérieure, par l'amour du prochain. Celui qui est compatissant à la souffrance humaine est près de Dieu qui élève les humbles et mortifie les orgueilleux ; Dieu lui fait entendre la voix de ses anges.
La Confessio donne également quelques explications sur le but et l'esprit de l'Ordre. Celui-ci comprend différents grades ; non seulement les grands, les riches et les savants, mais les petites gens peuvent être choisis, s'ils y sont aptes, pour les travaux de la Fraternité, laquelle a plus d'or et de trésors que tout l'univers peut en donner. Ceci toutefois ne constitue pas le but principal de l'Ordre ; avant tout, les Frères confessent le Christ d'un coeur sincère, ils professent la vraie philosophie et mènent une vie chrétienne.
LES NOCES CHYMIQUES
DE CHRISTIAN ROSENCREUTZ
En 1616 parut, sans nom d'auteur, les Noces Chymiques de Christian Rosencreutz (30). Jean-Valentin Andreae, dans son Autobiographie (31), déclare qu'il composa ce livre alors qu'il avait quinze ans, soit vers 1601.
Dans sa lettre, ce traité est un exposé de l'oeuvre métallique, assez détaillé ; dans son esprit, il décrit la montée de l'âme, de degrés en degrés, vers l'illumination.
Ce livre est attribué à Christian Rosencreutz qui l'aurait écrit en 1459. Il raconte, en sept journées, le mariage du roi, puis sa décollation et enfin sa résurrection.
C'est sur une invitation que le roi lui adresse d'assister à ses noces que Rosencreutz se met en route, dans le sentiment profond de son indignité. En souvenir du Christ, il noue en croix un ruban rouge sur sa robe de bure ; il pique quatre roses à son chapeau (15) et prend comme viatique du pain, du sel et de l'eau.
A l'entrée de la forêt il distingue trois voies : une courte, mais dangereuse ; la seconde est la voie royale réservée aux élus et la troisième est agréable mais très longue. Il est prévenu qu'une fois choisi le chemin, il ne pourra plus revenir en arrière. Il demande à Dieu, qui lui fait prendre le second chemin. Celui-ci le mène au château royal construit sur une montagne. Là, à un personnage qui lui demande son nom, il répond : Frère de la Rose-Croix rouge. Les nombreux candidats aux noces du roi sont « pesés » (16). Rosencreutz est le plus pur ; il est reçu avec tous les honneurs, on lui remet la Toison d'Or (17) ornée d'un Lion volant.
Quant aux intrus, une coupe leur est donnée, remplie du breuvage d'oubli avant qu'ils soient chassés, avec l'ordre de ne plus revenir au château du roi pendant leur vie.
Suivent d'autres épreuves symboliques ; et la représentation d'une comédie en sept actes. Devant la reine est un gros livre renfermant toute la science réunie dans le château. Les élus sont au nombre de neuf et ils tiennent chacun une bannière portant une croix rouge.
Enfin le devoir est notifié aux élus de penser à Dieu et de travailler pour sa gloire et pour le bien des hommes.
Ensuite le couple royal est décapité, ainsi que quatre rois et reines présents. Les six personnes sont ensevelies et leur sang est recueilli dans un vase d'or. Le Maure qui a procédé à l'exécution est décapité à son tour et sa tête rapportée dans un linge. Il est dit aux élus que : « la vie de tous ces êtres est entre leurs mains et qu'ils doivent garder une fidélité plus forte que la mort ».
La nuit, les six cercueils sont emportés par des navires. Les élus assistent aux funérailles symboliques des souverains et sont invités à chercher le médicament qui rendra la vie aux rois et aux reines décapités. De longues opérations alchimiques sont décrites.
Le roi et la reine ressuscitent. Its travailleront avec les élus au triomphe de Dieu. Le roi nomme ceux-ci « chevaliers de la Pierre d'Or », avec le pouvoir d'agir sur l'ignorance, la pauvreté et la maladie. Quant à Rosencreutz, il aura encore d'autres épreuves à surmonter avant d'arriver au terme. Il lui a été dit : « Tu as reçu plus que les autres ; efforce-toi donc de donner davantage également ». La signature de chacun est demandée. Notre héros écrit :
La plus haute science est de ne rien savoir (18)
Frère Christian Rosencreutz
Chevalier de la Pierre d'Or.
Année 1459.
***
L'auteur des Noces Chymiques, Jean-Valentin Andrea (1586-1654) , fut un des hommes les plus savants de son temps. Son grand-père Jacob avait été un des théologiens les plus illustres du XVIe siècle et l'un des auteurs de la « Formule de Concorde » : on le surnomma « le second Luther ». Jean-Valentin fut toujours très fier de descendre d'un tel ancêtre.
De bonne heure il perdit son père et fit, dans des conditions matérielles très difficiles, de solides études au séminaire de Tubingen. Il acquit une rare culture dans les langues anciennes et modernes, les mathématiques, les sciences naturelles, l'histoire, la géographie, la généalogie et la théologie. Il laissa une oeuvre considérable et un grand renom.
Il subit profondément l'influence de son maitre Jean Arndt (1555-1621), le grand prédicateur mystique, disciple spirituel de Jean Tauler, influence que confirmèrent et approfondirent ses amis très proches Christophe Besold et Wilhelm Wense dont la vie voulait être une imitation de Jésus-Christ. Nourris des grands mystiques que nous avons mentionnés, ils prêchaient, par réaction contre le dogmatisme et le ritualisme de l'Église officielle, la nécessité d'une vie toute d'esprit et d'amour, la droiture, la lutte opiniâtre contre les tendances mauvaises, l'intégrité de l'esprit, l'austérité des moeurs, la charité, la justice, affirmant que seule une vie sainte permet l'entrée dans le coeur humain du Saint-Esprit qui unit l'homme à Dieu et lui confère ses dons. Ils reprenaient dans leur prédication l'enseignement de saint Paul sur le vieil homme qui doit être crucifié avec le Christ pour ressusciter avec le Christ.
Andreae voyagea par toute l'Europe et les experiences qu'il fit au cours de ces périples le confirmèrent dans sa décision de n'attendre que de la vertu de l'Évangile la réalisation de ses généreux plans de réforme morale et sociale.
Pendant la guerre de Trente ans, la ville de Calw où il avait été nommé diacre fut détruite. Il se montra infatigable dans la création d'oeuvres de charité et se prodigua à ses concitoyens avec un admirable dévouement.
Sous le titre de Théophile, paru en 1649, il réunit en trois dialogues un remarquable programme de renouvellement, de conversion pour son Eglise. Et, quand parurent les premiers manifestes de la Rose-Croix, il publia Les Noces Chymiques de Christian Rosencreutz.
Qui a composé la Fama et la Confessio ? Cette question a fait couler beaucoup d'encre tout au long de ces trois siècles et demi.
II paraît certain que ces deux écrits ne sont pas l'oeuvre d'un seul et même auteur. Ils expriment les idées et les espérances d'une collectivité.
Gottfried Arnold, dans ses Kirchen- und Ketzerhistorien (32), affirme que Jean Arndt aurait révélé à son ami Christophe Hirsch, théologien de renom, que Jean-Valentin Andreae et trente autres personnes du pays de Wurtemberg auraient composé la Fama et l'auraient publiée dans l'espoir d'apprendre, par le moyen de cette fiction poétique, s'il existait, dispersés en Europe, des amis cachés de la véritable sagesse, qui pourraient alors se manifester.
D'autre part, le style et la langue de la Fama et de la Confessio sont différents du style et de la langue des ouvrages connus de Jean-Valentin Andreae, notamment des Noces Chymiques dont lui-même a revendiqué la paternité.
De nombreux noms d'auteurs ont été mis en avant.
La question est loin d'être résolue.
***
La Reformation, la Fama, la Confessio, ainsi que les Noces Chymiques de Christian Rosencreutz sont les seules manifestations écrites originales des Rose-Croix. Ce sont les premiers ouvrages où l'on trouve le nom de la Fraternité.
Ces écrits, principalement la Fama, furent souvent réimprimés et traduits. Ils eurent un retentissement prodigieux. Quantité d'êtres, des malades, des inquiets, lancèrent vers la Fraternité l'appel de leur détresse et de leurs espoirs. D'autres crièrent à l'imposture et à l'hérésie. La promesse d'un remède supprimant la maladie, d'une vie se prolongeant sans fin, d'un livre unique renfermant toute la science du monde souleva la fureur des médecins et des philosophes.
Un des résultats immédiats de l'apparition de la Fama fut, d'autre part, de susciter une foule de charlatans qui se donnèrent comme membres de la Fraternité, promirent des cures merveilleuses et des secrets alchimiques, et ne surent jamais que ruiner la santé et la fortune des naïfs qui crurent leurs hâbleries. Trois de ces aventuriers, à Wetzlar, Nuremberg et Augsbourg, poussèrent si loin l'audace que la justice séculière s'émut et que l'un d'eux fut pendu. (23)
Fludd flétrit certaines gens qui ont usurpé le titre de Rose-Croix et qui professent des théories mensongères. De même il y eut des livres fort peu estimables publiés sous leur nom.
(1) Universelle et générale Réformation du vaste monde tout entier. Avec la Fama Fraternitatis de l'illustre Ordre du Rose-Croix, adressée à tous les savants et souverains de l'Europe. Avec, également, une courte réponse par M. Haselmeyer, qui, pour cette raison, a été emprisonné par les Jésuites et envoyé aux galères. Maintenant préparée pour l'impression et la publicité et communiquée à tous les coeurs fidèles.
(2) Gloire de la Fraternité des R. C. c'est-à-dire la renommée de la Fraternité de l'Ordre très illustre du Rose-Croix, à tous les savants et souverains de l'Europe. Avec, en latin, la Confession de la même Fraternité, qui n'a jamais été éditée jusqu'ici, mais qui est maintenant demandée de multiples côtés, accompagnée d'une traduction allemande, pour être amicalement agréable aux lecteurs. Donnée à imprimer et communiquée dans une intention humblement charitable par un Philomage ami passionné de la lumière, de la vérité et de la paix.
(3) Le nom de la Fraternité et le nom du fondateur ne sont pas mentionnés dans la Fama ; ils sont désignés par les seules initiales R.C. et Fr. C. R.
(4) Vide supra, p. 44.
(5) Après cent vingt ans je m'ouvrirai. - La Fama ajoute ici: En même temps une porte s'est ouverte en Europe.
(6) De mon vivant je me suis fait pour tombeau ce résumé de l'univers.
(7) Jésus est tout pour moi.
(8) Le vide (n'existe) en aucune manière.
Joug de la loi.
Liberté de l'Evangile.
La gloire de Dieu est inattaquable.
(9) Soit cinq livres ; de même que les Chinois ont cinq Kings, les Hindous, quatre Vedas et le Manava-Dharma , Shastra ; les Israélites, le Pentateuque ; les Chrétiens, les Évangiles et l'Apocalypse.
(10) De Dieu nous naissons, en Jésus nous mourons, par l'Esprit Saint nous revivons.
(11) Vide supra, p. 31.
(12) À l'ombre de tes ailes, ô Jéhovah !
(13) De cet Adam Haselmayer nous ne savons rien.
(14) Confession de la Fraternité de la R. C. Aux savants de l'Europe.
(15) C'est déjà le symbole de la Rose-Croix.
(16) Référence au Méné-Téqet-Oupharsin (compté-pesé-divisé) de Daniel V. 25-28.
(17) La Toison d'Or est le nom symbolique du grand oeuvre.
(18) Summa scientia nihil scire.
CHAPITRE VI
LA MANIFESTATION ROSICRUCIENNE AU XVIIe SIÈCLE
Le caractère protestant de la manifestation rosicrucienne de 1614 n'a échappé à personne. Les protagonistes du mouvement rosicrucien au XVIIe siècle : Valentin Andrea, Michel Maïer, Robert Fludd étaient protestants.
Mais ce caractère extérieur ne doit pas faire illusion. Il ne recouvre nullement une attitude strictement doctrinale. Les auteurs des premiers manifestes rosicruciens - de même que Dante (1) - se sont élevés contre la papauté uniquement pour des motifs d'ordre politique et d'ordre moral.
***
LES PRINCIPAUX ÉCRIVAINS ROSICRUCIENS
Nous avons longuement parlé de Jean-Valentin Andreae.
Plus jeunes de quelques années que lui, Michel Maïer en Allemagne et Robert Fludd en Angleterre furent les personnages les plus représentatifs du mouvement rosicrucien au XVIIe siècle.
Michel Maïer (1568-1622) fut un alchimiste de renom. II devint médecin particulier de l'empereur Rodolphe II, qui lui donna le titre de comte palatin et de conseiller impérial. En 1617, il publia à Francfort le Silentium post clamores (25), où il loue les Rose-Croix d'avoir répondu par le silence aux pamphlets de toute sorte lancés pour ou contre eux ; que d'ailleurs les adversaires des Rose-Croix sont des « braillards qui auraient voulu être reçus dans la Fraternité mais n'en ont pas obtenu de réponse ». Il expose que, de tout temps et chez tous les peuples, il existe des collèges de philosophie où l'on étudie la médecine et les secrets de la nature. Ces secrets étaient transmis de génération en génération par voie d'initiation. Maïer précise que ces collèges furent institués pour l'enseignement des secrets de la nature et non pour la propagation de doctrines ésotériques. La Rose-Croix a eu raison de révéler son existence par la Fama et la Confessio, qui disent bien ce qu'elles ont à dire sans heurter en rien la raison, la nature et l'expérience. Et il déclare que les vrais Rose-Croix sont en dehors de l'espace et du temps : qu'ils lisent au plus profond des coeurs ; que, par conséquent, nul n'a à se préoccuper d'une affiliation éventuelle qui ne peut être décidée qu'en dehors de lui. Au surplus, la Fraternité a raison d'observer strictement le silence, qui seul peut la défendre contre la profanation du vulgaire. Maïer affirme que : « sur six mille candidats la Fraternité en choisit à peine un ». Et il ajoute : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. Les maîtres de la Rose-Croix montrent la rose, mais ils offrent la croix. Ils éprouvent même les candidats les meilleurs par un silence de cinq ans pour la domination de leurs passions et de leur parole ».
Dans la Themis aurea (18), Maïer proclame que tout vice est intolérable chez les médecins et que les Rose-Croix sont exempts de tous les vices.
Le plus curieux de ses ouvrages est Atalanta fugiens (33) où il est traité, au moyen d'emblèmes, des secrets de la nature.
Buhle rapporte qu'en 1620, Maïer se rendit en Angleterre où il fit une active propagande pour la Fraternité des Rose-Croix. Il est possible qu'il y ait rencontré Robert Fludd.
Après sa mort, son traité Ulysses (34) fut publié par un de ses amis personnels. Celui-ci déclara ignorer si Maïer, qui avec tant de chaleur et de désintéressement avait défendu la cause des Rose-Croix, fut jamais reçu parmi eux, mais il assure qu'il fut un Frère de la Religion chrétienne, c'est-à-dire sans aucun doute de la Fraternité du Christ fondée par J.-V. Andreae.
***
Robert Fludd (1574-1637) fut un des savants les plus singuliers de son époque. Il étudia à Oxford la littérature, la philosophie, les mathématiques, la théologie et la médecine. Puis il voyagea en France, en Italie et en Allemagne. Il obtint à Oxford le grade de docteur en médecine. Il possédait une science encyclopédique ; il était renommé dans toute l'Europe à la fois comme philosophe, médecin, anatomiste, physicien, chimiste, astrologue, mathématicien et mécanicien. Tout en se montrant partisan des doctrines de la Kabbale, dont il avait sondé les mystères, il aimait les sciences exactes et il fit preuve, dans tous les domaines où s'exerça sa vaste activité, d'un rare esprit d'observation. II fut l'inventeur du baromètre et construisit des machines qui firent l'admiration de ses contemporains.
Sa philosophie est essentiellement religieuse. Dieu est le principe, la fin, la somme de tout ce qui existe. L'univers tout entier est sorti de lui, il est formé de sa substance et retournera à lui. Dieu, passant éternellement par le monde archétype où il se révèle à lui-même par le macrocosme (la nature) et par le microcosme (l'homme) offre, selon l'expression du Trismégiste, l'image d' « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».
Dieu a révélé la Sagesse primordiale au premier homme et celle-ci s'est transmise ensuite, par les patriarches, les prophètes, les sages et, en dernier lieu, par les Frères de la Rose-Croix. Le Christ a révélé à ses apôtres, particulièrement à saint Jean et à saint Paul, les mystères de la science suprême.
La Pierre philosophale, c'est le Feu, la Vie, la Lumière issue du Christ. L'alchimie consiste à ramener l'adepte à l'état de perfection dont Adam fut déchu. (2)
Le philosophe et physicien Gassendi prétendit réfuter Fludd dans son Exercitatio in Fluddanam Philosophiam, Paris, 1630. Le P. Marin Mersenne, l'ami de Descartes, l'avait tenté dans ses Quaestiones celeberrimae in Genesim, Paris, 1623. L'astronome Képler écrivit également pour combattre ses théories. Cependant la méthode expérimentale employée par Fludd rappelle, par sa rigueur mathématique, les principes de la philosophie naturelle de Newton.
Fludd écrivit plusieurs ouvrages véhéments pour la défense des Rose-Croix, notamment le Traité apologétique (1617) (35) et, sous le nom de Joachim Frizzio, Le souverain Bien (1628). (19)
Comme Maïer Fludd déclare qu'il n'est pas Rose-Croix.
***
Théophile Schweighardt, de Constance, est un des grands apôtres de la Rose-Croix. Son Miroir de la Sagesse rosicrucienne (27) est d'une importance capitale. II y exprime au mieux le caractère véritable de l'entreprise rosicrucienne :
« Vois ici représentés tout l'art du monde, toute sa science et tout son savoir-faire : cependant cherche d'abord le royaume de Dieu ».
« Ora et labora ».
« Si tu ne comprends pas mes sincères leçons, tu ne comprendras aucun livre ».
« Beaucoup de personnes, appartenant à toutes les classes de la société, s'enquièrent avec instance de cette Fraternité. Il ne se passe pas de jours à Francfort, à Leipzig, dans d'autres lieux, mais surtout à Prague, où dix, douze et même vingt personnes ne se réunissent pour s'entretenir de ces objets, sans compter les personnes autorisées qui travaillent ensemble avec persévérance. Elles ont été trahies cependant par des faux frères ; c'est pourquoi l'auteur s'est décidé à mettre au grand jour l'esprit et les règlements de ce Collège. Il faut que le public sache que, bien que l'assemblée des Frères ne se tienne encore nulle part, un homme de coeur, pieux et loyal, peut facilement et sans grande peine arriver à leur parler ».
Dans le même ouvrage on lit : « Rentre en toi-même, repousse les choses de ce monde, considère les deux vieux traités de Thomas a Kempis écrits il y a cent cinquante ans, observe leurs directions. Si tu fais cela, tu seras déjà à moitié Rose-Croix... et un Frère se présentera bientôt en personne ».
Sous le pseudonyme de Florentinus de Valentia, il répondit à une attaque de F. G. Menapius du 3 juin 1617 et donna, dans sa Rose fleurissante (36) d'importants détails sur l'esprit qui anime les Frères. Ils font, dit-il, le contraire des savants qui disputent sur la logique et non sur la chose.
« Menapius dit que les Rose-Croix sont des sorciers, des magiciens noirs, des diables incarnés. Cela est faux, car ils aident tous les jours sans interruption le monde, mais anonymement.
» Ils ont, en mécanique, les miroirs d'Archimède.
» En architecture, les sept merveilles, les automates d'Archytas, de Bacon, d'Albert, les miroirs, le feu perpétuel, le mouvement perpétuel.
» En arithmétique, la rythmomachie, l'usage et la composition de la roue de Pythagore, sa méthode pour donner un nombre à toute chose jusqu'à Dieu.
» En musique, celle de la nature et de l'harmonie des choses.
» En géométrie, la quadrature du cercle.
» Les Rose-Croix cherchent le Royaume de Dieu, la régénération en Jésus-Christ en lisant le seul Livre de la Vie ».
Florentinus de Valentia prend ensuite la première personne ; il dit :
« Nous écoutons la Parole en esprit dans un sabbat silencieux.
» Le livre qui contient tous les autres est en toi, et dans tous les hommes.
» C'est lui qui conduit à la sagesse, qui guide les sages, qui m'a donné la connaissance de tout, de la création, des temps, des étoiles, des animaux, des pensées, des hommes, des plantes.
» Le royaume de Dieu est en vous (Luc XVII, 21).
» La Parole est la sagesse de Dieu, son image, son esprit, sa loi, le Christ en l'homme.
» De même que le petit doigt mis devant l'oeil empêche de voir toute une ville, de même un petit défaut empêche de voir le trésor de la Régénération...
» Adam n'a chu que par sa propre volonté..
» Je veux ne rien être et ouïr tout, m'abandonner à Dieu comme un enfant, accommoder ma volonté à la sienne, le chercher avant tout, laisser agir son royaume en moi » (36).
***
Irenaeus Agnostus parait être le pseudonyme de Gotthardus Arthusius, de Dantzig, qui fut vice-recteur du Gymnase de Francfort-sur-le-Main et que Semler croit avoir été chancelier de Westphalie. II signe un de ses livres (24) « l'indigne notaire de la Fraternité pour la Germanie ». Dans Fons Gratiae (37) il reprend les enseignements de la Fama : « Lutter contre les défauts et les vices, vivre dans l'humilité, la justice, la vérité, la chasteté, comme les premiers frères. Après la préparation, qui pourra durer cinq ans, l'homme, ayant porté la croix, connaîtra la rose ».
Ce « pacifique Inconnu » est un personnage énigmatique. Les ouvrages publiés sous son nom sont des apologies de la Rose-Croix (3). Or, un des opuscules signés de lui (4) s'en prend violemment à l'ouvrage également publié sous son nom qui est mentionné ici (note 3). Certains auteurs, Buhle, Waite, ont assimilé, mais sans preuves, Irenaeus Agnostus à un des adversaires de la Rose-Croix, comme F.-G. Menapius.
***
Un autre anonyme signe Rhodophilus Staurophorus (l'ami de la rose porteur de la croix). A. Peeters-Baertsoen l'identifie sans preuves avec Irenaeus Agnostus. Rhodophilus Staurophorus est l'auteur d'une brochure de 15 pages, écrite en août 1618: Le Rapt philosophique (38). Il signe « l'indigne serviteur de la Fraternité de la Rose-Croix ».
***
Citons encore Julianus de Campis, auteur de la Lettre datée de Belbosco 24 avril 1615 (39) qui fut publiée avec la Fama dans l'édition de 1616 et dans celle de 1617. Kazauer (8) prétend qu'il s'agit de Julius Sperber, conseiller d'Anhalt-Dessau, auteur de l'Écho de la Fraternité Rose-Croix (40).
***
L'un des plus savants parmi les écrivains rosicruciens est l'auteur de L'Âge d'or restitué (41), Henri Madathanus (Adrian Mynsicht). Originaire du Brunswick, il s'intitule Frère de la Croix d'Or. Il fut médecin et chirurgien du duc Adolphe Frédéric de Mecklembourg. Il travailla avec son famulus, Hermann Datich, à unir l'oeuvre de Boehme et celle des hermétistes (5).
***
Le philosophe français Michel Potier, qui vivait en Allemagne, s'est enthousiasmé pour la Rose-Croix. II dédia aux Frères son Nouveau Traité de la Pierre philosophale (42) et sa Philosophie pure (43), déclarant que, devant eux, il est un ignorant. II les invite à prêcher leur doctrine dans son pays.
***
En 1622, on trouva placardée aux murs des principaux carrefours de Paris une affiche ainsi libellée : « Nous, Deputez du Collège principal des Frères de la Roze-Croix, faisons séjour visible et invisible en ceste ville, par la grâce du Très Haut vers qui se tourne le coeur des justes. Nous monstrons et enseignons sans liures ny marques à parler toutes sortes de langues des païs où voulons estre, pour tirer les hommes nos semblables d'erreur et de mort. »
Quelques jours plus tard une nouvelle affiche fut apposée. On y lisait : « S'il prend enuie à quelqu'un de nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais auec nous mais, si la volonté le porte réellement et de fait à s'inscrire sur le registre de nostre confraternité, nous, qui jugeons les pensées, luy ferons voir la verité de nos promesses, tellement que nous ne mettons point le lieu de nostre demeure, puisque les pensées, iointes à la volonté reelle du lecteur, seront capables de nous faire cognoistre à luy et luy à nous. »
Buhle, qui prend ces affiches pour une pasquinade, ne soupçonne pas combien elles dévoilent la véritable nature et les pouvoirs de l'adepte. La présence invisible, l'enseignement intérieur, le don des langues, la faculté de faire percevoir la lumière aux intelligences droites sont les privilèges d'une très haute initiation.
***
Gabriel Naudé, publiciste, secrétaire intime du cardinal Mazarin, écrivit une Instruction à la France sur la vérité de l'histoire des Frères de la Roze Croix, Paris, 1623, où il prétend raconter ce qu'il a pu savoir sur les origines de la « Fraternité » ; il expose la légende de Christian Rosencreutz et il ironise sur la prétention des Frères de la Rose-Croix de réformer le monde.
***
En même temps un pamphlet grossier : Effroyables pactions faites entre le Diable et les prétendus Invisibles (1623) renchérit encore sur les calomnies de Naudé. Sous prétexte de renseigner ses lecteurs sur les « Invisibles », l'auteur anonyme impute aux Frères de la Rose-Croix des histoires d'assassinats, d'évocation du diable, de serments infernaux, des scènes de sabbat avec la présence d'Astaroth, etc...
***
Le P. Jacques Gaultier, de la Compagnie de Jésus, consacré aux Rose-Croix un chapitre de son livre Table chronographique de l'Estat du Christianisme depuis la naissance de Christ, Lyon, 1633. Il déclare que la Rose-Croix est « un rejeton du luthéranisme, mélangé par Satan d'empirisme et de magie ».
Quant au P. François Garasse : La doctrine des beaux esprits de ce Temps ou prétendus tels, Paris, 1624, il va jusqu'à demander pour eux la roue et le gibet.
***
Descartes servit pendant quelque temps en Allemagne dans l'armée du prince Maurice de Nassau. Il entendit vers 1619 parler des Rose-Croix et chercha à entrer en rapport avec eux ; mais il n'en trouva pas. Ce qui n'empêcha pas qu'à son retour en France, en 1623, il s'entendit reprocher de s'être enrôlé dans la dite société. Il ne voulait toutefois pas les condamner sans être mieux renseigné à leur sujet.
Leibniz n'a jamais considéré la Rose-Croix que comme une fiction. Pour lui, Les Noces Chymiques sont un roman où il a déchiffré une énigme dont le mot était : Alchimia.
***
Mentionnons Thomas Vaughan, dont le pseudonyme était Eugenius Philalethes.
Il était né en 1622. On l'a supposé originaire d'Écosse. Il étudia à Oxford et eut un grand renom de chimiste et d'alchimiste. Il s'attacha à pénétrer les secrets de la nature. Il s'appelait « philosophe de la nature » ; il se donnait pour disciple d'Henri Corneille Agrippa et se targuait d'hostilité à l'endroit d'Aristote et de Descartes.
En 1652 il traduisit en anglais la Fama et la Confessio. Voici comment il s'exprime dans l'introduction de ce livre : « je suis en mesure d'affirmer l'existence et la réalité de cette chimère admirée, la Fraternité des Rose-Croix... » et, dans la préface : « je n'ai, pour ma part, aucune relation avec ces gens-là... L'attention que je leur donne fut d'abord éveillée par leurs livres, car je les y ai reconnus pour de vrais philosophes... Leurs principes sont entièrement d'accord avec l'antique et primitive sagesse ; ils sont même conformes à notre propre religion et en confirment tous les points... La sagesse et la lumière sont venues de l'Orient ; c est à cette source vivante que les Frères de la Rose-Croix ont puisé leurs eaux salutaires ».
Entre autres ouvrages il a écrit La Porte ouverte du Palais fermé du Roi. (44 )
Il ne faut pas confondre Eugenius Philalethes avec son disciple George Starkey, dont le pseudonyme était Irenoeus Philalethes.
***
Quant à Jean-Valentin Andreae, déçu par l'attitude de ses concitoyens, indigné par les abus que les enthousiastes firent de ses principes, par la polémique soulevée autour de la Rose-Croix, par la persécution aussi dont lui-même fut l'objet de la part des dirigeants de l'Église luthérienne (6), il résolut de se retirer du mouvement Rose-Croix. Il alla même jusqu'à déclarer, dans le Menippus (46), dans Mythologia christiana (47), que la Fraternité est une farce, bien plus, que la Rose-Croix n'a jamais existé.
Mais, dans Turris Babel (48), il précise son attitude: « Je quitte maintenant la Fraternité, mais je ne quitterai jamais la véritable fraternité chrétienne qui sous la croix sent les roses et évite les souillures du monde ». Et, en un autre endroit : « Je ne veux être qu'un frère du Christ et des vrais chrétiens, respecter les institutions du Christ, aimer la sagesse chrétienne et goûter les roses du Christ ; je veux porter la croix des chrétiens et vivre leur vie ; je veux vivre et mourir en chrétien ».
Au reste, dans son Autobiographie (31), il a exprimé son repentir d'avoir ri aux dépens des Frères de la Rose-Croix.
En 1617 et en 1618 il publia une Invitation à la Fraternité du Christ (49) ; puis, en 1619, sous le titre Description de la République de Christianopolis (50), le programme d'une Union chrétienne où il reprit les thèses de la Fama et de la Confessio : la réforme du monde par l'établissement d'une société vraiment chrétienne. II exhorta ses amis à s'unir par un véritable amour fraternel et à préparer le règne du Saint-Esprit par l'imitation de Jésus-Christ dans la vie de chacun. Mais cette Société ne vit jamais le jour.
***
Nous terminerons ce chapitre par quelques anecdotes.
Voltaire, dans son article Alchimiste du Dictionnaire philosophique, raconte les historiettes suivantes :
« Le nombre de ceux qui ont cru aux transmutations est prodigieux ; celui des fripons fut proportionné à celui des crédules. Nous avons vu à Paris le seigneur Dammi, marquis de Conventiglio, qui tira quelques centaines de louis de plusieurs grands seigneurs pour leur faire la valeur de deux ou trois écus en or.
» Le meilleur tour qu'on ait jamais fait en alchimie fut celui d'un Rose-Croix qui alla trouver Henri Ier, duc de Bouillon, de la maison de Turenne, prince souverain de Sedan, vers l'an 1620 : « Vous n'avez pas, lui dit-il, une souveraineté proportionnée à votre grand courage ; je veux vous rendre plus riche que l'empereur. Je ne puis rester que deux jours dans vos États; ; il faut que j'aille tenir à Venise la grande assemblée des Frères. Gardez seulement le secret. Envoyez chercher de la litharge chez le premier apothicaire de votre ville ; jetez-y un grain seul de la poudre rouge que je vous donne ; mettez le tout dans un creuset et, en moins d'un quart d'heure, vous aurez de l'or ».
» Le prince fit l'opération et la répéta trois fois en présence du virtuose. Cet homme avait fait acheter auparavant toute la litharge qui était chez les apothicaires de Sedan et l'avait fait ensuite revendre chargée de quelques onces d'or. L'adepte, en partant, fit présent de toute sa poudre transmutante au duc de Bouillon.
» Le prince ne douta point qu'ayant fait trois onces d'or avec trois grains, il n'en fit trois cent mille onces avec trois cent mille grains, et que, par conséquent, il ne fut bientôt possesseur dans la semaine de trente sept mille cinq cents marcs, sans compter ce qu'il ferait dans la suite. II fallait trois mois au moins pour faire cette poudre. Le philosophe était pressé de partir ; il ne lui restait plus rien, il avait tout donné au prince ; il lui fallait de la monnaie courante pour tenir à Venise les États de la philosophie hermétique. C'était un homme très modéré dans ses désirs et dans sa dépense ; il ne demanda que vingt mille écus pour son voyage. Le duc de Bouillon, honteux du peu, lui en donna quarante mille. Quand il eut épuisé toute la litharge de Sedan, il ne fit plus d'or ; il ne revit plus son philosophe et en fut pour ses quarante mille écus ».
***
Hargrave Jennings raconte, d'après les meilleures autorités, l'histoire suivante. Un étranger arriva à Venise, un été de la fin du XVIIe siècle. Son train de vie magnifique, ses manières élégantes le firent bientôt admettre dans la meilleure compagnie, bien que personne ne sût rien de ses antécédents. Sa figure était de proportions parfaites, la face ovale, le front large et proéminent ; les cheveux noirs, longs et flottants ; son sourire était enchanteur quoique mélancolique, et l'éclat profond de ses yeux semblait parfois refléter les époques disparues.
Sa conversation était extrêmement intéressante, quoiqu'il fut discret et peu causeur ; on le connaissait sous le nom de Gualdi. Il resta quelques mois à Venise ; le peuple l'appelait le « Sober Signor » à cause de la simplicité de ses manières et de son costume. On remarqua qu'il avait une petite collection de magnifiques peintures dont il faisait les honneurs à tous ceux qui le désiraient ; qu'il était versé dans toutes les sciences et tous les arts, parlant de toutes choses comme s'il y avait été présent ; enfin il n'écrivit ni ne reçut jamais aucune lettre et n'eut de compte chez aucun banquier ; il payait toujours en espèces et disparut de Venise comme il y était venu.
II se lia avec un seigneur vénitien, veuf et père d'une jeune fille remarquablement belle et intelligente. Ce gentilhomme désira voir les peintures de Gualdi. Ce dernier fit au père et à la jeune fille les honneurs de sa collection ; ils en admirèrent en détail toutes les parties, et ils allaient se retirer lorsque le gentilhomme, levant les yeux, aperçut un portrait de Gualdi qu'à de certaines particularités il reconnut être du Titien. Or le Titien était mort, à cette époque, depuis près de deux cents ans, et l'étranger semblait avoir tout juste atteint la quarantaine. Le Vénitien fit part de sa remarque à Gualdi, qui répondit assez froidement que beaucoup de choses étaient difficiles à comprendre.
Cet incident fut raconté dans la ville, et, lorsque quelques personnes voulurent voir cet étrange portrait, le signor Gualdi avait quitté Venise en emportant la clef de la galerie des tableaux.
***
Le Dr Robert Plot (51) raconte l'histoire suivante : Un paysan, en creusant une tranchée dans un champ, heurta de la pioche à une petite profondeur une grande pierre rectangulaire qui, débarrassée des herbes et de la mousse, laissa voir un gros anneau de fer rivé à son centre. Croyant découvrir la cachette d'un trésor, il souleva cette pierre, après beaucoup d'efforts, et découvrit une large excavation dans laquelle s'enfonçait un escalier de pierre. Il en descendit les degrés, après quelques hésitations, et se trouva bientôt plongé dans des ténèbres profondes, mais dont la noirceur semblait s'éclaircir d'une lointaine lueur. À la profondeur d'environ cent pieds, il se trouva dans une cellule carrée d'où partait un long corridor ; après l'avoir suivi, il descendit un autre escalier de deux cent vingt-deux marches, essayant chaque degré avant de s'y risquer, au milieu de l'obscurité ; seule, une légère odeur aromatique arrivait par bouffées dans l'air froid du souterrain. En explorant la cellule où aboutissait le second escalier, il trouva sur sa droite un troisième escalier, au bas duquel brillait une pâle lumière immobile. Quoique un peu effrayé, il s'engagea dans cette troisième descente. La paroi devenait humide et les marches glissantes comme si aucun pied ne les avait foulées depuis des époques lointaines. Il entendait un sourd murmure, comme celui d'un galop lointain ; la lumière était maintenant visible à peu de distance. La peur gagnait peu à peu notre héros et ce n'était plus qu'avec de grandes hésitations qu'il continuait sa descente. À un tournant de l'escalier il aperçut subitement une grande chambre carrée, de plafond assez bas ; dans chaque coin, une rose en pierre noire était sculptée, et une lumière dorée comme celle du soleil levant, éclairait en plein la personne de l'explorateur stupéfait, Mais son étonnement se changea en terreur lorsqu'il aperçut un homme assis dans une chaire de pierre, lisant un grand livre posé sur une sorte d'autel rectangulaire, éclairé par une grande lampe antique en fer. Un cri de surprise que ne put retenir notre paysan fit se retourner vers lui l'homme assis ; celui-ci se leva, et, avec une expression de colère, fit le geste de lui interdire l'entrée de la chambre ; mais, comme le nouveau venu ne tenait pas compte de cette injonction, il brisa, d'un coup d'une verge de fer qu'il tenait à la main, la vieille lampe qui s'éparpilla en mille morceaux, laissant la place dans une obscurité profonde.
De sourds roulements semblaient passer dans de lointains corridors. Le paysan remonta précipitamment les escaliers, et, rentré dans son village, raconta son aventure souterraine ; et la colline où il avait mis au jour l'entrée du souterrain fut appelée, dans tout le Staffordshire, « le tombeau de Rosicrucius ».
(1) Vide supra, p. 28. Voir également, p. 29, la déclaration de Stanislas de Guaita : « Jamais les Rose-Croix n'ont renié le catholicisme... ».
(2) Dans la seconde partie de ce livre on trouvera plusieurs extraits caractéristiques de Robert Fludd.
(3) par exemple: Miroir de la Constance ou Exhortation nécessaire à ceux dont les noms sont déjà donnés à la sainte et bénie Fraternité du Rose-Croix, qu' ils ne doivent pas se laisser induire en erreur par certains écrits méchants et pervers, mais doivent se tenir fermes et demeurer confiants. Par Ireneus Agnostus (5 août 1618).
(4) Le Grelot des Sages, ou Découvertes ultérieure et fondamentale de la pieuse et bénie Fraternité de l'illustre Ordre du Rose-Croix. Dirigé... contre le Miroir de la Constance, lequel est écrit d'une façon très ironique et extravagante. Par Ireneus Agnostus (13 juin 1619).
(5) On trouvera des fragments de Madathanus dans la seconde partie de ce livre.
(6) Se reporter notamment à son Turbo (45).
CHAPITRE VII
LES MANIFESTATIONS ROSICRUCIENNES
DU XVIIIe SIÈCLE À NOS JOURS
La manifestation rosicrucienne de 1614 était inspirée par le pur esprit de l'Évangile ; son but était l'offre de la lumière, l'exhortation à la charité, à l'humilité, à la prière, à la véritable imitation de Jésus-Christ ; elle affirmait que la réforme générale du monde viendra, non pas des théologies et des spéculations sur la métaphysique, mais de la régénération individuelle, de la victoire de l'homme sur lui-même et de son attachement à la discipline évangélique. Un siècle ne s'était pas écoulé que tout était changé.
La pensée toute mystique des premiers écrits rosicruciens est remplacée par la discipline du secret, l'incognito austère, l'éloignement de la beauté, le célibat, une charité froide et dédaigneuse, des années d'efforts vers un but inconnu. De plus en plus ceux qui vont se servir du nom de Rose-Croix se cantonneront dans l'étude de l'alchimie et de la magie.
Nos renseignements personnels nous permettent de dire que le mouvement de 1714 était déjà vicié dans son chef, bien que ses membres subordonnés cherchassent la vérité avec un esprit de liberté et de sincérité très grand.
Le pasteur silésien Samuel Richter, dont le pseudonyme est Sincerus Renatus, publia à Breslau, en 1710, un ouvrage (en allemand) : La vraie et parfaite Préparation de la Pierre philosophale de la Fraternité de l'Ordre de la Croix d'Or et de la Rose-Croix, dont l'appendice renferme un code en 52 articles. Ici, aucune considération spirituelle ; des dispositions d'un légalisme étriqué ; un rituel sans grandeur, des signes de reconnaissance souvent burlesques. L'Ordre comporte des Frères de la Croix d'Or et des Frères de la Croix de Rose. À sa tête un Imperator élu à l'ancienneté et à vie ; tous les dix ans il change en grand secret son nom, sa residence et son pseudonyme. L'Ordre, qui comptait 21 membres, se compose de 23 frères au moins, de 63 au plus. Les frères sont admis après trois mois d'apprentissage et s'ils ont fait beaucoup d'opérations. Ils sont tenus de prêter serment. Ils doivent à leur maitre l'obéissance jusqu'à la mort. Les travaux de l'Ordre ne sont que d'alchimie et de magie, avec des secrets particuliers pour les frères. L'Ordre possède deux maisons où les membres se réunissent, l'une à Nuremberg, l'autre à Ancône ; mais ces endroits sont présentement changes, car depuis quelques années les frères se sont installés aux Indes, « afin de pouvoir y vivre tranquilles » (1).
***
Une inspiration semblable a donné naissance au Coelum reseratum chymicum (52) de J. G. Toeltius, où il est dit que devenir Rose-Croix, c'est connaître la magie divine. Ce n'est plus Christian Rosencreutz qui a fondé la Rose-Croix, c'est Friedrich Rose.
Ce personnage avait été découvert par Pierre Mormius. Déjà très âgé en 1620, il habitait la frontière du Dauphiné. II se disait membre de la Rose-Croix d'Or qu'il aurait fondée en 1622, composée seulement de trois membres, et dont le quartier général était à La Haye. II refusa à Mormius, qui revenait alors d'Espagne, de l'accepter dans cet Ordre ; après de longues instances, il le prit seulement comme famulus. Mormius apporta ce qu'il apprit aux États Généraux de La Haye et, comme ceux-ci refusèrent ses découvertes, il les consigna, en 1630, dans ses Arcana. (53)
En 1747, Hermann Fictuld (54) , qui se donne comme membre de la Société de Lascaris, affirme que l'Ordre de la Rose-Croix d'Or existe toujours. Il lui donne comme emblème la Toison d'Or, qui est le symbole du grand oeuvre, et un rituel avec des rubans multicolores, des croix, des parchemins et des signes.
***
Dans le premier quart du XVIIIe siècle, la Rose-Croix utilisa l'oeuvre de mystiques isolés, tels que Jacob Boehme. Le cordonnier-théosophe, qui est un des plus puissants génies métaphysiques de l'humanité, n'a jamais prétendu écrire des choses nouvelles : tout ce qu'il dit se trouve dans l'Écriture et à l'école de la Nature. Aussi, pour le comprendre, faut-il réaliser la vraie religion : imiter et suivre Jésus, « la Pierre philosophale spirituelle », dans ses souffrances et dans sa mort, afin de revivre avec lui.
Louis-Claude de Saint-Martin avait été détourné de l'étude des sciences occultes et engagé dans les sciences mystiques par Rodolphe Salzmann qui lui avait fait connaître l'oeuvre de Jacob Boehme. Le « philosophe inconnu » fit du « philosophe teutonique » son vrai maître, le juge de toutes ses doctrines, le guide de ses plus hautes aspirations, comme le dit Jacques Matter. Il répandit les écrits de Boehme dans plusieurs pays d'Europe.
Simultanément deux écrivains firent connaître Boehme en Angleterre : son ami Joachim Morsius, rosicrucien, dont le pseudonyme était Anastasius Philaretus Cosmopolita ; et William Law, auteur de beaux ouvrages mystiques.
Un autre disciple de Jacob Boehme, Jean Georges Gichtel, mystique-né, apôtre du renoncement, eut la révélation de la Vierge céleste, Sophia, qui le confirma dans la pauvreté christique et lui fit connaître les mystères de la nature intérieure et extérieure.
À la même phalange appartiennent deux écrivains mystiques, l'un en Allemagne, Karl von Eckhartshausen, l'autre en Russie, Ivan Lopoukhine.
Karl von Eckhartshausen (1752-1803) fit ses études à Munich et à Ingolstadt. Il devint conseiller aulique, puis censeur de la librairie, puis conservateur des archives de la maison électorale à Munich. Comme le dit le docteur Marc Haven, « il a voulu et su se tenir à l'écart de toutes les sociétés secrètes, plus ou moins mystiques, qui fleurissaient à son époque, tout en restant, plus que personne, membre actif de cette Communauté de la Lumière qu'il décrit en si parfaite connaissance de cause dans ses ouvrages. » (2) Très bon, sa vie ne fut qu'une suite ininterrompue d'actes de charité ; il se dépouilla pour alléger les souffrances des prisonniers français en 1795.
Il écrivit 79 ouvrages, dont les plus connus sont : Dieu est l'amour le plus pur (1784) et La Nuée sur le Sanctuaire (1819) (55) (3).
Ivan Wladimirovitch Lopoukhine (1756..1816), secrétaire d'État de l'Empire russe (1797) puis sénateur, a laissé pIusieurs ouvrages sur la Franc-Maçonnerie et il est l'auteur de Mémoires qui furent publiés en 1860. De lui nous ne savons pas grand-chose, sinon qu'il connut Mme de Krüdener et qu'il réussit à adoucir les premières persécutions dirigées par le gouvernement du Tsar contre les Doukhobors. Son oeuvre maîtresse est un ouvrage de pure mystique : Quelques Traits de l'Église intérieure (Moscou 1798) dont Eckhartshausen a dit : « un livre précieux et plein de sagesse » (4).
À ces grands noms ajoutons ceux éminents d'Emmanuel Swedenborg, le « prophète du Nord » (1688-1772) et du grand mystique polonais André Towianski (1795-1878).
***
Tels furent les derniers missionnés, du moins connus de nous, que suscita la Rose-Croix. Ensuite surgit sous son vocable une profusion de groupements ; mais ceux-ci n'ont de rose-croix que le nom.
Parmi la multitude d'Ordres, de Fraternités, de Sociétés qui s'intitulent Rose-Croix, mentionnons:
En Allemagne,
- les Frères de la Rose-Croix d'Or, fondés au milieu du XVIIIe siècle par J. G. Schroepfer, de Leipzig ;
- l'Ordre de la Rose-Croix Ésotérique du docteur Franz Hartmann, qui fusionna avec l'Ordre des Templiers Orientaux.
En Angleterre,
- la Societas Rosicruciana in Anglia - S.R.I.A. - fondée en 1860 par Robert Wentworth. Lord Bulwer Lytton fut Grand Patron de l'Ordre et Eliphas Lévi en fut membre pendant quelque temps ;
- la Société Théosophique, créée en 1875 par Mme Hélène Blavatsky, dirigée après la mort de la fondatrice (1891) par Mme Annie Besant. Un théosophe dissident, Rudolf Steiner, promoteur de l'Anthroposophie, fit construire à Dornach (Suisse) un « temple rosicrucien », le « Goetheanum » ;
- les Fratres Lucis, fondés par lord Bulwer Lytton, d'où sortit l'Ordo Roris et Lucis ;
- l'Hermetic Order of the Golden Dawn, fondé en 1887 par S. L. Mathers, lequel comprenait cinq grades dont les quatre supérieurs formaient l'Ordre de la Rose Rouge et de la Croix d'Or ;
-vers 1900 Aleister Crowley se sépara de la Golden Dawn et fonda l' Astrum Argentinum où l'on pratique l'auto-initiation.
En Amérique,
- la Fraternitas Hermetica, organisée par des Allemands à Chicago en 1875 ;
- la Fraternité de Luxor, implantée d'Allemagne et de Hollande aux États-Unis ;
- l'Hermetic Brotherhood of Light, fondée en Illinois, dont certaines théories furent publiées au XIXe siècle dans un livre intitulé Ghostland (Au pays des esprits).
Nous avons signalé la Societas Rosicruciana in Anglia S.R.I.A. ~. Une branche de cette Société fut installée au Canada, puis en Pennsylvanie. Vers 1880 elle fut réorganisée et prit le nom de Societas Rosicruciana in United States S.I.R.I.U.S. - Un de ses membres éminents fut Clark Gould, décédé en 1909.
La S.I.R.I.U.S. de nouveau remaniée devint la SR.I.A. (Societas Rosicruciana in America), Ses statuts la désignent comme a) une église, b) une académie, c) une fraternité.
Paschal Beverley Randolph, membre de la S.R,I.A., fonda la Fraternitas Rosae Crucis, dont le siège est à Quatertown (Pennsylvanie).
Entre les années 1909-1915 le docteur H. Spencer Lewis fonda à San Jose (Californie) l'A.M.O.R.C. (Antiquus Mysticusque Ordo Rosae Crucis), dont les instructions sont données ou bien oralement dans les temples de l'Ordre ou envoyées personnellement par courrier.
Vers 1909 Max Heindel fonda la Rosicrucian Fellowship, « école de philosophie et de guérison » où l'on enseigne aussi l'astrologie. Le premier siège-directeur de la Société fut Seattle. Plus tard Max Heindel construisit un temple à Oceanside, au sud de Los Angeles. Parmi ses nombreux ouvrages on compte une « Cosmogonie des Rose-Croix ». Une des consignes données par les « Frères aînés » à Max Heindel est « Ne jamais demander de l'argent dans n'importe quel but ».
En Hollande fonctionne le Lectorium Rosicrucianum, organe d'édition de La Septuple Fraternité Mondiale de la Rose-Croix d'Or, dirigée par J. van Rijckenborgh.
Toutes les variétés d'occultisme, d'alchimie, d'astrologie, de magie, la culture de la volonté, la recherche de pouvoirs, l'étude des forces inconnues de la nature sont un aperçu des programmes de ces Sociétés.
En France, Stanislas de Guaita fonda en 1889 une association placée sous le vocable de la Rose-Croix, l'Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix où l'on enseignait l'occultisme. Après sa mort, le sâr Joséphin Péladan, membre du suprême Conseil de l'Ordre, s'en sépara après avoir fondé un Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal ou de la Rose-Croix Catholique. On y professait un catholicisme ésotérique. Péladan disait : « La magie, c'est l'art de la sublimation de l'homme » - autrement dit, un individualisme orienté vers le divin.
Mentionnons enfin une manifestation d'un centre rosicrucien très élevé, la F. T. L., dont le mode de recrutement et le centre n'ont jamais été décrits. Nous savons que cette Société a commencé à s'étendre vers 1898 ; et nous supposons que les néophytes sont mis en relation avec les membres de l'Ordre d'une façon analogue à celle que décrit l'affiche rosicrucienne placardée dans Paris en 1622.
L'initiation en est très pure et essentiellement christique.
***
Nous terminerons ici cet exposé historique, de l'imperfection duquel nous nous rendons parfaitement compte. Nous répétons encore que nous n'avons voulu donner au public que ce que tout chercheur peut trouver avec de la patience. Les origines réelles de la Rose-Croix, non pas ses parchemins, puisque, société de mystiques, elle ne s'appuie pas sur la terre, mais ses rattachements invisibles, l'histoire exacte de ses envoyés, individuels ou collectifs, tout cela est et restera caché pour tout autre que pour les Frères. Sans prétendre, dans la suite du présent ouvrage, combler ces lacunes, nous invitons avec instance, nous appelons avec une amitié anxieuse, nous supplions avec une ferveur ardente tous ceux qui veulent savoir à s'unir pour invoquer l'esprit d'Elias Artista ou, mieux encore, l'esprit vivant du Maître universel Notre Jésus, le Seigneur Christ.
Tout sera donné à l'homme.
(1) Vide supra. p. 36.
(2) On trouvera, dans la seconde partie de ce livre, quelques pages de cet écrivain
(3) Traduction française aux Éditions Psyché, 6, rue des Petits Champs. Paris, 2°.
(4) La Bibliothèque des « Amitiés Spirituelles », 5, rue de Savoie. Paris 6° en a publié une traduction française.
CHAPITRE VIII
DE L'INITIATION ROSICRUCIENNE
Quelle était la nature de l'admirable connaissance de Moïse et d'Elie? Quelle était cette clef de la vraie sagesse ? Fludd l'a dit dans l'Apologeticus (35). Selon le mode kabbalistique, il a montré cette clef comme ayant été donnée (traditam) au Fils par le Père et aussi qu'elle eut une efficacité d'autant plus profonde dans les coeurs de ceux à qui elle fut donnée que ces coeurs étaient plus purs et plus accomplis.
Car ce sont les coeurs les plus accomplis que ]'Esprit choisit pour tabernacle.
À cette heure Fludd se demande si ce don de Dieu a été totalement oublié par les hommes, si cette clef, soit par la jalousie des patriarches, des prophètes et des apôtres, soit plutôt à cause du silence profond gardé par les hommes de toutes les nations, n'a pas été cachée et ensevelie dans l'oubli des entrailles de l'homme, puisqu'il est dit qu'à l'origine Dieu remplit la terre d'Esprit Saint. Bien mieux, il fit descendre la Sagesse ici-bas, pour que, dès son éveil, l'homme travaillât sous sa direction à savoir ce qui serait agréable à Dieu. Et tellement fut grand l'amour de l'Esprit d'intelligence pour les hommes qu'il en fit ses enfants chéris.
« Et alors peut-on douter que cet Esprit soit resté Jusqu'aujourd'hui avec quelques hommes choisis au coeur pur et fervent ? Et peut-on penser que ceux qui jouissent de cet Esprit se puissent tromper ? En effet, l'Esprit, par sa présence, les conduit dans la voie de la vérité. Il n'est point d'exemple qu'il y ait eu un siècle où, parmi les ténèbres générales, il ne se soit pas trouvé quelques élus qui aient vu la lumière et possédé la connaissance.
» Et, dans tous les âges de l'Église, il se trouvera des hommes à qui sera donné, pour vaincre, de ce bois, qui est dans le paradis de Dieu, ou encore la manne cachée, ou l'étoile matinale, ou la domination sur les peuples, ou de blancs vêtements pour s'en habiller, ou ce don que leur nom ne soit pas rayé du Livre de Vie, ou qu'ils seront les colonnes du Temple et porteront le nom nouveau de l'Agneau.
» La Vérité elle-même nous a promis, en outre, que tout ce qui est caché serait manifesté, que tout ce qui est occulte serait livré à la connaissance.
» Il résulte de tout cela que la vérité est gardée par une élite, que cette vérité sera révélée avant la révolution cyclique du monde (ante periodum mundi), par la permission et volonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ainsi que l'ont annoncé les prophètes et les apôtres. Ainsi que Jean-Baptiste, qui prépara et annonça la venue du Christ, ainsi l'élite en qui demeure l'Esprit prépare l'avènement de la Sion toute-puissante et du très éclatant Soleil de Vérité ; ils sont la première aube qui précède l'aurore. Mais, Dieu bon, combien sont cachées les vertus de ces hommes, combien secrètes leurs retraites dans lesquelles, pour notre siècle, l'Esprit a fixé sa demeure terrestre ! Ils jouissent de divines richesses et sont pauvres et inconnus pour le monde ; car le monde ne connaît pas les fils de Dieu, parce que les fils de Dieu n'auront pas voulu connaître le monde.
» Cependant la volonté de Dieu est que l'occulte soit manifesté. Par son prophète il a déclaré qu'avant la révolution (ou fin) du monde toute chair serait pénétrée par son Esprit. Le Psalmiste royal dit que les fils des hommes de foi seront enivrés de voluptés sous les ailes protectrices de Dieu, qui est la Source de la Vie, et que nous verrons la lumière dans sa Lumière.
» Voyons donc par quels hommes, inspirés par Dieu de la vertu de l'Esprit, l'annonce et la révélation de cette lumière peuvent s'accomplir.
» Est-ce parmi les Pères docteurs en théologie, ou même auprès du pape lui-même, qui paraît posséder et revendiquer sur la terre le siège de Jésus-Christ ?
» Je prouverai que ce n'est pas parmi ces derniers que l'on peut trouver les hommes en question qui doivent posséder pleinement tous les dons de la science, que ces derniers n'ont que peu ou point, car nous savons qu'ils manquent de la jouissance complète des dons du Saint-Esprit qui sont énumérés dans l'épître aux Corinthiens. Ce n'est pas qu'ils n'en aient quelques lueurs, l'un est plus éloquent, l'autre plus croyant, l'autre plus chaste, etc., mais ces dons sont en eux comme la représentation au rapport de l'image ou l'ombre au rapport du corps. Mais les dons efficaces et réels entraînent la prophétie, la faculté de miracle, la possession des langues, la guérison des maladies, et ce sont ces dons qu'il faut découvrir dans les annonciateurs de la vérité cachée. Il faut que ces élus de Dieu parlent la pleine vérité, prophétisent, aient de véritables visions, s'expriment en de nouvelles langues, interprètent exactement l'Écriture, chassent les démons, guérissent les malades, observent les préceptes divins, ne s'opposent pas au Verbe de Dieu. Tels sont les indices qui peuvent nous faire reconnaître les véritables disciples de l'Esprit. Et, si quelqu'un de nos sages se donne au monde vulgaire comme possesseur de tous ou de la plupart de ces dons, il mentira, car la vérité ne sera pas en lui, il ne sera pas un serviteur de Jésus-Christ, mais un esclave du monde, dont le propre est de haïr les justes.
» De ma recherche minutieuse j'ai conclu, ô Frères très illuminés, que vous êtes réellement illuminés par l'Esprit, par l'impulsion et les avertissements divins auxquels seront annoncées et dévoilées les choses que les textes sacrés ont mystiquement prédit devoir advenir immédiatement avant la fin du monde. Vous, au-dessus des hommes de cet âge, vous avez reçu du Créateur du monde une félicité, une vertu spirituelle et une grâce divine supérieures. Vous voyez dans sa lumière, vous êtes confortés par l'Esprit de Sagesse, vous menez une vie heureuse, et il apparaît que vous avez reçu tous les dons du Saint-Esprit.
» Et, si vos actes sont conformes à vos paroles, ce dont j'avoue qu'il ne m'est plus permis de douter, je dis qu'il faudra qu'on ajoute foi à vos prophéties, et d'autant plus qu'on les trouve en rapport parfait avec la source sacrée de vérité.
» Qu'entendez-vous, en effet, par votre Lion triomphant, qui doit tôt venir et qui sort de la tribu de Juda ?
» Que voulez-vous dire par votre aurore surgissante ?
» N'est-ce pas la clarté éternelle annoncée dans l'Écriture ?
» Qu'est-ce que le lever du soleil, sinon l'Ancien des Jours, sinon l'apparition totale dans le monde du vrai principe du Verbe et de la Lumière, que le monde ne connaissait pas, que les ténèbres ne comprenaient pas, c'est-à-dire Jésus-Christ dans la gloire de son avènement, c'est-à-dire l'étoile radieuse et matutinale ?
» N'est-ce pas par la bouche des prophètes et des apôtres que vous avez parlé, lorsqu'en vous faisant connaître, vous avez signifié à tous ce que infailliblement et certainement Dieu avait disposé d'offrir au monde au moment de sa fin, qui suivra immédiatement, une expansion de lumière, de vie, de vérité et de gloire, telle que la posséda et la perdit Adam ?
» Alors, dites-vous, cesseront toute fausseté, tout mensonge et toute ténèbre qui, peu à peu, avec la révolution du grand monde, se sont glissés dans les actes des hommes et ont obscuré la plupart d'entre eux. Le Psaume XXXV, 6, Joël II, Daniel II, VII, et I Corinthiens II, et une infinité d'autres passages des Écritures nous le confirment.
» Cette recherche très essentielle faite, je chercherai, Frères très sapients, avec votre licence, si la grâce de l'Esprit est en vous si pleine, qu'elle vous donne l'entrée du paradis ainsi qu'elle fut donnée à Moïse et Elie, vivant dans le monde.
» Je vois, par la lecture attentive de vos écrits, que vous n'agissez nullement par illusions ou prestiges diaboliques, comme s'avisèrent de le dire des ignorants, ou plutôt des envieux, dans leurs recherches sur votre Société. Non ! vous agissez par la véritable assistance du Saint-Esprit.
» Et, en effet, le grand arcane du règne céleste ne peut être indiqué ni par les sages du monde, mages, devins, ou aruspices : Dieu seul dans le Ciel peut en être le révélateur.
» Mes yeux se sont ouverts, et j'ai compris, par votre courte réponse, ce que (sur l'avertissement du Saint-Esprit, ainsi que vous le dites) vous livrez à deux élus, dans votre cénacle. Vous avez la science du vrai mystère et la connaissance de la clef qui conduit à la joie du paradis, tels que les patriarches et les prophètes dans les Saintes Ecritures. Puisque vous vous servez de la même voie et des mêmes moyens qu'eux pour l'acquisition du mystère, l'entrée du paradis vous est ouverte, ainsi qu'elle le fut à Elie, qui avait reçu les avertissements divins. Et voici votre doctrine à comparer avec l'admirable trésor antique :
» Vous avertissez deux hommes choisis qu'il y a une montagne, située au milieu de la terre et gardée par la jalousie du diable. De féroces et puissantes bêtes en rendent l'accès difficile. Vous leur ordonnez, après qu'ils se sont préparés par de dévotes prières à une telle tentative, de se rendre à la montagne, durant une nuit bien longue. Vous leur promettez un guide, qui viendra s'offrir lui-même et se joindre à eux et qu'ils ne connaissent pas.
» Celui-là, leur dites-vous, vous conduira à la montagne. Ayez un coeur viril, une âme héroïque, ne craignez rien de ce qui peut vous arriver, et ne reculez pas. Vous n'avez que faire d'une épée, ou de quelque autre arme matérielle ; vos armes sont vos prières dévotes et continues à Dieu. Le premier signal qui vous montrera que vous approchez de la montagne est un vent d'une violence telle qu'il fend le mont et brise les rochers. Des tigres, des dragons et autres animaux horribles et cruels s'offriront à votre vue. Ne craignez pas. Soyez fermes de coeur, car votre conducteur ne permettra qu'aucun mal ne vous soit fait. Mais le trésor n'est pas encore découvert, si tant est qu'il soit proche. Voici un tremblement de terre qui disperse et aplanit les amas que le vent avait faits. Gardez-vous de reculer. Mais le trésor ne vous est pas encore ouvert. Après le tremblement de terre, voici un feu intense qui va dévorer toute la matière et faire apparaître à vos yeux le trésor. Mais, vous, vous ne pourrez encore le voir. Puis, vers le matin, viendra un calme bienfaisant. Vous verrez l'étoile matutinale monter et s'annoncer l'aurore. A ce moment, le trésor s'offrira à vos yeux (1).
» Telle est la méthode et la formule pour acquérir la lumière divine, qui est le trésor des trésors.
» Mais, dira-t-on, les frères agissent par prestige et diablerie, car où serait cette montagne, sinon en enfer ? Qui sera le conducteur, sinon le diable ? Quels sont ce vent, ce tremblement de terre et ce feu intense ? Tout cela n'est-il pas contre la loi de Dieu ? - Je répondrai brièvement que le témoignage de l'Écriture même justifie ce mode de connaître le mystère divin. En effet, on voit au chapitre 19 du 3e livre des Rois qu'Elie, craignant la colère de Jézabel, se leva et s'en alla, etc.
» On voit qu'Elie dormait au désert, la nuit, sous un genévrier, quand un ange lui parla et lui donna le pain et l'eau.
» Or, qu'est-ce que le pain des anges, sinon la sagesse, la manne absconse qui est promise à l'Église victorieuse et qui est la véritable clef qui nous donne la contemplation du trésor ? Et le conducteur des frères, n'est-ce pas l'ange qui vient sur la route ? Ensuite l'ange et Elie ne gravissent-ils pas le mont Horeb ? De sa caverne Elie a vu comme premier signe un grand souffle agitant la montagne et fracassant les pierres, et Dieu n'était pas dans le souffle. Également Elie a ressenti une commotion dans laquelle Dieu n'était pas, comme le tremblement de terre dans lequel le trésor n'apparaît pas. En dernier lieu, Elie a vu le feu, et Dieu n'était pas dans le feu. Ensuite il entendit un doux vagissement dans l'air mollement agité, et c'est ensuite qu'Elie entend la voix de Dieu, comme les Rose-Croix ne voient le trésor qu'au point du jour.
» Que pensez-vous alors, mondains, de ces Frères, qui nous apparaissent comme jouissant de la même source et des mêmes trésors qui appartinrent jadis à Elie ? En quoi prestiges et illusions diaboliques ? Ils ne connaissent ni la psychique ni la physique et tous les mystères de la nature leur sont ouverts.
» Ils disent qu'ils n'éprouvent aucune joie de ce qu'ils peuvent faire de l'or, ni, comme le disait le Christ, de ce qu'ils peuvent se faire obéir des démons, mais que leur joie éclatera quand ils verront les cieux ouverts, les anges descendant et remontant vers Dieu et leur nom inscrit sur le Livre de Vie.
» Et, ailleurs, ils paraissent reconnaître qu'en une seule fois ils ont récupéré tous les biens que la nature a admirablement dispersés dans tous les lieux de la terre et que même ils les ont promis à leurs disciples, pour que, par leur connaissance, ils se puissent débarrasser de tout ce qui obscurcit l'intelligence.
» Et, ailleurs, dans leur Fama, que les hypocrites et les gens avides de richesses qui voudront venir à nous malgré leur volonté ne pourront nous suivre, mais se feront du mal à eux-mêmes, jusqu'à leur entière destruction. Quant à notre édifice, quand cent mille hommes voudraient le renverser, il n'en resterait pas moins debout, à l'abri du Malin, sous l'ombre de tes ailes, ô Jéhovah !
» Concluez donc avec moi, ô hommes de ce monde qu'aveugle un nuage d'ignorance, que la vertu et l'efficace du Saint-Esprit sont vraiment avec les Frères de la Rose-Croix et croyez que leur retraite est située ou aux frontières de ce lieu même de volupté terrestre où voisinent les nuages, ou aux sommets de certaines montagnes, très haut, suivant la volonté de Dieu et où les habitants respirent et dégustent un air très suave et très subtil ou souffle de la Psyché, ou les effluves de l'Esprit de la vraie Sagesse. »
LEGES SOCIETATIS
STATUTS DE LA SOCIÉTÉ POUR L'ÉTUDE DE LA SAGESSE DIVINE
Jésus a dit que, lorsque deux personnes seraient assemblées en son nom pour prier son Père, leur demande serait exaucée ; car il est alors au milieu d'elles.
1. - Chaque membre de la Société devra chérir ses frères.
2. - Les membres ne doivent pas médire les uns des autres ni se mépriser mutuellement.
3. - Ils doivent être fidèles les uns aux autres.
4. - Ils doivent être également véridiques.
5. - Humbles et obligeants entre eux.
6. - Ils ne doivent point rire de ces hautes études.
7. - Ils ont à tenir secret ce qu'ils y apprennent.
8. - Ils doivent se partager leur fortune les uns aux autres.
Le Membre le plus considérable de cette Société est le Seigneur Jésus, Fils de Dieu ; car elle est conduite en son nom et sa propre parole donne la certitude de sa présence. Ainsi tous les membres seront dans l'obligation stricte d'observer à son égard les règles de la Société. (2)
RÈGLES DE CONDUITE D'UN DISCIPLE DE La Magie Céleste ENVERS DIEU, ENVERS SON PRÉCEPTEUR, ENVERS SOI-MÊME ET ENVERS LES AUTRES, par l'auteur de l'Echo oder exemplarischer Beweiss (40).
1. - Le disciple doit craindre Dieu ; car la crainte de Dieu est le commencement, la racine et la couronne de la Sagesse.
2. - Il doit faire attention à la discipline.
3. - Il ne doit avoir que peu de relations avec le monde ; car, selon le mot de l'apôtre Jacques (IV, 4 et 5), l'amitié du monde est l'inimitié de Dieu.
4. - Il doit être pieux, pur et ne pas pêcher.
5. - Il doit être prudent et pondéré.
6. - Chaste.
7. - Il doit être humble.
8. - Il doit mépriser l'argent.
9. - II n'estime que peu la sagesse et la prévoyance des hommes.
10. - Il doit nourrir pour la Sagesse divine un ardent désir.
11. - Il doit être obéissant.
12. - Appliqué.
13. - Il ne doit pas, dès le commencement, rechercher les grands secrets.
14. - Il doit vénérer ces hautes études.
15. - Il doit être reconnaissant, doux et généreux envers son maître.
16. - II doit faire volontiers l'aumône.
Le Bijou symbolique de la Rose-Croix, dit Madathanus, est une rose sur laquelle se détache une croix ornée de treize joyaux.
Au centre est le diamant, signe de sagesse.
Sur la branche du haut : le jaspe vert, signe de lumière ; l'hyacinthe jaune, signe d'amour ; le chrysolithe blanc, signe de pureté.
Sur la branche de droite : le saphir bleu, signe de vérité ; l'émeraude verte, pierre de vie ; la topaze dorée, signe d'harmonie.
Sur la branche inférieure : l'améthyste violette, signe de justice ; le béryl bigarré, signe d'humilité ; le sarde rouge clair, signe de foi.
Sur la branche de gauche : la chrysoprase vert clair, force de la Loi ; la sardoine rayée, symbole de béatitude ; la chalcédoine, également rayée, signe de victoire.
OMNIA AB UNO
Ces préliminaires posés, nous allons répartir en trois groupes les documents qui nous sont parvenus:
1 ° Les caractères spirituels ou essentiels du rosicrucianisme.
2° Le processus initiatique dans ce qu'il a d'acquis par le mérite (pythagorisme) et dans ce qu'il a de donné par la grace (christianisme).
3° Les caractères particuliers du Frère de la Rose-Croix.
Les Rose-Croix habitent dans un château entouré de nuages devant lequel se trouve, sur un rocher, une plate-forme d'albâtre, supportée par quatre colonnes, avec un sceptre d'or orné de pierres précieuses. Du rocher descendent onze marches de marbre blanc ; tout autour une eau profonde, avec un grand vaisseau couvert d'un dais bleu. Le maître et ses serviteurs sont habillés de manteaux rouges. Non loin de là, une source d'eau vive avec un obélisque sur lequel sont gravés les usages de cette île en vingt-sept langues. Pour parvenir au château du Prince, il faut passer par une tour appelée l'incertaine, puis par une autre appelée la dangereuse, puis monter jusqu'au rocher, toucher le sceptre avec le doigt du milieu, vaincre le loup et le bouc ; ensuite apparaîtra une vierge qui couronnera le voyageur, le chevalier, et les nuages se dissiperont, on apercevra le château, on recevra le voyageur, dans une longue robe de soie jaune avec une haute barette brune ; il sera installé, intronisé dans la magnificence céleste et terrestre (3).
Irenxus Agnostus s'exprime ainsi :
« Celui qui s'en tient au Verbe de Dieu, qui l'étudie, le contemple de coeur, et qui cherche sans cesse la Sagesse, qui la suit, cherche à se loger près de sa maison et se bâtit une hutte adossée à son palais. II fait venir ses enfants sous son toit, et les bosquets le préservent de la chaleur. Celui qui s'attache à la parole de Dieu fait cela, trouve la Sagesse, comme une mère et elle le reçoit comme un jeune fiancé. Elle le nourrit du pain de la compréhension et de l'eau de la sagesse ; il devient fort et se tient attaché à elle ; elle l'élève au-dessus de ses proches, lui délie la langue, elle le couronne de joie et lui donne un nom éternel.
» Nous sommes heureux de ce que Michel Maïer a écrit pour nous.
» D'autres sociétés ont fait fleurir en Orient et à Alexandrie les arts libres ; Aristote prit sa science en Égypte et sut donner à Alexandre une pierre pour vaincre ses ennemis.
» Ceux-là seuls sont aptes à nos leçons que Dieu a désignés dès le commencement » (4).
Fludd va nous expliquer ceci :
« En effet, l'Apocalypse dit qu'en tout âge on trouva des hommes à qui, pour le prix de leur victoire, il fut promis :
a) le bois de vie qui est dans le paradis de Dieu
b) la manne occulte et la pierre blanche ;
c) l'étoile matutinale ;
d) des vêtements blancs pour se vêtir, et ce don que leurs noms ne soient pas effacés du Livre de vie ;
e) qu'ils seront les colonnes du temple et auront le nouveau nom de l'Agneau.
» Les Évangélistes comprennent que c'est à de tels hommes que s'appliquent ces paroles, en les commentant ainsi.
» Il sera donné à tous ceux qui sauront recevoir la lumière qui illumine tout homme arrivant dans ce monde, de devenir les fils de Dieu. Et ils pourront habiter la maison de la Sagesse, fortement bâtie sur la montagne au dire du Sauveur lui-même : « Tout homme qui reçoit mes enseignements et les suit, ressemble au vrai sage qui édifie sa demeure sur la pierre. Les pluies tomberont, les fleuves inonderont, les vents furieusement souffleront contre elle, elle n'en sera point renversée, car elle est fondée sur la pierre ».
» Mais, direz-vous, pourquoi les habitants de cette demeure métaphorique demeurent-ils aussi cachés que leur secrète demeure ? S'ils ont tant de vertus et de pouvoirs, pourquoi ne révèlent-ils pas leurs secrets pour le bien du pays qu'ils habitent (comme le veut Mersenne) ? À quoi je répondrai qu'ils sont riches des richesses divines, mais que, dans le monde, ils sont pauvres et inconnus. Et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils méprisent les richesses et les pompes du monde, puisque l'Évangéliste a dit : N'aime pas le monde, ni rien de ce qui est dans le monde, car tout n'y est que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et motif d'orgueil ».
Schweighardt promet à celui qui, ayant lu et relu le si précieux livre de Thomas a Kempis, conforme exactement sa vie au premier chapitre, qu'un frère lui écrira et viendra à lui avec le Parergon.
« L'Ergon, qui est la purification de l'Esprit, la glorification de Dieu sur la terre, est l'oeuvre non seulement des Frères de la Rose-Croix, mais encore de tous les vrais chrétiens. L'âme humaine a deux yeux : le droit est le moyen de voir dans l'Éternel, là est l'Ergon ; le gauche regarde, dans le temps et les différences des créatures, ce qui est meilleur ou pire pour la vie du corps ; là est le Parergon. Quand l'oeil droit regarde l'Éternel, l'autre oeil est comme mort, et réciproquement. Telle est la sagesse rhodostaurotique ».
« Nous savons les choses éloignées et étrangères, supernaturellement ; nous envoyons des messages pour nous amuser, sans en avoir besoin.
» Le Livre M. nous apprend tout ; même ce qui se passe dans les conseils des Indes ; notre science s'est développée peu à peu ; mais rien ne s'est développé que nous n'en possédions le germe.
» Notre fondateur a rétabli la science qu'Adam avait au moment du Fiat. Adam n'a pas tout perdu avec la chute. Nous avons porté ce reste à sa perfection.
» Notre demeure n'est pas visible ; cependant nous l'avons fait souvent voir par compassion aux pauvres et aux malades » (Irenaeus Agnostus).
Si on l'envisage au point de vue scientifique, l'initiation des Rose-Croix se trouve indiquée dans la structure de la grande pyramide d'Égypte, dans la Table d'Émeraude, le Zodiaque et le Tarot vrai.
On comprendra que nous, qui ne sommes pas Rose-Croix et qui ne serons probablement jamais digne de l'être, nous nous bornions à indiquer ces sources, laissant à chacun le soin d'y remonter.
MEA VICTORIA IN CRUCE ROSEA
Processus initiatique.
CE QUI PEUT ÊTRE ACQUIS.
La vocation est générale mais l'élévation est spéciale. (Irenaeus Agnostus).
Nous n'avons pas la prétention d'écrire un traité d'initiation. Nous avons, suivant notre habitude, choisi quelques extraits suggestifs qui mettront le lecteur à même de se renseigner de visu, pour ainsi dire.
« Selon la doctrine ancienne, pour devenir tout-puissant, il faut vaincre en soi toute passion, oublier toute convoitise, détruire toute trace humaine, assujettir par le détachement. Homme, si tu cesses de limiter une chose en toi, c'est-à-dire de la désirer, si, par là, tu te retires d'elle, elle t'arrivera, féminine, comme l'eau vient remplir la place qu'on lui offre dans le creux de la main. Car tu possèdes l'être réel de toutes choses en ta pure volonté, et tu es le dieu que tu peux devenir. Oui, tel est le dogme et l'arcane premier du réel Savoir (5) ».
Cependant, « à peine en mille ans naît-il un seul être qui puisse franchir les formidables portes qui conduisent aux mondes au delà » (6).
On apprend tout d'abord au disciple à tenir sa langue ; les personnes les plus capables ne sont admises dans les grades secrets qu'après une surveillance continue d'au moins cinq ans. On accepte même des ignorants, pourvu qu'ils soient honnêtes et discrets (25).
Et Michel Maïer ajoute : Pour que les Rose-Croix acceptent un élève, il faut que le désir de science et la bonne volonté aient reçu confirmation au moyen d'une manifestation illuminative (18).
Notons ici que Maïer représente surtout le côté pythagoricien de cette tradition.
« Il existe une Société dont les statuts et les mystères sont, pour les érudits les plus curieux et les plus profonds, un impénétrable secret. En vertu de ces statuts, chaque membre est tenu de guider, d'aider, de conseiller les descendants les plus reculés de ceux qui, comme votre ancêtre, ont pris une part, si humble et si stérile qu'elle soit, aux travaux mystérieux de l'Ordre. Nous sommes engagés à les diriger vers leur bonheur ; plus encore, s'ils nous l'ordonnent, nous devons les accepter comme disciples (7).
« Boire à longs traits la vie intérieure, c'est voir la vie supérieure ; vivre en dépit du temps, c'est vivre de la vie universelle. Celui qui découvre l'élixir découvre ce qui est dans l'espace, car l'esprit qui vivifie le corps fortifie les sens. Il y a de l'attraction dans le principe élémentaire de la lumière. Dans les lampes du Rose-Croix, le feu est le principe pur et élémentaire. Allume les lampes pendant que tu ouvres le vase qui contient l'élixir, et la lumière attire à toi ces êtres dont cette lumière est la vie. Méfie-toi de la peur. La peur est l'ennemie mortelle de la science » (7').
Au point de vue du développement symbolique des pouvoirs magiques, on pourra étudier avec fruit l'Akedysseril de Villiers de l'Isle-Adam. Les pages suivantes de Zanoni montreront le reste ; et, enfin, L'Annonciateur du même Villiers nous dévoilera un peu les finalités dernières de l'âme dressée dans cette école.
« Pour soulever le voile, cette âme avec laquelle vous écoutez a besoin d'être retrempée dans l'enthousiasme et purifiée de tout désir terrestre. Ce n'est pas sans raison que ceux qu'on a appelés magiciens en tout temps, en tout pays, ont prescrit la chasteté, la contemplation et le jeûne, comme les sources de toute inspiration. Quand l'âme est ainsi préparée, la science peut venir l'aider, la vue peut être rendue plus pénétrante, les nerfs plus sensibles, l'esprit plus prompt et plus ouvert ; l'élément lui-même, l'air, l'espace peut devenir, par certains procédés de haute science, plus palpable et plus distinct. Ce n'est pas là de la magie, comme le pense le vulgaire crédule. Je l'ai déjà dit, la magie (ou la science qui fait violence à la nature) n'existe pas : ce n'est que la science qui maîtrise la nature. Or il y a, dans l'espace, des millions d'êtres, non pas précisément spirituels, car tous ont, comme les animalcules invisibles à l'oeil nu, certaines formes de la matière, mais d'une matière si ténue, si subtile, si délicate qu'elle n'est, pour ainsi dire, qu'une enveloppe impalpable de l'esprit, plus déliée et plus légère mille fois que ces fils aériens qui flottent et rayonnent au soleil d'été. De là, les créations charmantes des Rose-Croix, les sylphes et les gnomes. Et, pourtant, il y a, entre ces races et ces tribus diverses, des différences plus marquées qu'entre le Grec et le Kalmouck ; leurs attributs différant, leur puissance diffère. Voyez dans la goutte d'eau quelle variété d'animalcules ! combien sont de formidables colosses ! quelques-uns pourtant sont des atomes en comparaison des autres. Il en est de même pour les habitants de l'atmosphère ; les uns ont une science suprême, les autres une malice horrible ; les uns sont hostiles à l'homme, comme les démons, les autres doux et bienveillants, comme des messagers et des médiateurs entre le ciel et la terre. Celui qui veut entrer en rapport avec ces espèces diverses ressemble au voyageur qui veut pénétrer dans des terres inconnues. Il est exposé à d'étranges dangers, à des terreurs qu'il ne peut soupçonner. La communication une fois établie, je ne peux te protéger contre les chances auxquelles ton voyage est exposé. Je ne puis te diriger vers les sentiers libres des incursions des ennemis les plus acharnés. Seul et par toi-même, il te faudra tout braver, tout hasarder ; mais, si tu aimes à ce point la vie que ton unique souci soit de continuer de vivre, n'importe dans quel but, en ranimant tes nerfs et ton sang par l'élixir vivifiant de l'alchimiste, alors pourquoi t'exposer aux dangers des espaces intermédiaires ? Parce que l'élixir, qui infuse dans le corps une vie plus sublime, rend les sens tellement subtils que les fantômes de l'air deviennent pour toi perceptibles à la vue et à l'ouïe ; si bien que, sans une préparation qui te rende graduellement capable de résister à ces fantômes et de défier leur malice, une vie douée de cette faculté serait la plus épouvantable calamité que l'homme pût s'attirer. Voilà pourquoi l'élixir, quoique composé des plantes les plus simples, ne peut sans danger être pris que par celui qui a passé par les épreuves les plus sévères. Plus encore, il en est qui, effrayés et épouvantés par les visions qui se sont révélées à eux dès la première goutte, ont trouvé que la potion avait moins de puissance pour les sauver que n'en avaient la lutte et les déchirements de la nature pour les détruire. Ainsi, pour qui n'est pas préparé, l'élixir est purement un poison mortel. Parmi les gardiens du seuil, il en est un aussi qui surpasse en malice haineuse toute sa race, dont les yeux ont paralysé les plus intrépides et dont la puissance sur l'esprit augmente en proportion exacte de la peur. Ton courage est-il ébranlé ? » (8).
On sait que les âmes des hommes s'incarnent un grand nombre de fois et que leurs morts ne sont que les points de transition entre deux vies successives. On sait encore que ces multitudes d'existences ont une fin, qui est la réintégration dans l'Adam céleste. La tradition enseigne aussi qu'au moment de chaque mort deux anges viennent prendre l'âme pour la conduire au tribunal du jugement ; mais, à la fin de la dernière incarnation, lorsque l'âme va enfin goûter la vie absolue, c'est Azraël qui la vient chercher, en l'appelant par son nom véritable (9) ; et l'endroit de l'univers où elle doit alors mourir définitivement à la vie créée est le lieu même où elle est descendue pour la première fois. Car les âmes ont un nom mystérieux qui indique leur lieu d'origine, leurs travaux, et la qualité de la lumière acquise pendant leur probation. Comme une âme est le roi d'une portion de l'univers, elle entraîne avec elle ses subordonnés par les actes qu'elle accomplit, et au lieu où elle subit sa dernière mort naturelle se trouvent réunis tous les inférieurs qui lui avaient été donnés à gouverner lors de sa première descente. Ceux-ci sont alors réunis avec elle à toujours, et une portion des conséquences de la chute originelle se trouve en même temps effacée.
En résumé, tout ce que nous venons de citer se réfère au côté humain, volontaire et accessible de l'initiation. Plus loin vient une épreuve douloureuse entre toutes. Si on succombe, on entre dans le sentier de gauche ; si on est victorieux, on entre dans la voie dont nous allons essayer d'indiquer maintenant la direction.
INDEX SOMMAIRE DES POINTS PRINCIPAUX
DE L'ÉTUDE DE LA SAGESSE DIVINE
par l'auteur de l'Echo oder exemplarischer Beweiss (40).
DE DIEU.
1. - Que le disciple reconnaisse Dieu pour plus haut et plus précieux que toutes les richesses de ce monde.
2. - Qu'il croie en Dieu fermement et de tout son coeur.
3. - Que, par crainte de Dieu, il tienne à sa grâce et à sa faveur plus qu'à toute l'amitié des hommes.
4. - Qu'il s'applique à aimer et à craindre Dieu de tout son coeur et à conserver une conscience pure envers lui et envers les hommes.
5. - Qu'il soit convaincu que le Seigneur récompensera les bons et punira les méchants.
DE LA PAROLE DIVINE.
1. - Qu'il considère tout ce qui est donné dans l'Écriture comme parole divine, de la plus haute et de la plus indubitable vérité.
2. - Qu'il ajoute plus de créance à la parole divine qu'à la parole humaine ; qu'il n'abandonne jamais cette école divine pour les leçons d'un homme.
3. - Qu'il soit persuadé que la parole de Dieu lui fera concevoir, selon le sens intérieur et secret, beaucoup de grands mystères, qui passeront inaperçus de ceux qui s'en tiennent au sens extérieur de l'Écriture.
DE L'HOMME INTÉRIEUR.
1. - Qu'il croie, selon l'enseignement du Verbe, que l'homme intérieur, ou l'âme, est beaucoup plus parfait que le corps ; et que par suite on doit tenir plus à son âme qu'au monde entier et à tous les biens terrestres.
2. - Qu'il estime de la sorte non seulement le salut éternel et la béatitude de l'âme, mais encore sa culture et son illumination pendant cette vie terrestre.
DE LA VIE FUTURE ET ÉTERNELLE.
1. - Que le disciple croie à une vie future, meilleure et sans fin.
2. - Que, dans cette vie éternelle, il y a des différences entre les élus.
DE LA SAGESSE DIVINE.
1. - Qu'il ait confiance en la promesse divine qui nous dit que, si l'on cherche en toute sincérité la Sagesse, nous l'obtiendrons selon la volonté de Dieu.
2. - Qu'il désire avec zèle cette Sagesse et tous ses avantages.
3. - Qu'il tienne, en face de la Sagesse divine, la sagesse humaine pour une folie.
4. - Qu'ainsi il s'en tienne à la Sagesse divine, et la préfère à la sagesse, à la philosophie et aux arts de ce monde.
5. - Que, dans ces études, il n'ait point en vue les honneurs temporels, mais seulement la culture de son Âme et son illumination éternelle et temporelle.
6. - Qu'il préfère le trésor céleste à tous les trésors terrestres.
7. - Qu'il s'efforce de détacher de plus en plus son coeur des affaires temporelles, pour le livrer tout entier à l'étude de la Sagesse divine et pour s'y soumettre absolument.
8. - Qu'il ne s'inquiète pas si, par l'obéissance à cette Sagesse, il s'attire la risée des sages de ce monde et qu'il passe à leurs yeux pour un fou.
CE QUI PEUT ÊTRE DONNÉ
Le moi est cette pierre rejetée par les constructeurs et qui est devenue la clef de voûte. La mort du Christ sur la croix est la mort mystique de l'égo. (Fr. Hartmann).
Il faut premièrement reconnaître le Christ et se fier à lui, deuxièmement appeler Marie.
Ni Aristote, ni Luther, ni Rome, ni les moines ne serviront à quelque chose en cette affaire. (Irenaeus Agnostus).
Voici ce que dit l'auteur du Frater Rosatae Crucis (57) :
« On arrive plus vite au Christ en imitant sa vie qu'en lisant beaucoup.
» Les Rose-Croix enseignent la Bible et Tauler. »
« Celui qui ne sait pas lire, dit Julianus de Campis (39), n'a qu'à écouter le prédicateur.
» Il faut non seulement aller vers le Christ, mais encore devenir un avec lui.
» Réaliser dans notre coeur la passion du Christ.
» II y a dans l'homme : corps, âme esprit (1 ThessaIoniciens V, 25 ; 1 Corinthiens II, 14 ; Luc I, 46, 47) ou bien trois hommes :
» l'homme sensuel ;
» l'homme animal raisonnable ;
» l'homme spirituel.
» Chacun doit porter sa croix et, pour cela, crucifier les deux premiers, et passer, pour le troisième, par l'humilité, le désespoir, la mort.
» Plus l'homme monte, plus sa croix devient lourde. »
« Le collège du Saint-Esprit, dit Schweighardt, est suspendu dans l'air, où Dieu veut, car c'est Lui qui le dirige. Il est mobile et immobile, stable et instable ; il se meut sur ses roues et par ses ailes ; et, quoique les frères sèment la Vérité par de claironnantes trompettes, Julien de Campis se tient toujours de l'autre côté, armé de l'épée de l'examen. Si tu as une mauvaise conscience, aucun pont, aucune corde ne te sauvera ; tu tomberas dans le puits de l'erreur d'autant plus profondément que tu auras été plus haut, et tu y périras. Suis-moi ; imite les oiseaux de l'air pur. Ils volent ; fais de même. Il n'y a pas de danger dans la lenteur, il y en a beaucoup dans la précipitation. Laisse voler les colombes hors de ton arche, pour voir si le pays refleurit : si elles te rapportent un rameau d'olivier, c'est que Dieu t'est venu en aide. Tu dois à ton tour porter aide aux pauvres. Si elles restent dehors sans preuve de vérité, va dans ton jardin, contente-toi de tes racines, plante la patience, protège ton âme du désespoir. Quoique julien dise : « Qui n'est pas apte aujourd'hui le sera encore moins demain ; on ne lutte pas de force contre la sagesse » ; l'heure viendra.
» Les frères ont le don d'ubiquité ; ils sont plus près de toi que tu ne le penses.
» Ce temple doit être très petit, car aucun frère n'y est demeuré plus longtemps que quatre semaines. Cependant ils voient de là tes pensées mieux que tu ne pourrais les manifester. Lis donc, en attendant, les vieux ouvrages de théologie ; celui de Thomas a Kempis, par exemple ; suis-les ; tu as là-dedans tout l'enseignement aussi net et beau qu'il serait digne d'être gravé sur l'or et les pierres précieuses. Mets-le en pratique d'une façon continue ; tu seras alors plus qu'à moitié Rose-Croix ; tu trouveras bientôt les Magnalia du Grand et du Petit Monde ; bientôt un frère t'apparaîtra. Tel est le seul chemin. »
« Le Christ, dit Madathanus, est l'arbre de vie par lequel sont adoucies les eaux amères de Mara ; nous sommes ses branches et nous fructifierons par sa vertu. Nous ne formons avec lui qu'un seul être. Sa chair et son sang spirituels sont l'aliment ou la teinture dont se nourrit le véritable homme intérieur, car chaque principe se nourrit de son analogue : le corps mortel se nourrit de la terre, le corps sidérique se nourrit du firmament, et l'âme vit par l'Esprit du Seigneur.
» L'homme intérieur ou le corps dynamique pur forme avec sa céleste fiancée, par la foi, une essence spirituelle qui est la chair du Christ, la teinture de vie, un amour igné et pénétrant. C'est de l'humanité spirituelle que Jésus a donné à ses disciples un corps et une vie célestes qu'il apporta du Ciel. La loi est un feu qui réduit en cendres la nature, Adam et la chair par la souffrance et la mort ; l'Évangile est une eau qui spiritualise par la grâce du Christ et de l'Esprit et qui produit la paix, la joie, la bénédiction et la vie ».
L'Imitation de Jésus-Christ demeure le manuel de tout aspirant à la couronne invisible des Rose-Croix. Ce livre, modeste et familier, dont l'auteur s'est dérobé pendant des siècles à l'admiration des hommes, est, après le Nouveau Testament, le plus sublime que la Providence ait donné à la race blanche. Celui qui pratiquerait parfaitement tous les conseils qu'il donne, dit Schweighardt, serait déjà plus qu'à moitié Rose-Croix. La vertu secrète qui lui confère un charme divin est cette alliance unique d'idéal et de réel, cette descente continuelle du sublime dans les soins vulgaires de la vie quotidienne, cette élévation ininterrompue du coeur qui transfigure les actes les plus communs.
Thomas a Kempis, que les travaux de l'érudition moderne ont prouvé être l'auteur de ce livre admirable, appartenait à la Société des Frères de la vie commune. J'ai eu entre les mains un de ses portraits. Rien dans la figure maigre, ni dans les traits irréguliers, ni dans le maintien placide de cet initiateur, ne décèle l'effort surhumain de sa volonté, ni les souffrances continuellement renouvelées par leur acceptation consciente. La laideur physique semble être un caractère commun des êtres en qui surabonde la splendeur morale ; comme si le Ciel voulait donner à ces âmes d'élite un principe terrestre si particulièrement pervers que leur lumière seule soit assez forte pour l'évoluer et l'harmoniser.
Donner une analyse de ce livre est impossible, car tout y est essentiel ; on peut seulement y retrouver les trois grandes divisions de la vie mystique : la purgative, l'illuminative et l'unitive, à chacune desquelles est consacrée l'une de ses trois premières parties. La quatrième, qui traite du sacrement de l'Eucharistie, ne paraît pas être autre chose qu'une addition écrite par quelque théologien désireux de faire rentrer dans le ritualisme ce guide de ceux qui adorent le Père en esprit et en vérité.
C'est, en effet, dans la nudité seule de cette chambre mystique où il est prescrit de nous réfugier pour la prière que notre âme respire un air assez fort pour la faire se détourner du voeu le plus intime de la nature humaine : la recherche du bonheur. L'antique serpent tapi au centre de nous-mêmes, enroulé autour du tronc de l'arbre de la Science, nous tente par les joies de la chair, par les joies de la raison, par les joies de l'orgueil. Bien rares sont les coeurs qui aperçoivent d'autres attraits, d'autres buts à leurs efforts; plus rares encore sont ceux qui, les apercevant, ont le courage de marcher vers la maladie, vers l'ignorance humaine, vers l'humiliation. Ceux-là seuls peuvent comprendre l'Imitation et se réjouir aux sublimités de l'Évangile.
Commenter l'oeuvre de l'humble Néerlandais serait faire un cours entier de mystique ésotérique ; et, à côté des secrets que j'y pourrais découvrir, combien d'arcanes n'oublierais-je point, empêchant peut-être d'autres chercheurs de les apercevoir ?
Schweighardt parle de la Vierge Sophia et de son jardin dans lequel, dit-il, il est entré, quoique indigne, et par lequel on passe pour arriver au but. Nous traduisons la prière qu'il donne à ce moment et qui nous a semblé fort belle :
« Seigneur, Père de toute sagesse, sois pitoyable envers le pauvre pécheur que je suis, éclaire mon coeur pour qu'il contemple tes merveilles ; enlève de moi tout péché humain, que je puisse te connaître, toi et tes Magnalia, par la force de la foi et la véracité de la confiance, que je comprenne tes bontés, que je devienne utile à mon prochain, pour l'amour de Jésus-Christ, ton Fils unique, qui règne, vit et permane avec toi et l'Esprit Saint, dans l'Éternité. Amen. Amen. Amen. »
Comme nous le confirme Gutmann (10) (58), l'homme repasse pendant la nuit ses paroles et ses actions du jour ; les examine, son esprit juge le bien et le mal ; Dieu lui envoie ses instructions par le moyen de ses anges et lui montre le vrai chemin. Car il y a une telle vertu dans les ténèbres qu'un homme de raison saine peut obtenir la nuit tout ce qui est nécessaire à lui-même et au bien du prochain ; mais le devoir lui incombe d'agir, le jour suivant, selon les enseignements qui lui ont été donnés et de marcher dans la lumière qu'il a reçue. C'est ainsi que la lumière pourra sortir des ténèbres.
Madathanus raconte ainsi comment il reçut la Lumière. Comme ce que l'on va lire est d'un symbolisme élevé, je laisserai au lecteur le soin d'en extraire une interprétation soit alchimique, soit magique, soit mystique.
Après une profonde méditation sur divers passages de l'Écriture sur l'histoire de Rachel, de Jacob et des Dudaïm (11), sur la dissolution du Veau d'or par Aaron, notre auteur s'endormit et vit en songe Salomon lui apparaître dans toute sa gloire. Les femmes, les courtisans et les capitaines du Prince-des-Mages défilaient processionnellement autour du « Centrum in Trigono Centri » ; son nom était comme une huile répandue dont le parfum pénètre tout, et son esprit de feu était une clef pour ouvrir le Temple, pénétrer jusqu'au Saint des saints et saisir la corne de l'Autel. Alors l'entendement du songeur fut ouvert ; il connut que, derrière lui, se tenait une femme nue ; elle était semblable à la bien-aimée du Shir-ha-shirim ; mais à sa poitrine une blessure ouverte laissait couler du sang et de l'eau ; ses habits étaient à ses pieds, déchirés et couverts de boue. Telle est la Nature occulte dévoilée, la vierge pure dont Adam a été créé ; elle habite dans le jardin ; elle dort dans la double caverne d'Abraham aux champs d'Ephron et son palais est bâti dans les profondeurs de la mer Rouge.
Le songeur s'effraya fort de voir toutes ces choses et d'entendre ces paroles. Mais Salomon le réconforta ; avec la sueur de sang de la Vierge il éclaira son entendement et fixa sa mémoire, afin qu'il puisse connaître la grandeur du Très-Haut, la hauteur, la profondeur, le fondement de toute la Nature. Le roi prit ensuite notre songeur par la main, et descendit avec lui dans un cellier d'où ils pénétrèrent dans une salle secrète et parée, aux fenêtres de cristal, d'où l'on voyait la chambre précédente, l'épouse du Roi et la Vierge nue. Salomon le pria de choisir celle des deux femmes qui lui plairait, lui assurant qu'il les aimait également. Parmi les princesses de la cour qui assistaient à l'entretien, une très vieille dame d'atours vêtue de gris, coiffée d'une toque noire ornée de perles et de soie rouge, enveloppée dans un manteau brodé à la turque, s'avança vers notre héros et lui affirma être la mère de la Vierge nue, l'adjurant de l'élire pour son épouse. « Je vous donnerai, ajouta-t-elle, pour nettoyer ses vêtements un sel fusible, une huile incombustible et un trésor inestimable ». Salomon lui donna donc cette Vierge, selon sa demande ; il y eut alors un tumulte dans la suite du roi et le songeur dormit jusqu'au matin. En se réveillant, il ne vit plus sur son lit que les vêtements souillés de sa fiancée ; il les conserva soigneusement pendant cinq ans, malgré la mauvaise odeur qu'ils dégageaient. Au bout de ce temps, ne sachant à quel usage ils pouvaient servir, il songea à s'en défaire. Alors lui apparut la vieille dame d'atours qui lui reprocha amèrement son incurie ; sous ces vêtements, en effet, qu'il n'avait ni lavés ni rangés, sont cachés des trésors. Elle lui expliqua ensuite que le dégoût qu'il avait manifesté, lors de son mariage, pour les vêtements souillés de sa fiancée, avait irrité Saturne, le grand-père de celle-ci, qui l'avait remise dans l'état où elle était avant de naître. Puis elle lui révéla le moyen de nettoyer ces parures et de leur rendre leur éclat primitif. Ainsi le songeur trouva le trésor universel.
***
SIGNES SECRETS D'UN ADEPTE
1. Le Rose-Croix est patient.
2. Bon.
3. Il ne connaît pas l'envie.
4. Il ne se hâte pas.
5. II n'est pas vain.
6. Il n'est pas désordonné.
7. Il n'est pas ambitieux.
8. Il n'est pas irritable.
9. Il ne pense pas mal des autres.
10. Il aime la justice.
11. Il aime la vérité.
12. Il sait comment être silencieux.
13. Il croit à ce qu'il sait.
14. Son espérance est ferme.
15. Il ne peut être va ont>
16. II restera toujours membre de sa Société.
Ceci a été révélé à un pèlerin par un ange qui lui enleva le coeur et mit à sa place un charbon ardent. (Madathanus).
***
DEVISE DES ROSE-CROIX
Ex Deo nascimur.
In Jesu morimur.
Per Spiritum Sanctum reviviscimus(12).
***
RÈGLES ROSICRUCIENNES
1. Aime Dieu par-dessus tout.
2. Consacre ton temps au développement spirituel.
3. Sois entièrement altruiste.
4. Tempéré, modeste, énergique et silencieux.
5. Apprends à connaître l'origine des métaux en toi.
6. Garde-toi des prétentions.
7. Vis dans une adoration constante du bien suprême.
8. Apprends la théorie avant la pratique.
9. Exerce la charité envers tous les êtres.
10. Lis les anciens livres de la sagesse.
11. Cherche à comprendre leur sens secret.
12. Arcane réservé aux Rose-Croix. II est purement intérieur. (Madathanus).
(1) Le Gründlicher Bericht (56) renferme la même allégorie, sous une forme à peine différente. - Il y a trois sens à cette allégorie.
(2) Ces statuts et les règles qui suivent sont traduits de Madathanus.
(3) Lettre de F. G. Menapius, 15 juillet 1617.
(4) Clypeum veritatis.
(5) VILLIERS DE LISLE-ADAM : Axël.
(6) BULWER LYTTON: Zanoni.
(7) Zanoni.
(8) Zanoni.
(9) RUYSBROECK L'ADMIRABLE et VILLIERS DE L'ISLE-ADAM : L'Annonciateur.
(10) Livre VIII.
(11) La Vulgate traduit ce terme par le mot Mandragores.
(12) Cf. p. 51.
CHAPITRE IX
THÉOLOGIE
La Théologie rosicrucienne est basée sur le ternaire.
Les Rose-Croix reconnaissent, au centre absolu du plan divin, la Nature éternelle et incréée qui se distribue de la façon suivante:
- l'Esprit, l'éternelle Quintessence ;
- Dieu, l'éternelle Substance ;
- le Verbe, l'Essence des trois personnes divines, triple et une;
- l'Humanité divine, vie de feu, de lumière et d'esprit.
Cette sphère du soleil divin rayonne la Lumière de la Grâce, dont le Fiat produit le Temps et l'Espace. En elle sont contenues toutes les possibilités imaginables ; ce sont les eaux décrites dans les cosmogonies, sur lesquelles plane le souffle des Elohim et qui engendrent la Lumière de la Nature, qui est la première chose créée contenant les quatre qualités le froid, le chaud, le sec et l'humide. Ici se placent les opérations du Soleil naturel, à la fois feu, lumière, esprit et vie. L'Hylé primitive, centre de la Lumière de la Nature, est le principe du monde supérieur spirituel, le palais indicible de la Nature céleste zodiacale, réservoir des semences célestes, animales, végétales et minérales. Le corps de la Lumière de la Nature est le monde inférieur, corporel, composé de forme et de matière, des quatre éléments et des trois principes : sel, soufre et mercure.
Ces deux mondes, le supérieur et l'inférieur, sont semblables ; on y trouve une substance et trois principes dont l'ensemble forme le chaos d'où jaillit la fontaine d'eau vive, le Mercure des philosophes. Le Soufre des philosophes procède de la putréfaction ; il est l'âme. Le Sel procède de la calcination ; il est la forme. Le Mercure, l'enfant, provient de la conjonction ; lorsqu'on le coagule, on obtient l'Archée fixe et la Teinture.
Les manifestations du Tétragramme sont toujours à demi voilées ; elles envoient leurs rayons sur ce monde pendant leur jour, et ces rayons sont assimilés pendant leur nuit ; l'homme reçoit ces rayons par la prière et se les assimile par le travail.
La prière, c'est l'Ash, un feu alimenté par le Chaos, et qui volatilise les terres fixes ; le travail, c'est le fixateur du fluide, qui reproduit l'image des choses supérieures ; il doit être guidé par Rouach Hochmael, l'esprit de la Sagesse, et son type est la pyramide lumineuse, symbole immobile de la Trinité infiniment active.
***
Résumons toutes ces idées par des extraits de Joachim de Flore qui a le mérite d'employer un langage assez clair et peu technique. On les trouvera exprimées également dans les écrits des Frères du Libre-Esprit.
DU FILS FAIT CHAIR ET DE L'ESPRIT FAIT SOUFFLE. LES SEPT DONS DE L'ESPRIT.
« Le Verbe s'étant fait chair habita parmi nous. II fut un Dieu-Né ; lui qui était invisible par la simplicité de sa nature, il se fit visible par son assimilation à la nature humaine. II voulut être personnifié par le mystère de la voix parmi les hommes visibles, de telle façon que ceux qui ne pouvaient pas arriver par la contemplation à pénétrer les mystères divins fussent amenés au sublime par de visibles exemples.
» Car il n'en est pas de même de ceux qui sont spirituels et de ceux qui sont charnels. Les yeux des spirituels sont ouverts aux choses divines. Mais pour cela les sept dons du Saint-Esprit leur sont nécessaires, dons que l'Esprit qui est Dieu distribue à chacun comme il lui plaît.
» Quand l'Esprit se répand dans les coeurs des fidèles à la Pentecôte, il s'y effuse.
» Ainsi il est insufflation alors que le Fils est incarnation et ce n'est pas par l'exemple de choses visibles qu'il rend meilleur, mais par l'insufflation de ses dons. » (Apocalypsis).
L'AMOUR SUBSTANCE DE L'ESPRIT
« Pour tous ceux qui voudront avoir la connaissance de l'Amour, qui est l'origine et la fin de toutes les vertus et de tous les efforts, ils n'ont qu'à voir ce qu'est la haine. Car la haine est de toutes choses la plus odieuse, celle qui ne doit jamais être pardonnée. Ainsi, que l'homme ne considère rien de plus détestable que la haine, ainsi il en est de Dieu, qui ne se manifeste entièrement que par l'Amour. Je te dis, s'il arrive que ton proche, si même il est ton frère, se montre de caractère difficile dans ses relations avec toi, et si pourtant tu sais qu'il t'aime au fond de son coeur, tu supporteras ses acrimonies avec une certaine indulgence. Si au contraire tu sais qu'il te hait, de quelques soins, de quelques caresses qu'il t'entoure, tu ne pourras supporter sa présence. II est certain que la haine est la pire iniquité, elle est telle que le gouffre de Charybde, quelque chose de monstrueux qui enveloppe, étouffe et tue. Et l'on ne peut vivre que par l'Esprit, qui est l'Amour dans sa substance.
» Il n'y a point de péché plus grave que la haine. On me dit qu'il y en a d'autres. Non pas, et, à mon tour, je dis que ceux qui veulent devenir les adeptes de la Vérité ont d'abord à écouter la vérité.
» Car il est certain qu'il n'y a point de rémission pour qui pèche contre l'Esprit, ni maintenant, ni jamais, car l'Esprit est l'Amour de Dieu et celui qui n'a pas l'Esprit n'a pas l'Amour. Or, l'Amour va vers l'Amour. Où il y a la haine, il n'y a pas l'Esprit, c'est-à-dire qu'il n'y a que la mort. » (Apocalypsis Nova)
LE PÈRE EST FORCE --- LE FILS, SAPIENCE --- L'ESPRIT, AMOUR.
« Sans l'Amour, la religion n'est qu'une apparence extérieure. Or, l'Amour vient et procède de la Sagesse, mais non de la sagesse puérile des hommes ; il vient de la Sagesse divine et c'est pourquoi la Sagesse divine le précède. II n'y a pas de vertu plus haute. On peut dire que la Sapience et l'Amour sont deux biens inestimables. Cependant des deux l'Amour est le plus haut, parce qu'il est l'émanation du Saint-Esprit.
» Ainsi, la Sagesse a procédé de la Force, car la Force inspire la crainte qui pousse à la Sagesse ; puis la Sagesse a une fin qui est l'Amour. L'âge du Père est celui de la Puissance, origine de la crainte ; l'âge du Fils est celui de la Sapience, et celui de l'Esprit se révèlera par l'Amour.
» Anciennement, le peuple des juifs n'avait connaissance de Dieu que par sa puissance qui inspirait la crainte ; il adorait dans la peur. Ce n'était qu'une partie de Dieu. Aujourd'hui, par le Fils, les chrétiens connaissent la Sapience. Mais ceux-là seuls connaîtront véritablement Dieu, et entièrement, qui connaîtront son Amour en connaissant le Saint-Esprit. Et cette lumière ne brillera pleinement que dans le troisième âge ». (Psalterion Décacorde).
***
Dieu, selon Fludd, est cette pure et catholique unité qui comprend toute multiplicité et qui, avant la Création, doit être considérée comme un être transcendant, vivant en soi-même, d'une vie sans limites, en qui toutes les choses qui doivent devenir explicites sont implicitement contenues.
L'univers a été formé par Lui sur le modèle d'un monde archétype préexistant dans l'idée divine et extériorisé d'une manière triple. La Monade éternelle, sans sortir de sa propre profondité centrale, possède les trois dimensions : le point, le carré et le cube. L'unité multipliée par elle-même donne pour carré l'unité ; et ce carré multiplié par l'unité donne le cube, c'est-à-dire une autre unité. Telle est l'image suivant laquelle le monde créé sort de sa source première et y rentre.
Le Verbe de Dieu est triple. Il est d'abord le Seigneur Jésus-Christ, notre Sauveur ; il est ensuite ce par quoi Dieu a créé le monde et par quoi il conserve toute chose ; il est enfin la parole de la Loi, qui instruit les hommes et les élève jusqu'au Royaume éternel. Or la parole de Dieu est sa volonté ; et sa volonté, ce sont les anges revêtus de sa puissance ; mais les hommes n'entendent pas physiquement sa parole parce qu'ils seraient pulvérisés ; Adam est le seul avec qui il ait conversé. Il ne parle plus aux hommes qu'intérieurement, dans une langue universelle que chacun traduit aussitôt dans sa langue particulière ; ceux auxquels il parle sont dès lors illuminés et deviennent prophètes et voyants.
Le Verbe de Dieu, dans son action créatrice, est une lumière éternelle et invisible qui illumine les mondes et les hommes. La parole de l'homme dirige les animaux et agit sur ses semblables ; mais, s'il pouvait réaliser, par la foi christique, les oeuvres de Dieu, sa parole accomplirait miracles sur miracles ; si nous avions seulement de la foi gros comme un grain de sénevé, nous serions maîtres de la terre entière et de ses habitants
Pour les Rose-Croix, l'énigme du monde n'était que la descente perpétuelle du Verbe dans la chair et la régénération de celle-ci par l'Esprit ; l'Abîme devient la Lumière par miséricorde ; Dieu se réalise dans l'Homme par le Messie. Cette sortie, pour employer le langage de Boehme, s'effectue de toute éternité.
Le plan divin, d'après les Rose-Croix, est rempli par la triple essence de Jéhovah, de l'Esprit Saint et de Jésus. Pour l'école du XVIIe siècle, ce ternaire se résout en quaternaire par Maria, et en quinaire lorsque cette Maria descend dans le microcosme où elle prend le nom de Sophia.
Ainsi, l'essence divine qui, dans l'Éternité, se compose de Dieu, de la Personne et du Verbe, se manifeste, dans le Temps, comme Père, Fils et Esprit, et devient visible dans notre monde sous la forme du Christ Jésus, Dieu et homme. Tels sont les deux Paradis, céleste et terrestre. (Madathanus).
Le Dieu tri-un, ou Jéhovah, a tout créé de rien, dans le Chaos, par l'action de l'Esprit. Le primum Hyle des Sages en est extrait ; là se trouvent le firmament, les animaux, les minéraux, les végétaux, le macrocosme dont le centre est la quintessence ; le microcosme, la plus parfaite des créatures ; l'homme, l'image de Dieu, avec son âme immortelle qui est un feu céleste et invisible. Cette créature humaine est tombée ; mais vient le Messie, lumière de la grâce et de la nature ; ainsi, nous devons prendre conscience du Grand Livre de la Nature en commençant par l'Oméga, ou l'astre des nuits, puis en méditant par les vertus de la Rose crucifiée ; puis en taisant l'Alpha, le résultat. de la méditation, le soleil fécondant (1) (Madathanus).
Il y a trois choses admirables : Dieu et l'Homme, la Mère et la Vierge, la Trinité et l'Unité ; de même qu'il y a trois couleurs fondamentales : le jaune, le bleu et le rouge. (Madathanus). La Vierge, l'Église et l'Âme sont les trois épouses du Verbe, dans le Ciel, sur la Terre et dans l'Homme. C'est cette triple spécification de la Nature Essence que les Kabbalistes appellent la Shekinah, ou splendeur divine ; ils représentent la Shekinah sous la forme d'une rose.
Aucun oeil humain n'a vu Dieu ; les prophètes et les saints n'ont vu que la gloire qui l'enveloppe; son image la plus ressemblante est l'âme de l'homme. Seuls ceux qui ont le coeur pur verront Dieu, quand ils seront parvenus à la perfection. Sur cette terre Il daigne se révéler parfois aux justes pendant leur sommeil.
On voit immédiatement qu'il y a, dans le phénomène de la rédemption des hommes, deux éléments opposés : l'un venant d'en haut, la Grâce; l'autre venant d'en bas, de nous-mêmes, le Mérite. Quand le Verbe nous aide au moyen de la première, il apparaît comme Fils de Dieu ; quand il descend à notre niveau pour acquérir le second, il apparaît comme Sauveur. C'est de là que viennent les distinctions de la grâce efficiente et de la grâce efficace. Tous nos efforts se réduisent à obtenir, du côté de la grâce, la soumission aux peines, ou expiations, et, du côté du mérite, la libération du pacte formé avec le Mal. Ainsi les extrêmes du Fils de Dieu et du Sauveur se combinent dans une unité de troisième ordre, qui se produit dans l'âme humaine par la régénération, et qui a été figurée physiquement par la Transfiguration de Jésus-Christ.
Voyons maintenant de quelle façon peut ce décomposer l'action vivante du Sauveur sur le monde.
Nous sommes spectateurs et acteurs d'une lutte morale entre les puissances bonnes et les puissances mauvaises, devant aboutir soit au triomphe du Bien, soit au triomphe du Mal. Un succès momentané du Mal sur le Bien produit le Martyre; au contraire, une victoire du Bien sur le Mal ne se remporte pas sans que le vainqueur souffre une Passion. Dans les deux cas, c'est la souffrance pour l'homme ; dans le premier, en mode matériel. dans le second, en mode divin.
Martyre et Passion ont chacun leur résultat : le premier, par le mystère de la propagation de la foi; la seconde, en provoquant la descente d'une assistance surnaturelle. Ainsi s'évoque l'action sur la terre de la justice éternelle qui inaugure l'ère, attendue de tous les mystiques, du Règne de Dieu.
Le commencement de toutes choses et leur développement sont inscrits dans le Livre éternel de la mémoire de Dieu ; c'est le même que le Livre de Vie dont parle certaine école mystique. Bienheureux ceux qui peuvent y tracer leurs noms. Ceux-là sont les enfants de Dieu ; à eux seuls sont révélés quelques-uns des secrets de la Sagesse, mais quelques-uns seulement, car il y en a un si grand nombre qu'il faudrait cinq cents ans pour les énumérer. Ces secrets sont très occultes, parce qu'ils pourraient être mal employés et que les hommes, qui méprisent déjà les deux ou trois qu'ils connaissent, les profaneraient tous (2).
Ce Livre de Vie a, comme toutes les réalités spirituelles, son représentant sur terre, ainsi que l'explique le passage suivant :
« Le livre de l'Apocalypse scellé de sept sceaux est le Livre de Vie qui contient toutes les activités de la Teinture, selon l'Éternité et le Temps. Cette teinture est l'homme, dont le nombre est 666. Ainsi :
» Toute sagesse est contenue dans un seul livre, toute vertu dans une seule pierre, toute beauté dans une seule fleur, toute richesse dans un seul trésor, et toute béatitude dans un seul bien, qui sont Jésus-Christ, l'alpha et l'oméga, crucifié et ressuscité, source, arbre, lumière et livre de la vie. » (Madathanus)
***
Si maintenant l'on interroge la commune doctrine d'Hénoch et de Moïse, ces deux hommes mystérieux dont le genre de mort indique l'initiation, on verra que la théologie primitive, antédiluvienne puis-je dire, de l'Institut rosicrucien se réduit aux données suivantes, en admettant toutefois que je n'aie pas commis d'erreurs dans la lecture de ces textes vénérables.
Et, tout d'abord, il existe un seul vrai Dieu dont tous les autres ne sont que les lieutenants. Ce Dieu un se manifeste à l'homme par le fait seul de la réciprocité de leurs existences à l'un et à l'autre. Et l'homme, qui le cherche à travers les innombrables formes de l'existence universelle, le découvre en s'apercevant que ces formes ne sont que les signes relatifs de ses perfections absolues.
Ainsi le Maitre du monde apparaissait aux patriarches préhistoriques, tout d'abord comme la Réalité absolue, puis comme la Vie universelle, enfin comme l'ensemble des rapports incessants qui unissent toutes les étincelles de cette Réalité avec toutes les formes de cette Vie. C'est ce que le christianisme nommera, dans l'année platonique suivante : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, se déployant selon l'harmonie dans le Royaume des Cieux.
Ces trois pôles de la divinité s'expriment dans l'enceinte de l'Absolu, si je puis employer cette formule ; et cette expression, ce sont les anges, lesquels deviennent, en passant dans l'enceinte du Relatif, des démons, des hommes ou des dieux, par une dépolarisation de leur volonté.
Le dénombrement, ou plutôt la classification de ces anges diffère suivant l'aspect sous lequel on les envisage ; car leur nombre demeure constant, puisque le point de vue d'où on les observe est fixe. Ceux-là seuls qui ont parcouru l'univers tout entier et qui ont reçu des propres mains du Verbe éternel le baptême de l'Esprit peuvent changer sans fin leurs postes d'observation.
Le Père est la base indispensable de tout ; il est au centre, ou plutôt à l'origine de tout être, caché sous un mystère inviolable ; il crée tout, il qualifie tout, il modifie tout, il mobilise tout : il est le foyer de tous les pôles, le mètre de toutes les quantités, l'origine de tous les mouvements, le schéma de tous les organismes.
L'Esprit est partout ; il constitue la substance même et l'atmosphère du Royaume de Dieu ; il établit toutes les relations entre les habitants de ce Royaume, sans jamais revêtir de forme ; il spécifie, dans l'Absolu, les volontés du Père ; il est le grand organisateur et le grand semeur des étincelles de la Lumière divine ; il unit le Père au Fils et le Fils au Père ; il supplée même, pour ainsi dire, le Verbe dans l'oeuvre de la création ; il l'accommode, l'adapte, le rend assimilable aux êtres surnaturels et aux naturels ; il localise et il universalise ; il limite enfin la portion du Néant sur laquelle l'Exister va se produire.
Le Fils ou Verbe, l'aspect de Dieu le plus proche de nous et le moins incompréhensible, est unique dans son essence : la Vie absolue, l'Être. Lorsqu'il reste indépendant de toute substance, il est immuable ; lorsqu'il le décide, il revêt des formes, des mouvements et des temps. C'est alors que l'âme de l'homme peut, non pas le comprendre, mais le sentir. Il est faction du Père et tous les êtres tiennent de lui la faculté d'agir ; dans cet état, il revêt une triple forme, ce qui fait que les hommes l'adorent sous des noms différents, soit qu'il se manifeste dans la pureté où il sort du sein du Père, soit qu'il se cache sous les dissonances du concert universel, dans le monde du binaire, soit qu'il s'efforce de reprendre les volontés irrégulières des êtres pour les ramener à l'unité primitive. Chacune de ces trois formes se déploie selon un mode qui lui est propre, mais dont l'examen nous entrainerait à tracer toute une ontologie. Enfin, ce Verbe et ses sous-multiples se modifient, de quatre façons, dans leur activité : soit qu'ils se présentent simplement au milieu qu'ils se proposent d'évertuer, soit qu'ils s'entourent d'abord pour cela de leurs auxiliaires subordonnés, soit qu'ils se revêtent de la substance des créatures sur lesquelles ils veulent agir pour se mettre tout à fait à leur portée, soit enfin qu'ils s'incarnent dans l'esprit même d'une ou plusieurs de ces dernières, afin de leur porter un secours plus efficace. Ces verbes, le central et ses innombrables sous-multiples, agissent toujours, dans un lieu donné, au centre de ce lieu, dans l'endroit qui offre l'image temporelle de la perpétuellement active Éternité ; ils sont toujours au présent ; ce sont leurs rayons émanés qui subissent l'action du Temps. Enfin, ils achèvent de s'individualiser, toujours afin d'être mieux utilisés par les créatures individualistes, en se spécialisant selon les modes intellectuels propres à chaque classe de ces dernières.
Ainsi l'univers est le signe de Dieu ; l'agglomération du chaos reçoit la lumière vitalisante du Verbe : toutes les molécules substantielles s'animent dès lors ; elles prennent contact, se mêlent, se séparent, se groupent, luttent, se transforment et s'harmonisent peu à peu, selon que l'Esprit les pénètre et les attire vers le centre éternel qui leur a donné naissance.
(1) Lege, judice, tace.
(2) GUTMANN, livre I.
CHAPITRE X
COSMOLOGIE
Fludd enseigne qu'au commencement deux principes existaient seuls, procédant du Père : les Ténèbres et la Lumière, l'idée formelle et la matière plastique. Selon l'opération diverse de la lumière, la matière devint quintuple. Les mondes spirituel et temporel, soumis à l'action du type originel, devinrent, à la ressemblance de cette idée invisible, d'abord intelligibles, puis peu à peu manifestés par leur action réciproque. Ainsi fut produit l'être, ou la pensée à qui fut attribuée la création. Ceci est proprement le Fils, la seconde personne de la Trinité, qu'il appelle aussi le Macrocosme. II est divisé en régions Empyrée, Ethérée et Élémentaire ; elles sont habitées par des nations invisibles et innombrables ; la Lumière s'y répand et s'éteint dans les cendres obscures qui constituent ce troisième monde. Il y a trois hiérarchies ascendantes d'anges : les Téraphins, les Séraphins et les Chérubins ; par contre, trois hiérarchies sombres peuplées d'anges déchus. Le monde élémentaire est l'écorce, le résidu, la cendre, le sediment du feu éthéré. L'homme est un microcosme. Tous les corps renferment, comme autant de prisons, une parcelle d'esprit éthéré, un magnétisme intérieur, qui est leur vie. Ainsi tous les minéraux ont une certaine force végétative, toutes les plantes ont une sensibilité rudimentaire, tous les animaux un instinct presque raisonnable. L'alchimiste évolue donc les corps avec du feu matériel, le magicien opère par un feu invisible et l'adepte dissipe les erreurs au moyen du feu intellectuel.
Fludd enseigne que la lumière est l'agent de la vie universelle. C'est la cause de toutes les énergies et le médiateur ou, mieux, le ministre des volontés divines. Elle est au centre du monde, par conséquent derrière le soleil pour notre zodiaque ; elle est d'autant plus dynamique qu'elle est plus invisible.
Cette dernière idée semble empruntée à Dante, chez qui elle est la base de la constitution des neuf cercles de son Paradis et des neuf cercles de son Enfer.
Nous verrons plus loin comment s'explique l'Enfer. Tous les écrivains rosicruciens sont d'accord sur son existence mais, selon Gutmann, le Purgatoire est dans la conscience de chacun ; c'est donc d'une manière subjective, dont l'intensité est proportionnelle à la perfection selon laquelle nous obéissons à notre conscience.
L'existence de l'Enfer, par contre, est objective, et ceux que le Christ a rebaptisés peuvent le voir ; il provient, dans le développement cosmogonique, du royaume des Ténèbres.
II y a trois sortes de ténèbres : dans l'enfer, dans le ciel extérieur et sur la terre. Les deux premières sont les plus profondes. En outre, chaque créature contient des ténèbres, dont le degré constitue son opacité ou sa translucidité propre ; l'oeil de l'homme lui-même est enténébré, et l'obscurité qui le couvre ne se dissipe qu'au fur et à mesure de la purification morale.
Il faut, en outre, mentionner les ténèbres thaumaturgiques qui se produisent en dehors du cours ordinaire des choses et qui sont les signes d'une volonté particulière de Dieu. Il en est de même des éclipses de planètes.
Ainsi toute chose a ses ténèbres dans l'univers : et leur mère unique est la ténèbre du puits de l'Abîme, dont le grand Ange conserve la clef jusqu'au jour du jugement (1). L'homme intérieur est dans l'obscurité ; il passe dans la lumière quand il accomplit de bonnes actions, et le rayonnement de ces actes, quand il est assez fort, suffit à dissiper les ténèbres de l'homme corporel. Les pierres et les métaux peuvent aussi manifester leur lumière par l'opération de l'art ; c'est ce qu'enseigne l'alchimie.
Il ne faut pas croire que la partie ténébreuse de l'univers soit la création directe de Dieu. Dieu n'a jamais voulu le mal. Mais c'est la mauvaise volonté du diable qui a produit tout ce qu'il y a d'obscur et d'imparfait dans le monde. Ainsi l'homme n'est pas le maître des Ténèbres et, s'il ne renaît d'eau et d'esprit, il ne peut y porter la Lumière. Le gouverneur des Ténèbres est Lucifer, le prince de ce monde aidé par ses légions innombrables d'anges révoltés.
L'essence des Ténèbres est une chose déliée, insaisissable et incorporelle, beaucoup plus subtile que l'air et que l'eau ; leur remède est donc une chose de même nature, spirituelle et pénétrant tout ; c'est le rayonnement de la sainteté ; c'est la purification intérieure, par laquelle l'homme forme en lui-même une image de plus en plus ressemblante de la source de toute Lumière.
Rappelons que ces Ténèbres peuvent exister dans la nuit, dans le royaume des morts, dans les ténèbres extérieures.
Entre les cieux et la terre on compte sept choses, qui sont contraires l'une à l'autre et qui coexistent cependant : ce sont l'espace éthéré du firmament, l'air humide et l'air sec, la lumière, la chaleur, le froid et la terre ; la huitième sphère est la ténèbre.
Les êtres des trois mondes pris dans leur ensemble forment une échelle philosophique, kabbalistique et magique, la chaîne d'or qui retient l'oiseau hermétique, l'arbre de la science du bien et du mal, qui se développe selon les lois des nombres 4, 5 et 7.
L'EVE UNIVERSELLE
C'est la Maha-Mariah, fécondée par dedans, et par suite toujours vierge (voir la Genèse). (Dr A. J.)
Dieu est un esprit éternel, incréé, infini, subsistant par soi-même ; il est devenu, dans la Nature et dans le Temps, un homme visible, corporel et mortel.
La Nature est un esprit créé, temporel, fini et corporel ; une image, une ombre de l'Éternel.
L'oeil de Dieu voit, crée et conserve toute chose. Le regard de cet oeil est la Lumière de la grâce qui est l'Ergon, l'Ève céleste, l'agent de la régénération. La circonférence de cette lumière est la teinture céleste, le sacrement par excellence, la Rose-Croix.
L'oeil de la Nature voit et régit toute la terre. Sa lumière vit, meurt, opère, se corrompt et renaît à nouveau ; elle est le Parergon, l'Ève terrestre, la naissance matérielle. Sa circonférence est la teinture physique, la sueur du soleil, le lait de cette vierge qui a six enfants et qui demeure cependant toujours vierge. C'est ici que doivent venir les philosophes.
Mais, pour voir toutes ces choses, il faut les contempler par ce que John Dee appelle la monade hiéroglyphique (59). C'est la Vierge Sophia. Son visage resplendit comme le soleil de justice ; dans sa poitrine brûle le feu divin de la Trinité, que figurent l'Urim et le Thummim. Par sa droite tous les êtres sortent de l'unité selon la loi de l'Ancien Testament ; par sa gauche les êtres rentrent dans l'unité selon la loi du Nouveau Testament. Son fils est le Verbe incarné, le microcosme, au centre duquel habitent simultanément le Temps et l'Éternité ; c'est par lui que l'on arrive au collège du Saint-Esprit, où l'on assiste à l'opération du Fiat de la Nature.
***
Il y a dans ce Fiat quatre sphères concentriques qui découlent l'une de l'autre. Nous n'exposerons pas la loi générale du quaternaire ; nous préciserons qu'elle exprime le double mouvement inverse de la Nature, ce qui veut dire que le grand oeuvre minéral, le grand oeuvre magique et le grand oeuvre spirituel s'accomplissent par des procédés analogues. Le Signatura Rerum de Jacob Boehme est consacré tout entier à prouver cette thèse. Cette loi générale du quaternaire a été révélée essentiellement dans les quatre lettres de l'inscription clouée au haut de la Croix.
Voici, d'après les livres hermétiques, la signification de ces quatre lettres I.N.R.I.
I (Iod) symbolisait le principe créateur actif et la manifestation du principe divin que féconde la substance.
N (Naïn) symbolisait la substance passive, moule de toutes les formes.
R (Rasit) symbolisait l'union des deux principes et la perpétuelle transformation des choses créées.
I (Iod) symbolisait à nouveau le principe créateur divin, pour signifier que la forme créatrice qui en est émanée y remonte sans cesse pour en rejaillir toujours. (2)
« La rose-croix, formant ainsi un bijou précieux, était l'attribut des anciens mages, qui le portaient suspendu au cou par une chaîne d'or. Mais, pour ne pas laisser livré aux profanes le mot sacré i,n,r,i, ils remplaçaient ces quatre lettres par les quatre figures qui s'unissent dans le sphinx : la tête humaine, le taureau, le lion et l'aigle. » (3)
Voici quatre sens de ces quatre lettres :
Sens matériel. - Jesus Nazaraeus Rex Judaeorum
(Jésus le Nazaréen Roi des Juifs)
Sens majeur. - Igne Natura Renovatur Integra
(La Nature purifiée est renouvelée - régénérée - par le feu).
Sens supérieur. - Inefflabile Nomen Rerum Initium
(Le Nom ineffable est le commencement des choses).
Ineffabile = 10, nombre de la perfection des Sephiroth.
Nomen = 5, l'Univers constitué dans son essence.
Rerum = 5, l'Univers constitué dans sa forme.
Initium = 7, double conscience que l'être prend de la forme et de la substance.
Lire aussi, au sens psychique : Intra Nobis Regnum Jehovah (Au dedans de nous (est) le règne de Jéhovah). (Jean Tabris)
À titre anecdotique nous mentionnerons quelques autres explications qui ont été relevées de ces quatre lettres :
Igne Nitrium Roris Invenitur
(Par le feu se découvre le Nitre de la Rosée) (hermétique).
Jamaïm, Nor, Rouach, Jabashah
(Eau, Feu, Air, Terre) (hébraïque).
Justum Necare Reges Impios
(Il est conforme à la justice de mettre à mort les rois impies)(jésuitique).
Ignatii Nationum Regumque Inimici
(Les disciples d'Ignace (sont) les ennemis des nations et des rois) (antijésuitique).
Indefesso Nisu Repellamus Ignorantiam
(Que par l'effort infatigable nous repoussions l'ignorance).
Infinitas Natura Ratioque Immortalitas
(La Nature (révèle) l'immensité et la raison l'immortalité).
Insignia Natures Ratio Illustrat
(La raison dévoile les merveilles de la Nature)
Justicia Nunc Reget Imperia
(Maintenant la justice régira les empires).
Enfin celle que nous considérons comme la plus significative :
D'où venez-vous ? De la Judée.
Par quelle ville avez-vous passé ? Par Nazareth.
Qui vous a conduits ? Raphaël.
De quelle tribu êtes-vous ? De Juda.
(1) GUTMANN, livre VIII.
(2) CHRISTIAN : Histoire de la Magie, du monde surnaturel et de la fatalité à travers les temps et les peuples. Paris (Furne Jouvet).
(3) Revue des Hautes Études, 1887, N° 5, p. 150
CHAPITRE XI
SOCIOLOGIE
Le petit livre appelé Tintinnabulum Sophorum (Le Grelot des Sages), par Carolus Lohrol de Henneberg, dit explicitement que les Rose-Croix cherchent à reconnaître le Fils de Dieu et la nature, à régulariser, à perfectionner les sciences et les arts, à prévoir les directions du siècle futur et à les faire concorder avec le passé, enfin à réformer l'État social.
Michel Potier (43), après avoir rappelé que Dieu a promis la sagesse à tous ceux qui la lui demanderaient, dit :
1 ° Les Frères de la Rose-Croix sont de la religion orthodoxe.
2° Ils se servent des mêmes sacrements que le Christ a institués (Baptême et Cène) avec tous les rites rénovés de ]'Église primitive.
3° Ils reconnaissent César et la tête de la chrétienté en politique. Très hiérarchiques, ils n'excitent pas le peuple à la révolution.
4° Ils promettent leur aide et celle de Dieu aux gens de bonne volonté.
5° Ils s'efforcent de secourir le prochain.
6° Ils ne se réfèrent pas à quelque hérésie, mais aux saintes Ecritures.
7° Par cet enseignement ils poussent les hommes à la seule piété.
8° Ils rendent service à ceux qui souffrent
9° Ils promettent de purger les arts libéraux du faux et de leur rendre leur splendeur primitive.
10° Ils ont en horreur la lecture des faux alchimistes ; ils promettent un catalogue des vrais ouvrages d'hermétisme et détournent ceux qui n'ont pas la connaissance de la nature de toute étude de ce genre.
11 ° Ils rendent à Dieu la gloire qui lui est due en reconnaissant que de lui seul ils tiennent leurs trésors et leurs mystères.
La Fama Remissa (60) de 1616, après avoir protesté contre l'opinion de ceux qui tiennent la Rose-Croix pour une invention des jésuites, explique longuement qu'ils se proposent de rendre la religion, la police, la santé, la société, la nature, le langage et l'acte en harmonie avec Dieu, le Ciel et la Terre.
Die Löbliche Bruderschafft zum Lichtt Schiff, traduction supposée d'un manuscrit latin de 1489, décrit un état social idéal où tout le monde fait son devoir.
Mais nul mieux que Robert Fludd n'a élucidé les rattachements mystico-philosophiques de ces rêves généreux. Car la sociologie des Rose-Croix dérive de leur éthique et n'en est que l'agrandissement. On verra, dans le suivant article de Fludd, ce en quoi ils faisaient consister I'initiation de l'individu. De là nous passerons au millénarisme, et les espoirs politiques et sociaux de cette Fraternité découleront tout naturellement de leurs conceptions mystiques préalables.
***
Quelqu'un peut-il, dans l'espace de temps compris entre la résurrection du Christ et son avènement, surgir, par la vertu de l'Esprit vivifiant, de la mort pour entrer dans la vie éternelle ?
« Le Christ nous donne le premier exemple de résurrection, car tous les autres hommes, soumis par leur naissance au péché, doivent ressusciter dans le Christ et par son esprit vivifiant ; lui seul, qui était né sans la tare du péché, mourant innocent pour les péchés des hommes, en lui-même et par lui- même principe de toutes choses, Dieu véritable, ressuscita d'entre les morts, triomphant du diable, des ténèbres et de la mort.
» Il résulte de là que tous ceux à qui la force vive du Christ sera inspirée pourront facilement ressusciter ; c'est un fait certain prouvé par l'expérience. II est dit en effet que, quand le tombeau du Christ fut ouvert, beaucoup de corps de saints qui dormaient se levèrent ; car ces corps morts et ensevelis furent touches par de nombreux rayons de cet Esprit vivifiant. Ainsi, par son seul passage, pendant que le corps du Christ se levait, l'Esprit fit ressusciter et purifia les corps de nombreux saints. Et il n'est pas douteux que le cadavre de n'importe quel homme, mis en présence de la force vive de l'Esprit, ne puisse revivre autrement, dans le temps qui sépare la résurrection du Christ de son avènement, c'est-à-dire jusqu'au jour où il fera se lever tous les morts par l'éclatante lumière de sa face, devant tout l'univers, et qu'il transfigurera les vivants et les purgera de toute tare.
» Tous ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront dans l'Esprit. Or, comme Jéhovah fait tout par le Verbe avec l'Esprit, comme le Verbe est la vraie lumière et la seule vie des hommes, il est nécessaire que nous obtenions notre vie seconde de ce seul Esprit vivifiant, vie seconde par laquelle noùs serons ressuscités et sans laquelle la résurrection des morts est impossible, puisque seule cette vie éternelle peut dominer la Mort et ses ministres.
» Heureux celui qui peut s'unir à l'Esprit, car tant dans son corps, vivant ou mort, que dans son âme il aura la béatitude et la félicité, la félicité sincère, par laquelle seule nous pouvons être exaltés à la vie éternelle, non autrement qu'Hénoch et Elie ne mourant jamais ou Moïse après sa mort.
II n'est donc pas impossible que cet Esprit s'unisse aux corps de quelques illuminés, les attire à soi par la résurrection et les retienne avec leurs âmes près de lui pour l'éternité.
» Car il faut savoir que cette lumière se répand partout dans le monde ; par la faute de notre propre obscurité, elle né nous est pas perceptible, mais elle est sensible pour les illuminés et leur apporte plus d'illumination encore.
» Les illumines sont donc destinés à recouvrer ce souverain bien, à nul second. L'Esprit les illuminera de plus en plus par son union avec eux, par leur attrait vers lui, et enfin les retiendra près de lui pour l'éternité.
» Tel est le principe de la régénération, de la résurrection de l'âme et du corps, de la sublimation des corps terrestres en nature céleste, de la séparation du grossier et du subtil, de I'impur et du pur, de la transmutation de l'être de nature visible en nature invisible ; tei est le principe de la vraie teinture qui seule teint les métaux et les corps. »
Fludd répète ici ce qui a été dit que les Rose-Croix aiment mieux voir leur nom inscrit sur le Livre d'immortalité que faire de l'or (1). Et que d'ailleurs on ne peut même pas faire de l'or si l'on n'a la connaissance de la lumière dont il est question tout au long de ce chapitre. Le mystère de la Rose-Croix n'est pas le mystère alchimique.
Sur la marge d'un hiéroglyphe rosicrucien on trouve la devise Jesus mihi omnia, qui figure également dans le titre d'un ouvrage très connu d'Andreae (36). Et c'est Jésus qui, par le symbole du soleil, annonce la perfection.
Les Rose-Croix se réfèrent à ces préceptes du Trismégiste :
« L'homme est un grand miracle qu'il faut honorer et adorer, car il passe en la nature divine et lui-même est un quasi-Dieu. »
« Il est dit que la nature des hommes est consanguine de la nature des dieux et qu'elle s'y apparente par la divinité.
» Et c'est ce qu'il faut comprendre des hiéroglyphes rosicruciens et non y voir l'oeuvre d'un vulgaire souffleur. » (61)
Et encore :
« À celui qui possédera le Verbe proféré de la nue, et s'unira à l'Esprit rutilant de splendeur divine appartiendra la destinée de Moïse ou d'Elie.
» C'est un effort dont sans doute sont incapables les hommes de ce siècle, pécheurs prostrés sous la masse énorme de leurs fautes et qui, plutôt que de l'appeler, poussés par une rage diabolique, chassent l'Esprit avec le bâton de l'ignorance et du blasphème.
» Nous appétons la mort par l'erreur de notre vie et nous gagnons la perdition par l'ouvrage de nos mains. Car Dieu n'a pas créé la mort et il ne se réjouit pas de la perdition des hommes. Il créa l'homme immortel ; c'est la jalousie du diable qui a introduit la mort.
» Nous périssons par l'injustice, qui est la modalité du diable, lequel est le Prince de ce monde, d'où il a chassé la justice ; et telle est la raison qui nous rend incapables d'immortalité. Étant justes, nous serions immortels comme la Justice elle-même, dont la nature est d'être à perpétuité et sans laquelle nous ne pouvons ni nous régénérer ni revivre.
Cependant, un certain nombre d'hommes ne sont pas exclus de la bénédiction ; le mystère de la résurrection habite dans leur âme, et ce sont ceux-là qui ont le privilège d'être comptés au nombre des fils de Dieu, car ils perçoivent la lumière qui règne dans le monde et que le monde ne voit pas ; ils la voient, la connaissent et l'attestent. »
Et, en un autre endroit :
Le Christ a dit : Je bâtirai mon Église sur cette pierre.
Fludd explique qu'il ne s'agit pas là d'une pierre matérielle, mais du Christ lui-même et de toute l'humanité.
« Le Christ habite en l'homme ; il le pénètre tout entier ; et chaque homme est une pierre vivante de ce roc spirituel. Les paroles du Sauveur s appliquent ainsi à l'humanité en général. C'est ainsi que se construira le temple, dont ceux de Moïse et de Salomon furent les figures. Quand le temple sera consacré, ses pierres mortes deviendront vivantes, le métal impur sera transmué en or fin, et l'homme recouvrera son état primitif d'innocence et de perfection. » (19)
Ces idées sont extrêmement remarquables. On aperçoit dans ce texte pourquoi la Fraternité rosicrucienne s'occupait de politique, de sociologie et de civilisation ; quelle était sa méthode et son programme, tous deux empruntés textuellement à l'Évangile.
***
Des signes antécédents de l'avènement du Lion. - De son avènement. - Ruine du Pseudo-prophète. - Rénovation du monde. Purification et union de l'univers sous le règne éternel, d'où l'injustice sera pour toujours chassée et où s'établira la perpétuelle justice.
« Que l'on sache que nul, ni homme, ni même ange, ne peut savoir l'heure de l'avènement du Lion. C'est un secret qui reste au giron du Père. Ce que Dieu a laissé savoir à ses élus, ce sont les signes médiats et immédiats qui le précéderont, pour qu'ils en soient avertis, et leur devoir est de ne jamais se laisser détourner de leur vigilance, en attendant les signes promis.
» Veillez donc, car nous ne savons ni le jour ni l'heure. Veillez, car Dieu a promis qu'il illuminerait la chair de son esprit prophétique, et que les choses demeurées occultes seraient dévoilées à ceux qui en sont dignes.
» Le temps où le signe apparaîtra sera vers la fin de l'Église sixième ou Philadelphique, ou dans le commencement de la septième ou Laodicéenne, qui sont décrites dans l'Apocalypse (111, 7-22). « Celui qui possède la clef de David, qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre, et qui est saint et vrai a dit ces choses. »
Voici comment la Confession des Frères de la Rose-Croix annonce ces temps :
« Nous devons observer avec vigilance et rendre manifeste à tous ce que Dieu a résolu de donner et de concéder au monde avant sa fin (qui suivra immédiatement ces choses). Il y aura la vérité même que posséda Adam, la même vie, la même lumière, la même gloire qu'au paradis terrestre. En ce moment finiront toute servitude, toutes ténèbres, toute fausseté, tout mensonge.
» Et voici ce que vous écrivez encore, ô frères. Ce sera le moment où les Romains impurs qui ont vomi le blasphème contre le Christ et ne s'abstiendront pas encore du mensonge dans la claire lumière du soleil divin déjà resplendissant, devront être repoussés dans le désert et les lieux solitaires, Tels sont les signes médiats de l'avènement du Christ : mais d'autres succèdent qui annonceront immédiatement l'heure et le jour et dont les principaux sont d'abord un tremblement de terre d'une telle violence qu'il n'y en eut jamais de pareil ; les hommes seront lancés du sol et les cités renversées et la grande Babylone viendra en mémoire devant Dieu pour lui présenter le calice d'indignation.
» Ce sera le temps où une pierre détachée de la montagne, sans le secours de la main humaine, viendra frapper les pieds de fer et d'argile de Nabuchodonosor et jettera le tout en bas, de sorte qu'une seule mixture réunira l'or, l'argent, l'airain, le fer, l'argile et aussi la boue.
» Ce sera aussi le temps où l'Ancien des Jours viendra et donnera le pouvoir de Justice au sein des cieux élevés, qui auront le règne et le commandement.
» Ce sera le temps où se révèlera cet inique, opérant le mystère d'iniquité, qui combattra et s'élèvera sur tout ce qui est dit Dieu, et s'assoira dans le Temple de Dieu, se donnant pour Dieu ; mais Notre-Seigneur Jésus le tuera du souffle de sa bouche et le détruira par son avènement. Car il y aura vraiment un pseudo-prophète et ce que nous venons de dire est l'explication du symbole de la pierre roulant seule de la montagne, comme de plusieurs autres symboles que l'on trouve dans l'Apocalypse ».
Suit une longue citation de l'Apocalypse, relative au dernier jour.
Et Fludd conclut:
« Que le monde peut être tiré de son sommeil par les Frères de la Rose-Croix, qui sont seuls capables de la préparer à l'avènement du Lion. » (2)
Valentin Andreae a développé ces idées dans de nombreux passages.
C'est dans le Menippus (46) qu'il a laissé transparaître le plus clairement ses projets de réforme universelle, d"amélioration des lettres, des arts et des sciences, de la religion et de la politique. On y trouve un tableau précis et pénétrant des vertus et des vices des hommes, dans toutes les classes de la société.
(1) Cf. Louis FIGUIER: L'Alchimie et les Alchimistes, Paris (Hachette), 1860.
(2) Tractatus theologo-philosophicus, livre III, ch. 8.
CHAPITRE XII
ALCHIMIE
Nous avons déjà dit que, pour les Rose-Croix, l'alchimie matérielle - recherche de la pierre transmutatoire - n'est qu'un travail secondaire, un parergon, et que le grand oeuvre rosicrucien - l'Ergon - est spirituel. Les textes rosicruciens répètent sans cesse que l'unique chose nécessaire au monde, notamment que le seul moyen de réussir en alchimie, est de s'abandonner à Dieu et de se charger de la Croix du Christ (1). Mais de là il ne faudrait pas inférer que les indications techniques que renferment ces textes soient sans valeur pratique.
Dans l'un des premiers chapitres de ce livre (2) nous avons donné une brève analyse des Noces chymiques de Christian Rosencreutz, Au point de vue alchimique, cet ouvrage touche aux deux voies, en insistant surtout sur la voie humide. Voici un commentaire donné sur les Noces chymiques, dès 1617, par l'alchimiste luxembourgeois Radtichs Brotoffer :
1. - « Premier jour (Distillation), - II me semblait être (métonymie, l'effet pour la cause) dans une tour sombre (cucurbite), enchaîné avec un grand nombre d'hommes (impuretés) ; nous étions entassés les uns sur les autres et nous rendions mutuellement notre position plus douloureuse. Au bout de quelque temps de ce supplice, on entendit des trompettes merveilleuses ; le toit de la tour se leva (alambic) ; aussitôt la foule commença à grimper, se bousculant et se piétinant les uns les autres, Parvenus en haut, un vieillard à barbe blanche (récipient) nous ordonna de nous taire, etc.
» Idem (Rectification du soufre). - À peine eut-il dit cela que la vieille femme commanda aux serviteurs de descendre sept fois la corde (aqua vehens) dans la tour et de retirer ceux qui pourraient s'y accrocher. Beaucoup ne purent la saisir à cause de la lourdeur de leurs chaînes (impuretés adhérentes) ; quelques-uns même eurent les mains arrachées (défaut du mercure ou de l'esprit). La vieille femme prit les noms de tous ceux qui étaient sortis, et elle plaignait ceux qui étaient restés (fèces attachées au fond du vase).
II. - » Le deuxième jour des Noces décrit les propriétés de la pierre à la première opération et à la seconde. La haute montagne est Ia première solution ; la foule, c'est guttae duplicis mercurii ; la terre est le fond du vase. Au troisième jour, . la ville représente le vase de verre ; la vierge, le double mercure ; son frère, le soufre ; la vieille est la terre coagulée.
» Avoir la matière ne suffit pas ; il faut savoir séparer le pur de l'impur ; l'aide de Dieu est nécessaire pour cela, car on ne doit prendre que le sang du lion rouge, et que le gluten de l'aigle blanc, ainsi que le dit Théophraste. Dans ces deux opérations gît le plus grand mystère du monde. C'est surtout le gluten qui est difficile à trouver ; ce n'est autre chose qu'un sel ; mais ce sel n'est d'aucune utilité si l'on a fait sortir son esprit. Cet esprit vital est la racine de tout l'art. C'est de lui que parlent les Noces, septième jour (les porte-étendards).
III. - » Ensuite il est nécessaire d'observer les poids justes de rouge et de blanc, afin que la solution du corps et la coagulation de l'esprit s'opèrent en harmonie ; que le mâle et la femelle soient bien proportionnés et l'eau de résolution pas trop forte, afin que le sperme ne soit pas noyé ; la prégnation peut alors s'accomplir. C'est ce que Théophraste appelle unitas per dualitatem in trinitate.
IV. - » Ici commence la putréfaction, où apparaît la couleur noire comme preuve de la justesse des opérations précédentes. C'est le gluten blanc de l'aigle qui doit noircir. Ceci est expliqué au troisième jour des Noces, au passage de l'enchainement des empereurs, et, au quatrième jour, à propos des rois morts. La sueur est la deuxième dissolution ; les sept vaisseaux, une terre subtile.
V. - » Ici, l'artiste devra prier avec ferveur et étudier avec application ; qu'il lute très soigneusement son vase ; qu'il sache provoquer le déluge des Sages, pour noyer tout le féminin. Assimalet dit dans le Codex Veritatis : Mets l'homme rouge avec sa femme blanche dans une chambre rouge, chauffée à une température constante par un feu spirituel ; cette mixtion se fait dans l'eau permanente qui, portée à sa perfection, est la première matière de la pierre. Il faut aussi savoir régler le feu : « Sa gauche (mercure) repose sous ma tête, et sa droite (soleil) m'embrasse. Je vous conjure de ne pas éveiller mon amie, ni la déranger, jusqu'à ce qu'elle le fasse elle-même » (Cantique II, 6-7).
VI. - » La fermentation est symbolisée au sixième jour des Noces par un oiseau qui se nourrit de son propre sang et de celui d'une personne royale. La pierre est multipliée par le ferment. Le ferment au blanc est lune ; le ferment au rouge est soleil ; mercure, bien qu'étant la seule clef des métaux, n'a pas le pouvoir de l'éteindre avant de l'avoir été lui-même par soleil et lune ; car l'esprit n'agit point sur l'esprit, ni le corps sur le corps. Ceci appartient au septième jour des Noces.
VII. - » Si l'on verse la teinture sur un métal impur, la projection est manquée. Les Noces décrivent ceci comme le jeu du roi et de la reine, semblable à celui des échecs. »
Il est à remarquer que les auteurs rosicruciens qui ont publié d'anciens manuscrits n'oublient jamais de recommander au praticien, avant quelque opération importante, la prière et l'invocation à Dieu.
***
Complétons ce qui précède par des extraits d'une très rare pièce rosicrucienne dont le symbolisme est alchimique. (3)
Humble message à la très illuminée, pieuse et sainte Fraternité de la Rose-Croix. Avec une Parabole comme supplément et la révélation de l'Étude qui l'a motivée, adressé par MaRs de Busto nicenas.
« En vous saluant chrétiennement et humblement, très illuminés de la sainte Fraternité de la Rose-Croix, je ne dois pas vous laisser ignorer qu'étant venu des Pays-Bas à Rostock il y a environ cinq ans, j'ai rencontré, chez un vieux médecin de cette ville, la rumeur de votre Fraternité, ainsi que le discours sur la réformation du monde entier, que j'ai parcouru très avidement. Mais, comme de prime abord cette oeuvre me paraîssait tantôt digne de foi, tantôt douteuse, et qu'en outre je n'avais jamais vu ni entendu qui que ce soit qui m'eût confirmé l'exactitude des assertions de vos livres, je les avais méprisés par inintelligence, comme d'ailleurs d'autres oeuvres parce qu'ils m'étaient incompréhensibles, et j'avais supposé que seuls des esprits subtils et oisifs pouvaient laisser venir au jour de telles choses, pour aiguiser leur intelligence.
» Mais, depuis, j'ai eu en mains les lettres de deux habitants des Pays-Bas, puis d'autres écrits à votre adresse, tantôt bons, tantôt mauvais, dont j'ai lu plusieurs avec déplaisir ; mais, quant aux vôtres, en tant que j'ai pu en prendre connaissance, je les ai lus à la grande joie de mon coeur. Vous avez donné une réponse très consolante à ces habitants des Pays-Bas, vous les avez déclarés dignes et vous les avez accueillis dans votre sainte Fraternité ; vous leur avez même envoyé un guide avec la permission de la Toute-Puissance divine, ainsi qu'une parabole de sorte que, par la grâce de Dieu, j'ai reconnu et acquis la certitude que cela n'était point une fable ou une invention poétique, mais que votre sainte Fraternité est un véritable Convent et une association chrétienne, instituée pour l'honneur de Dieu tout-puissant et pour le bien de ceux qui en sont dignes.
»... Je pense qu'il est inutile de vous exposer cela plus explicitement, à vous, les plus dignes des serviteurs de Dieu, parce que je crois fermement que cela ne vous est pas inconnu ; en outre, j'en suis empêché par les blasphémateurs, qui voient fort bien la paille de leur prochain, mais non leurs poutres mais je ne me laisserai pas tromper pour cela, car je sais que le Christ ne s'est pas donné à la mort pour les justes mais pour les pécheurs, et que, de même, le malade a besoin de médecin et non le bien portant.
» Comme Dieu le Tout-Puissant regardera ainsi ma misère, et m'arrachera de la gueule du corrupteur pour m'accueillir dans sa grâce (parce que j'invoque et prie mon Dieu pour cela du plus profond de mon coeur), je dirai avec le patriarche Jacob : Le Seigneur sera mon Dieu, avec son aide divine je lui bâtirai une maison et un temple dans mon coeur, et je le servirai de toutes mes forces, autant que le peut la faiblesse humaine, pendant toute ma vie.
» Mais je m'engagerai, hommes très illuminés de Dieu, à prier Dieu sans cesse avec ardeur pour la santé de votre corps et de votre esprit, et à vous servir également par mon corps, si vous en m'en jugez digne, ce qui serait mon souhait cordial.
» Hommes bénis, j'aspire ardemment à découvrir personnellement et verbalement à l'un des vôtres mes grandes plaies, afin qu'elles soient guéries d'autant plus rapidement, et pour que je sois rendu à la santé ; il est incroyable combien elles me pèsent et combien il m'est difficile de les supporter. Vous voudrez donc, conformément à votre offre cordiale et sur mes humbles supplications, laisser venir jusqu'à moi l'un de vous, porteur du signe de reconnaissance indiqué dans le livre intitulé Frater non Frater, afin que je sois pas trompé par un faux Rose-Croix et que je puisse recevoir ainsi la consolation et le salut de mon âme. C'est ainsi que vous prouverez par moi votre amour et votre véritable zèle chrétiens de ne pas abandonner le pauvre et l'affligé ; de plus, vous satisferez ainsi à votre franche et bienveillante offre et promesse.
» Quant à ma seconde préoccupation, vous la connaîtrez, ô très illuminés de Dieu, par la parabole suivante :
» Certain jour, j'ai entrepris un long voyage vers un lieu très éloigné, voyage que beaucoup ont commencé avant moi, et aussi de mon temps. Mais, pour l'accomplir, il faut un homme sain de corps et d'esprit, qui ne connaisse ni la crainte ni le doute, mais qui soit constant et puisse supporter maint malheur et difficulté ; car il ne s'agit pas seulement de l'éloignement du lieu, mais aussi des nombreux obstacles que l'on peut rencontrer au cours de ce voyage. C'est pour cela que le partant doit se munir du nécessaire, afin qu'il ne soit pas obligé de revenir soit peu après son départ, soit à mi-chemin, où il ne peut guère espérer un secours. Si quelqu'un ne veut point agir ainsi, qu'il s'abstienne entièrement de prendre cette voie.
» Or, j'entrepris également ce voyage, cependant sans réfléchir à toutes les circonstances relatées ci-dessus, mais que j'ai reconnues plus tard en recommençant à plusieurs reprises ce voyage ; j'ai appris surtout combien il est insensé d'entreprendre quoi que ce soit sans réfléchir et sans peser la fin. Mais je ne m'en suis jamais lassé et, au contraire, mon esprit s'embrasait de plus en plus, et il me semblait que je marchais plutôt sur des émeraudes, des saphirs, des hyacinthes, des diamants et des rubis que sur de la mauvaise terre. Mais par cela beaucoup ont été trompés, la rudesse de la voie leur était inconnue.
» De plus, le fond de ce lieu changeait de couleur selon les circonstances, le temps et le rayonnement du soleil, ce qui m'émerveillait grandement et excitait encore mon envie. Et, bien que ce fût en hiver et que la planète dominante manifestât puissamment son action par le froid, je trouvais encore çà et là de belles prairies, des prés verdoyants et des fleurs de couleurs variées ; mais je ne pensais qu'aux délices du lieu vers lequel tend la voie rebutante, surtout parce que cela avait été commencé pour l'honneur de Dieu tout-puissant et pour le bien des hommes.
» Comme je n'ignorais aucunement que je devais ou renoncer entièrement à contempler ce lieu de délices, ou supporter avec une grande patience toutes les difficultés que je rencontrerais sur ma route, je me décidai à souffrir plutôt, avec l'aide de Dieu, tous les malheurs que d'y renoncer, car il était impossible de modérer mon esprit enflammé et plein de désir. Surtout parce que ce chemin paraissait au début très beau et très agréable, tel un miroir, et en majeure partie couvert de fleurs bleues appelées héliotropes ou sol sequium ; je pense, toutefois, que ce lieu devait être plein de sang, parce que les Grecs y ont livré de très grands combats aux Troyens, ainsi que me l'apprenaient les habitants de ce pays.
» Je remarquais, en outre, que de telles prairies ondoyantes et ces fleurs variées apparaissaient surtout quand le soleil était masqué par des nuages opaques, de sorte qu'il ne pouvait émettre sa clarté avec une force suffisante, mais, quand le soleil luisait par ses rayons sans obstacles, le sol devenait noir comme du charbon ou de la poix luisante, qui m'aveuglait presque. Ce voyage (le terme ou le lieu très éloigné ne m'étant pas encore connu) me convenait fort bien, car l'hiver persistait dans sa rigueur, ce qui me donnait un grand désir ; et, ce qui l'augmentait encore, c'est qu'au lever du soleil, malgré le froid intense, le fond, le sol ou la terre était partout humide, comme s'il devait en être ainsi naturellement, ou comme si la nature avait enraciné toute son humidité en ce lieu, ou si le marais salant y prenait son origine.
» Mais divers embarras me retenaient, ainsi que je l'ai rapporté plus haut ; et, comme j'estimais que le voyage m'était impossible par manque de nourriture, je m'en retournai, tout en observant avec soin à quel endroit je quittai le sol humide, ce dont j'avais un signe certain, car c'était le lieu où Fortuné reçut sa bourse de la Fortune ; Fortuné y était encore peint avec l'aimable Fortune, comme si cette image venait d'être achevée le jour même ; je gravai de mon mieux ce lieu dans ma mémoire.
» Mais je dois exposer aussi la cause tait à ce voyage, car elle est importante. J'avais appris que sept Sages ou Philosophes devaient habiter dans sept capitales différentes de l'Europe, et que ces Sages, plus que tous les autres, étaient instruits dans tous les arts et dans toute sagesse, et, en particulier, dans la médecine. Comme tout homme possède le désir naturel de vivre longtemps et en bonne santé sur cette terre, je conçus également un grand désir de visiter tous ces lieux, pour voir ces Sages, espérant obtenir aussi d'un de ces Sages une médecine parfaite pour la conservation de ma santé jusqu'au terme prédestiné par Dieu. Je délibérai donc en moi-même à quelle ville je devrais me rendre en premier lieu, puisqu'il dépendait de ma bonne fortune si quelqu'un parmi ces Sages voudrait ou même pourrait me satisfaire. Aussi ai-je appris à maintes reprises, à mon détriment, que les propos sont vains si la prospérité et la bénédiction de Dieu font défaut ; de même, je présumai facilement que, quoique ces sept Sages eussent été vantés comme les plus sages dans tous les arts du monde entier, l'intelligence ne devait pas être pareille pour tous, mais différente pour chacun, parce que Dieu doue constamment un homme de plus d'intelligence, de vertus et de sagesse qu'un autre, de sorte que l'un surpasse beaucoup l'autre en qualité et en vertus ; je pensai donc qu'il devait en être de même pour ces Sages. Je priai donc avec ardeur Dieu le Tout-Puissant de me conduire sur la voie véritable à l'homme véritable qui surpassât les autres par sa sagesse, pour qu'il fût favorable à ma volonté et m'accordât ma demande.
» C'est ainsi que j'eus pendant la nuit un rêve ou une vision qui me dit à haute voix : Dirige tes pas vers le pôle qu'observent les marins et qu'ils appellent Étoile polaire : c'est là que ton désir sera exaucé.
» Quand je m'éveillai de la nuit sombre, je méditai si je devais ajouter foi à ce songe ou non. Enfin je me décidai, pénétré du désir et dans la pensée d'entrer dans la bonne voie, à entreprendre le voyage ; et, comme c'était sans doute un bon ange qui m'en avait indiqué la direction dans le songe, je me mis en route, à la grâce de Dieu.
» Mais, dès que je voulus avancer, je vis devant moi des rochers hauts et pointus, un chemin dur et rude, des crevasses profondes, des gouffres de fumée où l'eau produisait par sa chute un tel bruit que j'en fus effrayé ; et je m'arrêtai brusquement dans la terreur qui me saisit, en m'interrogeant si je devais oser ou m'en retourner.
» D'une part, le grand désir m'excitait à atteindre ce que j'avais devant moi ; d'autre part, l'aspect terrifiant du lieu très rude me repoussait et, à vrai dire, j'eus une grande peur en voyant devant moi un chemin si difficile. Je restai donc dans une grande peine, ne voyant aucun homme près de moi qui pût me conseiller ou me consoler dans cette alternative.
» Me trouvant ainsi sans aide ni consolation, je pris mon courage à deux mains, surtout en me rappelant mon songe, et je m'avançai à la grâce de Dieu d'un pas joyeux, tout en étant obligé de me reposer fréquemment avant d'avoir accompli l'ascension du lieu. Mais, quand j'eus atteint la hauteur ou le sommet, je ne vis rien devant moi qu'une vaste étendue ; j'étais donc obligé de recourir à ma petite boussole que j'avais emportée à tout hasard ; et celle-ci me montra bientôt de son doigt la ville qui était plus proche que je ne l'avais pensé.
» J'entrai donc dans la montagne, et je parvins à la véritable capitale, dont j'ai oublié le nom. Je questionnai aussitôt les habitants de cette contrée au sujet du sage et, comme la situation et le lieu de sa demeure me furent indiqués, j'allai m'entretenir avec lui. (4)
» Mais voici que je trouvai un homme extraordinaire, qui ressemblait à un voleur, à un brigand, ou à un grossier artisan passant ses jours devant une forge, à brûler du charbon, bien plus qu'à un savant physicien. Mais en vérité, dans la conversation, je trouvai tant de raison et d'habileté en lui, que je n'aurais pas voulu le croire et que mille autres ne le croiraient pas sans l'avoir entendu. Car tous les Sages des six autres capitales étaient obligés de prendre conseil de lui seul quand il s'agissait d'une chose très importante.
» C'est donc une grande sottise que de vouloir juger d'après l'aspect des personnes, ainsi que le dit le poète : Saepe latent humili, fortes sub corpore vires, ce qui s'applique également à cet homme.
» Cet homme grossier et étrange, mais très savant selon l'esprit, occupait un lieu et une demeure singuliers ; en outre, il possédait des qualités et des moeurs extrêmement étranges, et dont je m'étonnais grandement.
» Car, de même que Diogène demeurait dans un tonneau qu'il préférait aux plus beaux palais, de même la Nature avait implanté également dans la nature de cet aventurier, par d'étranges influences et incidences, la détermination de s'élire comme demeure un lieu pareillement étrange ; il ne se souciait d'aucune pompe ni ostentation au sujet de beaux palais ni de beaux vêtements ; mais il faisait grand cas de sa sagesse et de ses vertus qu'il aimait plus que tous les trésors du monde.
» Sa résidence se trouvait dans un roc grossier et dur, où ni la chaleur ni le froid ne pouvaient l'atteindre ; mais, à l'intérieur, ses chambres étaient peintes avec de si belles couleurs naturelles, qu'elles paraissaient édifiées avec le plus précieux jaspe, ou peintes par l'artiste le plus habile qui y eût dépensé tout son art et toute son habileté.
» De même, il ne souffrait jamais ni de la soif ni de la faim ; mais, selon les us et coutumes ordinaires, il obéissait aux flèches de Cupidon ; c'est pourquoi il s'inquiétait souvent, en cherchant à sortir, ce que ne lui permettaient pas toujours ceux qui habitaient avec lui. Il appelait donc les voisins, leur disant : Amis, aidez-moi un peu à sortir à la lumière, alors je vous aiderai à mon tour. Quand les voisins entendaient cela, ils étaient fort satisfaits, car ils savaient qu'il ne les laisserait pas sans récompense.
» Dès qu'il était libre, ils devaient lui préparer un bain, pour lui donner du passe-temps. Mais il s'en trouvait fort mal. Car le cher homme se mettait à transpirer et devenait la proie d'un malaise, de sorte qu'il criait et tempêtait comme un possédé, au point de s'évanouir. Alors le musicien commis à ce soin saisissait son instrument pour lui chanter son chant habituel que les pâtres chantent communément au dieu Pan.
» Dès qu'il percevait ce chant, il revenait à lui ; mais, contre toute attente, en toute hâte, il mettait au monde un fruit vivant, non sans grande peine et douleur, à vrai dire ; ce fruit ne lui ressemblait d'aucune manière, ainsi que l'on put s'en assurer quand il eut atteint l'âge mûr,
» Ce fruit devait être quelque chose de merveilleux, car il venait d'une naissance étrange, telle que l'on ne peut en trouver une pareille. Il comportait deux natures, c'est pourquoi il fallait le nourrir du lait d'une chèvre qui donnait du lait et du sang.
» Et là encore il y avait des difficultés à vaincre, car la chèvre ne voulait se laisser traire que par une seule accoucheuse qui portait le nom d'une sorcière ; elle s'appelait Urganda. Celle-ci se servait d'un verre étrange composé de pièces merveilleuses par l'artiste le plus habile ; il paraissait plutôt naturel qu artificiel, et il me semblait que c'était un morceau de la Table d'Hermès et signé du même seing pour que les vapeurs subtiles du lait ne pussent s'éventer.
» Et Urganda faisait bouillir le lait au point qu'il paraissait incandescent par la chaleur, et en nourrissait le merveilleux nouveau-né qui, en raison de son alimentation régulière avec ce lait, croissait de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois, d'année en année, et augmentait en grandeur, en force et en vertus, à tel point qu'il surpassa de beaucoup les vertus de son père et eut une grande renommée. Des enfants royaux ont de même été engendrés.
» Quant à Urganda, la vieille sorcière, elle pouvait, malgré son grand âge, se changer journellement, au point que ses cheveux mêmes, quand ils n'étaient pas tressés et qu'un léger courant d'air froid les touchait, s'étendaient, tels les plus beaux et longs fils d'or, ou les rayons du soleil ; c'est ainsi qu'ils voltigeaient et ondoyaient.
» Voilà, ô très illuminés serviteurs de Dieu, ce que j'ai voulu porter à votre connaissance, concernant ma seconde préoccupation, en vous priant et suppliant encore humblement de ne point me refuser, mais de m'admettre et de m'accueillir de grâce. Avec l'aide du Seigneur, je me montrerai humble, soumis et obéissant dans tout ce dont vous me chargerez, en tant que je pourrai le supporter et l'accomplir dans ma faiblesse humaine. Je vous recommande ardemment et humblement, ô très illuminés serviteurs de Dieu, ainsi que moi-même à la toute-puissance et à la protection divines. »
Fait à N. le 14 juin 1619.
« Seigneur, assiste-moi et accueille-moi par ta grâce, pour l'amour de Jésus-Christ. Amen, amen, amen. »
(Traduit de l'allemand par Debeo)
***
Voici maintenant, comme transition du laboratoire à l'oratoire, une série d'aphorismes un peu moins archaïques, que le lecteur pourra peut-être utiliser d'une façon plus immédiate. On remarquera la double marche, physique et psychique, de chacun de ces axiomes. Leur numérotage n'est pas non plus insignifiant.
AXIOMES HERMÉTIQUES(5).
1. - Tout ce qu'on peut accomplir par une méthode simple ne doit pas être essayé par une méthode compliquée.
Il n'y a qu'une seule Vérité dont l'existence n'a pas besoin de preuve, parce qu'elle est elle-même sa propre preuve pour ceux qui sont à même de la percevoir. Pourquoi se servir de la complexité pour chercher ce qui est simple ? Les sages disent : « Ignis et Azoth tibi sufficiunt ». Le corps est déjà en votre possession. Tout ce qu'il vous faut, c'est le feu et l'air.
2. - Nulle substance ne peut être rendue parfaite sans une longue souffrance.
Grande est l'erreur de ceux qui s'imaginent que la pierre des philosophes peut être durcie sans avoir été préalablement dissoute ; leur temps et leur travail sont perdus.
3. - La nature doit être aidée par l'art toutes les fois qu'elle manque de force.
L'art peut servir la nature, mais non la supplanter. L'art sans la nature est toujours anti-naturel. La nature sans l'art nest pas toujours parfaite.
4. - La nature ne peut être améliorée qu'en elle-même.
La nature d'un arbre ne peut pas être changée par l'arrangement des branches, ni par l'addition d'ornements ; il ne peut être amélioré qu'en perfectionnant le sol sur lequel il croît, ou par la greffe.
5. - La nature use de la nature, la comprend et la vainc.
Il n'y a point d'autre connaissance que la connaissance de soi-même. Tout être ne peut réaliser vraiment que sa propre existence, mais non celle d'un élément qui lui est totalement étranger.
6. - Celui qui ne connaît pas le mouvement ne connaît pas la nature.
La nature est le produit du mouvement. Au moment où le mouvement éternel cesserait, la nature entière cesserait d'exister. Celui qui ne connaît pas les mouvements qui se produisent dans son corps est un étranger dans sa propre maison.
7. - Tout ce qui produit un effet pareil à celui produit par un élément composé est également un composé.
L'Un est plus grand que tous les autres nombres, car il a produit l'infinie variété des grandeurs mathématiques ; mais nul changement n'est possible sans la présence de l'Un qui pénètre toutes choses, et dont les facultés sont présentes dans ses manifestations.
8. - Rien ne peut passer d'un extrême à l'autre sauf à l'aide d'un moyen.
Un animal ne peut pas arriver au céleste avant d'avoir passé par l'homme. (6) Ce qui est antinaturel doit devenir naturel avant que sa nature puisse devenir spirituelle.
9. - Les métaux ne peuvent pas se changer en d'autres métaux avant d'avoir été réduits à la prima materia.
La volonté propre, opposée à la volonté divine, doit cesser d'être pour que la volonté divine puisse envahir le coeur. Nous devons nous dépouiller de toute sophistication, devenir semblables à des enfants, pour que la parole de sagesse puisse retentir dans notre esprit.
10. - Ce qui n'est pas mûr doit être aidé par ce qui est parvenu à maturité.
Ainsi commencera la fermentation. La loi de l'induction régit toutes les régions de la nature.
11. - Dans la calcination, le corps ne se réduit pas, mais il augmente de quantité.
Le véritable ascétisme consiste à abandonner ce dont on n'a pas besoin, lorsqu'on a reçu quelque chose de meilleur.
12. - Dans l'alchimie, rien ne porte de fruit sans avoir été préalablement mortifié.
La lumière ne peut pas luire à travers la matière, si la matière n'est pas devenue assez subtile pour laisser passer les rayons.
13. - Ce qui tue produit la vie ; ce qui cause la mort amène la résurrection ; ce qui détruit crée.
Rien ne sort de rien. La création d'une forme nouvelle à pour condition la transformation de l'ancienne.
14. - Tout ce qui renferme une semence peut être augmenté, mais point sans l'aide de la nature.
Ce n'est qu'au moyen de la graine que le fruit portant des graines plus nombreuses vient à la vie.
15. Toute chose se multiplie et s'augmente au moyen d'un principe masculin et d'un principe féminin.
La matière ne produit rien si elle n'est pénétrée par la force. La nature ne crée rien si elle n'est imprégnée par l'esprit. La pensée reste improductive si elle n'est rendue active par la volonté.
16. - La faculté de tout germe est de s'unir à tout ce qui fait partie de son royaume.
Tout être dans la nature est attiré par sa propre nature représentée dans d'autres êtres. Les couleurs et les sons de nature semblable forment des accords harmonieux ; les substances qui ont des rapports les unes avec les autres peuvent se combiner ; les animaux de la même espèce s'associent entre eux, et les puissances spirituelles s'unissent aux germes avec lesquels elles ont de l'affinité.
17. - Une matrice pure donne naissance à un fruit pur.
Ce n'est que dans le sanctuaire le plus intime de l'âme que se révèlera le mystère de l'esprit.
18. - Le feu et la chaleur ne peuvent être produits que par le mouvement.
La stagnation, c'est la mort. La pierre jetée dans l'eau forme des cercles excentriques progressifs, qui sont produits par le mouvement. L'âme qui ne s'émeut pas ne peut point s'élever et se pétrifie.
19. - Toute la méthode commence et finit par une seule méthode : la cuisson.
Voici le grand arcane : c'est un esprit céleste descendant du soleil, de la lune et des étoiles, et qui est rendu parfait dans l'objet saturnin par une cuisson continuelle, jusqu'à ce qu'il ait atteint l'état de sublimation et la puissance nécessaires pour transformer les métaux vils en or. Cette opération s'accomplit par le feu hermétique. La séparation du subtil d'avec l'épais doit se faire avec soin, en ajoutant continuellement de l'eau ; car plus les matériaux sont terrestres, plus ils doivent être dilués et rendus mobiles. Continue cette méthode jusqu'à ce que l'âme séparée soit réunie au corps. (7)
20. - L'oeuvre entière s'accomplit en employant uniquement de l'eau.
C'est la même eau que celle sur laquelle se mouvait l'Esprit de Dieu dans le principe, lorsque les ténèbres étaient sur la face de l'abîme.
21. - Toute chose doit retourner à ce qui l'a produite.
Ce qui est terrestre vient de la terre ; ce qui appartient aux astres provient des astres ; ce qui est spirituel procède de l'Esprit et retourne à Dieu.
22. - Où les vrais principes manquent, les résultats sont imparfaits.
Les imitations ne sauraient donner des résultats purs. L'amour purement imaginaire, la sagesse comme la force purement imaginaires ne peuvent avoir d'effet que dans le royaume des illusions.
23. - L'art commence où la nature cesse d'agir.
L'art accomplit au moyen de la nature ce que la nature est incapable d'accomplir sans l'aide de l'art.
24. - L'art hermétique ne s'atteint pas par une grande variété de méthodes. La Pierre est une.
II n'y a qu'une seule vérité éternelle, immuable. Elle peut apparaître sous maints différents aspects : mais, dans ce cas, ce n'est pas la vérité qui change, c'est nous qui changeons notre mode de conception.
25. - La substance qui sert à préparer l'Arcanum doit être pure, indestructible et incombustible.
Elle doit être pure d'éléments matériels grossiers, inattaquable au doute et à l'épreuve du feu des passions.
26. - Ne cherche pas le germe de la pierre des philosophes dans les éléments.
C'est seulement au centre du fruit qu'on peut trouver le germe.
27. - La substance de la pierre des philosophes est mercurielle.
Le sage la cherche dans le mercure ; le fou cherche à la créer dans la vacuité de son propre cerveau.
28. - Le germe des métaux se trouve dans les métaux, et les métaux naissent d'eux-mêmes.
La croissance des métaux est très lente ; mais on peut la hâter en y ajoutant la patience.
29. - N'emploie que des métaux parfaits.
Le mercure imparfait, tel qu'on le trouve ordinairement dans certaines contrées de l'Europe, est tout à fait inutile pour cette oeuvre. La sagesse du monde est folie aux yeux du Seigneur.
30. - Ce qui est grossier et épais doit être rendu subtil et fin par calcination.
Ceci est une opération très pénible et très lente, parce qu'elle est nécessaire pour arracher la racine même du mal ; elle fait saigner le coeur et gémir la nature torturée.
31. - Le fondement de cet art consiste à réduire les Corpora en Argentum Vivum.
C'est la Solutio Sulphuris Sapientium in Mercurio. Une science dépourvue de vie est une science morte ; une intelligence dépourvue de spiritualité n'est qu'une lumière fausse et empruntée.
32. - Dans la solution, le dissolvant et la dissolution doivent rester ensemble.
Le feu et l'eau doivent être rendus aptes à se combiner. L'intelligence et l'amour doivent rester à jamais unis.
33. - Si la semence n'est pas traitée par la chaleur et l'humidité, elle devient inutile.
La froidure contracte le coeur et la sécheresse l'endurcit, mais le feu de l'amour divin le dilate, et l'eau de l'intelligence dissout le résidu.
34. - La terre ne produit nul fruit sans une humidité continue.
Nulle révélation n'a lieu dans les ténèbres si ce n'est au moyen de la lumière.
35. - L'humectation a lieu par l'eau, avec laquelle elle a beaucoup d'affinité.
Le corps lui-même est un produit de la pensée, et a pour cette raison la plus grande affinité avec l'intelligence
36. - Toute chose sèche tend naturellement à attirer l'humidité dont elle a besoin pour devenir complète en sa constitution.
L'Un, de qui sont sorties toutes choses, est parfait ; et c'est pourquoi celles-ci renferment en elles-mêmes la tendance à la perfection et la possibilité d'y atteindre.
37. - Une semence est inutile et impuissante, si elle n'est mise dans une matrice appropriée.
Une âme ne peut pas se développer et progresser sans un corps approprié, parce que c'est le corps physique qui fournit la matière nécessaire à son développement.
38. - La chaleur active produit la couleur noire dans ce qui est humide ; dans tout ce qui est sec, la couleur blanche ; et, dans tout ce qui est blanc, la couleur jaune.
D'abord vient la mortification, puis la calcination, et ensuite l'éclat doré produit par la lumière du feu sacré qui illumine l'âme purifiée.
39. - Le feu doit être modéré, ininterrompu, lent, égal, humide, chaud, blanc, léger, embrassant toutes choses, renfermé, pénétrant, vivant, intarissable, et le seul employé par la nature.
C'est le feu qui descend des cieux pour bénir toute l'humanité.
40. - Toutes les opérations doivent être faites dans un seul vaisseau et sans le retirer du feu.
La substance employée pour la préparation de la pierre des philosophes doit être rassemblée en un seul lieu et ne doit pas être dispersée en plusieurs lieux. Quand une fois l'or a perdu son éclat, il est difficile de le lui rendre
41. - Le vaisseau doit être bien clos, en sorte que l'eau ne s'en échappe pas ; il doit être scellé hermétiquement, parce que, si l'esprit trouvait une fissure pour s'échapper, la force serait perdue : et en outre il doit être bien clos, afin que rien d'étranger et d'impur ne puisse s'introduire et s'y mélanger.
II doit toujours y avoir à la porte du laboratoire une sentinelle armée d'un glaive flamboyant pour examiner tous les visiteurs, et renvoyer ceux qui ne sont pas dignes d'être admis. (8)
42. - N'ouvrez pas le vaisseau avant que l'humectation soit achevée.
Si le vaisseau est ouvert prématurément, la plus grande partie du travail est perdue.
43. - Plus la pierre est alimentée et nourrie, plus la volonté s'accroîtra.
La sagesse divine est inépuisable ; seule est limitée la faculté de réceptivité de la forme.
(1) « Le seul et unique sujet de la magie aussi bien que de la vraie Kabbale, n'est autre que la Sagesse, le Verbe, le Christ. Et qu'il n'y a pas d'autre nom à invoquer que celui de Jésus, car il n'y a pas de nom sur la terre et dans le ciel par qui nous puissions être sauvés, excepté le nom de Jésus, sous lequel toutes choses sont réunies, car le Christ Jésus est tout en tous.» (Robert Fludd : Summun Bonum)
(2) Vide supra, p. 54.
(3) Abstraction faite de son haut intérêt touchant la technique du parergon, cette pièce est particulièrement caractéristique des dispositions nécessaires pour espérer participer aux travaux les plus extérieurs des vrais Rose-Croix. Disons seulement qu'il n'est guère de texte d'alchimie aussi clairs et loyaux que celui-ci, complet dans sa brièveté. Il renferme des repères et des précisions que l'on trouverait difficilement ailleurs, sauf peut-être chez Kerdanec de Pornic et que l'on confronterait fructueusement avec le « songe » de Cyliani. Le nom supposé de l'auteur voile une des clefs majeures du début de l'Oeuvre Urganda, la « sorcière », (la fée Urgèle de nos fabliaux et le modèle de la nymphe qui guide Cyliani) doit retenir l'attention des studieux, ainsi que son « verre » plutôt naturel qu'artificiel. Précisons que cette parabole s'applique spécialement à la voie sèche.
(4) Les brahmanes enseignent aussi que les grands rishis habitent chacun une des étoiles de la Grande Ourse et que l'étoile polaire est la résidence de leur chef.
(5) Extrait de La véritable Alchimie des Rose-Croix, petit traité contenu dans le grand album de Madathanus, traduit par Jean Tabris (1897).
(6) Remarque pleine d'enseignements ; tous les mots en sont révélateurs.
(7) Pour le sens psychique, transposer au surnaturel les termes de cet axiome.
(8) Se souvenir de ce qui est écrit, dans les épîtres de saint Paul, sur la probation des esprits.
CHAPITRE XIII
LA ROSE-CROIX ESSENTIELLE
Ex Deo nascimur.
In Jesu morimur.
Per Spiritum Sanctum reviviscimus.
Les paroles suivantes de Michel Maïer (25) peuvent résumer l'ensemble des tendances doctrinales rosicruciennes :
« La nature aura toujours des secrets ; la chaîne d'or part de l'infini et remonte à l'infini. Ainsi la science se pervertirait si des réformateurs et des critiques ne venaient séparer le pur de l'impur et tenir la balance égale entre l'expérience et la raison. Les choses se sont ainsi passées de tout temps ; les réformateurs qui existent à cette époque (commencement du XVIIe siècle) en Allemagne forment l'institut des Rose-Croix.
» L'art est le serviteur de la nature. La théorie et la pratique doivent donc toujours marcher de pair ; apprendre les secrets, les polir ou les adapter, les approprier ou les réaliser, telle est la triple marche que suit l'adepte et qui est enseignée dans les neuf collèges disséminés sur la terre : en Égypte ; chez les Eumolpides, à Eleusis ; chez les Cabires, à Samothrace ; chez les mages de la Perse et de la Chaldée : chez les Brahmanes ; chez les Gymnosophistes ; chez les Pythagoriciens ; en Arabie ; et, à Fez, chez les Maures.
» L'alchimie n'est qu'un art secondaire. Les Rose-Croix estiment la vertu plus que l'or ; quoique ce dernier soit utile comme moyen d'action dans les périodes de publicité. La médecine des adeptes est triple : corporelle, animique et spirituelle ; ils la distribuent quand l'humanité en a besoin, puis laissent la crise thérapeutique se développer et rentrent dans le secret, jusqu'à ce qu'une nouvelle médication soit nécessaire.
La pierre cubique est le symbole de cette adaptation des sciences et des arts à leurs fins et des effets à leurs causes.
» Les époques d'action de la Rose-Croix sont déterminées par la connaissance de l'astral et par celle des lois de l'évolution du genre humain. Ces périodes de divulgation ont pour but d'éveiller le désir et d'éprouver ceux qui sont dignes d'être élus. Ces derniers sont peu nombreux cependant ; les Rose-Croix acceptent à peine un candidat sur mille » (1).
Voici comment s'exprime Eckhartshausen :
« Les écoles de sagesse se divisent en écoles extérieures et intérieures. Les écoles extérieures possèdent la lettre des hiéroglyphes, et les écoles intérieures, l'esprit et le sens.
» La religion extérieure est reliée avec la religion intérieure par les cérémonies.
L'école extérieure des mystères se lie par les hiéroglyphes avec l'intérieure...
» Fils de la Vérité, il n'y a qu'un ordre, qu'une confrérie, qu'une association d'hommes pensant de même, qui a pour but d'acquérir la lumière. De ce centre, le malentendu a fait sortir des ordres innombrables... Le multiple est dans le cérémonial de l'extérieur, la vérité n'est que dans l'intérieur. La cause de la multiplicité des confréries est dans la multiplicité de l'explication des hiéroglyphes, d'après le temps, les besoins et les circonstances. La vraie communauté de lumière ne peut être qu'une...
» Toutes les erreurs, toutes les divisions, tous les malentendus, tout ce qui, dans les religions et les associations secrètes, donne lieu à tant d'égarements, ne regarde que la lettre ; l'esprit reste toujours intact et saint. Tout ne se rapporte qu'au rideau extérieur sur lequel les hiéroglyphes, les cérémonies et les rites sont écrits ; rien ne touche à l'intérieur...
» Notre volonté, notre but, notre charge est de vivifier partout la lettre morte et de donner partout aux hiéroglyphes l'esprit, et aux signes sans vie la vérité vivante ; de rendre partout l'inactif actif, le mort vivant. Nous ne pouvons pas tout cela de nous-mêmes, mais par l'esprit de lumière de Celui qui est la Sagesse, l'Amour et la Lumière du monde, qui veut devenir aussi votre esprit et votre lumière.
» Jusqu'à présent, le sanctuaire le plus intérieur a été séparé du temple, et le temple assiégé par ceux qui étaient dans les parvis. Le temps vient où le sanctuaire le plus intérieur doit se réunir avec le temple, pour que ceux qui sont dans le temple puissent agir sur ceux qui sont dans les parvis, jusqu'à ce que les parvis soient jetés dehors.
» Dans notre sanctuaire, qui est le plus intérieur, tous les mystères de l'esprit et de la vérité sont conservés purement ; il n'a jamais pu être profané par des profanes, ni souillé par des impurs. Ce sanctuaire est invisible, comme l'est une force que l'on ne connaît que dans l'action.
» Dans notre école tout peut être enseigné, car notre Maître est sa lumière même et son esprit. Nos sciences sont l'héritage promis aux élus ou à ceux qui sont capables de recevoir la lumière, et la pratique de nos sciences est la plénitude de la divine alliance avec les enfants des hommes. Maintenant nous avons rempli notre charge et nous vous avons annoncé l'approche du Grand Midi et la réunion du sanctuaire le plus intérieur avec le temple. » (55)
Sur ce sujet nous résumons les développements que donne l'Echo der von Gott erleuchteten Fraternitet (40) :
Le Summun Bonum est la Sagesse. Mais il faut distinguer la sagesse humaine de la sagesse divine. La première est imparfaite, incertaine, sceptique ; tous ses défauts sont exposés dans le livre du très savant Agrippa, qui avait vu plus loin que la philosophie humaine.
La sagesse du monde est folie aux yeux de Dieu (2). Les sages de ce monde font souvent, avec toute leur intelligence, des actions insensées, même à leur propre point de vue, car leur sagesse est périssable, transitoire et inconstante. C'est avec raison que le Syracide affirme : Toute sagesse vient du Seigneur Dieu et est éternelle avec lui (I, 1).
L'Écriture nous apprend donc qu'il y a une sagesse divine. Salomon dit : Le Seigneur donne la sagesse et par sa bouche descendent la connaissance et la compréhension (Sapience VII, 15). Il donne les caractères de cette sagesse : « C'est, dit-il, le souffle de la puissance divine, un rayon de la magnificence du Tout-Puissant, la splendeur de la lumière éternelle, un miroir immaculé de la puissance divine, une image de sa bonté. Elle est transmise sur cette terre par la bouche des saints et des prophètes, mais le Verbe de Dieu est le puits de la sagesse et la loi éternelle en est la source. » Job (XXVIII, 20, 21) dit qu'elle est cachée à l'oeil de tous les vivants. Or le Seigneur veut que l'homme soit intelligent et qu'il sache reconnaître Sa volonté ; il faut donc que nous nous efforcions d'acquérir la sagesse.
Dans l'Ancien Testament, Adam, Noé, Lot, Jacob, Joseph et Moïse Josué, David, Salomon, Daniel, Esdras ont eu cette sagesse en partage, avec Samuel, Élie, Élisée, Isaïe. Jésus-Christ l'a fait donner à ses disciples, Bien peu d'hommes ont reçu ce don divin ; il faut pour cela devenir ennemi du monde ; ceux que le monde hait sont aimés de Dieu. « II n'y a pas un homme sage, dit Tertullien, que le monde ne tienne pour fou ; car la sagesse de ce monde est juste le contraire de celle du Ciel et, pour trouver cette dernière, il faut renoncer à toute la sagesse terrestre que l'on s'est acquise. » Cela est ainsi parce que, selon Luc (XVI, 15), tout ce qui est grand devant le monde est un néant aux yeux de Dieu. La sagesse se trouve donc chez les humbles, ainsi que le dit Salomon (3). L'humilité allume les lumières de l'entendement, de même que la sincérité et la droiture.
La purification du coeur est la préparation nécessaire pour recevoir la sagesse ; mais il faut chercher la vie active avant la vie contemplative. La Sagesse répartit ses dons suivant les hommes ; elle donne la parole, la connaissance ou la foi ; elle livre la clef des choses cachées, passées ou futures ; elle confère la science de toutes choses sur la terre et dans les cieux ; elle apprend à lire les pensées des hommes, à parler toutes les langues. Elle est l'arbre de vie, elle montre le chemin du royaume de Dieu. Elle confère le pouvoir de rendre la santé, de faire des miracles ; elle est l'esprit de la grâce et de la prière ; elle donne la connaissance de l'homme intérieur et celle de Dieu. Le Seigneur instruit directement l'homme sage dans des rêves nocturnes et par des visions; les anges lui apparaissent quelquefois. Le contemplatif est parfois ravi en extase, il voit les cieux ouverts.
L'auteur de ce petit traité rend témoignage des grandes faveurs dont la Sagesse l'a comblé. Dieu lui montra d'abord le véritabIe chemin avec ses trois degrés tels que Jésus les a enseignés à ses disciples ; puis la véritable façon de prier et la manière de distinguer les ennemis de Dieu d'avec ses amis. Après avoir reçu le second degré de la Sagesse, il reçut un art de s'enquérir, après une certaine préparation, des choses futures concernant les choses temporelles. II reçut dans le même degré des interprétations subtiles des Écritures ; la première méthode consiste à écrire ou à donner de nombreuses combinaisons d'un mot ou d'un signe sacré ; la seconde apprend à trouver sept sens d'une même sentence. Ces deux méthodes dépassent en ingéniosité et en profondeur tout ce que Trithème et Porta ont écrit sur le sujet. II a découvert la racine de toutes les langues et a construit à cet effet un speculum archetypum qui donne le sens de tous les mots imaginables ; puis la clef de tous les systèmes musicaux. De même, il a trouvé les raisons pour lesquelles on rencontre sur la terre un si grand nombre de types d'hommes différents, et il a construit pour cette recherche un autre archétype. Il a eu des visions comme Ezéchiel et l'apôtre Jean ; il a appris à parler et à écrire de nouvelles langues.
Le troisième degré de la Sagesse lui révéla des choses qui sont au-dessus de l'entendement humain : les secrets de l'homme intérieur, de l'âme, de sa naissance, du lieu où elle habite dans l'homme incarné, ce que sont la mort et le réveil de l'âme, ce que sera le nouveau corps de notre régénération. Le mystère de la Trinité lui fut dévoilé avec ses correspondances, ainsi que la nature et la constitution des esprits. II connut le mystère caché du mariage, celui de la chute et ceux que symbolisent le baptême, la cène, ceux de la communion des saints et du Saint-Esprit. En outre, Dieu lui révéla beaucoup de choses sur le troisième monde, la seconde venue du Christ, le jour du Seigneur, le millénaire de l'Apocalypse, la résurrection des morts, le jugement dernier, la disparition de l'univers visible et sa rénovation, sur deux personnes qui viendront avant ce jour, sur la nouvelle Jérusalem, sa construction, sa religion, sur une nouvelle compréhension de l'Écriture, un nouveau livre saint, sur l'Évangile de la nouvelle alliance, sur le nouveau sacrifice, la nouvelle loi, le nouvel état social, une médecine, une philosophie, une magie nouvelles, enfin sur la vie éternelle, l'unique religion et l'unique royaume.
L'auteur reçut aussi l'intelligence mystique des Écritures et la révélation de leur sens anagogique. Il a consigné quelques-uns des secrets du second degré dans deux manuscrits sur la Théologie mystique et sur le nouveau règne du Christ sur la terre.
Pour terminer, notre mystique revient sur l'opposition constante des préceptes de la Sagesse divine et de ceux de la sagesse humaine. Il développe les lois de la première, en citant à profusion des textes sacrés sur la pauvreté, sur l'aumône, sur les épreuves, sur l'humilité. Il termine en adjurant ses lecteurs de ne pas mettre leur foi dans les ténèbres de la sagesse humaine, mais dans la force de la Lumière, car la splendeur qui provient de Dieu ne s'éteindra jamais (Sapience VII, 14).
On peut dire que l'état des Rose-Croix joint les extrêmes de la stabilité et du mouvement, ainsi que fait le Saint-Esprit, qui réunit les extrêmes du Père, stabilité éternelle, et du Fils, mouvement vital infini. C'est ce qu'ils exprimaient en disant que leur lieu de réunion est le Temple du Saint-Esprit, et qu'ils y reçoivent les deux sacrements de l'Église primitive et éternelle : un de ces baptêmes d'Esprit dont parle l'Évangile et une communion plénière avec le Verbe.
Fludd exprime sous d'autres termes les mêmes idées dans son Summun Bonum. (19)
« Le Christ est né à Bethléhem ; or Bethléhem nous donne la maison du pain et la maison de la guerre, c'est-à-dire la même chose que Beth-El.
» Les sages de la Rose-Croix et leur demeure spirituelle sont amplement décrits par l'apôtre saint Pierre. Au Christ, pierre lui-même, vous édifierez, ainsi que des pierres vivantes, une demeure spirituelle, offrant en saint sacerdoce les hosties spirituelles agréables à Dieu par l'entremise de Jésus-Christ, Et vous, troupe choisie, sacerdoce royal, sainte assemblée, peuple d'élection, appelé de l'ombre à son admirable lumière pour annoncer ses vertus...
» Fils de Dieu, élus de Dieu, troupe sacrée, prophètes, amis de Dieu, sages, saints, vraie semence d'Abraham, Frères christiques : tels sont les noms sous lesquels on vous connaît.
» La Rose des Rose-Croix est le sang du Christ dont tous nos péchés ont été lavés (saint Jean). C'est la rose de Saron du Cantique des Cantiques ; c'est elle qui orne le jardin secret ; c'est à sa base qu'est creusé le puits des Eaux Vives ; c'est la charité du Christ par laquelle, selon la parole de l'apôtre, on arrive à connaître, avec tous les saints, la largeur, la longueur, l'élévation et la profondeur ; c'est le sang jusqu'à l'effusion duquel il nous faut résister au péché ».
Le Dr Franz Hartmann, après avoir émis l'opinion qu'on ne peut pas trouver de Rose-Croix vivant sur terre, proclame qu'ils forment une société spirituelle, dont la conscience est dans les cieux et qui, prenant par intervalles des corps sur la terre, échappe aux investigations de l'historien. « Leur Fraternité, selon leur propre témoignage, a existé dès le premier jour de la création, disent-ils, lorsque Dieu a dit :
Que la lumière soit ; société des enfants de la lumière dont les corps sont formés de lumière et qui vivent dans la lumière pour toujours. Ils sont instruits par la sagesse divine, la fiancée céleste. Tous les sages qui ont existé ont étudié à leur école ; ils seraient répandus non seulement sur cette terre, mais encore dans tout l'univers. Ils n'ont qu'un livre et qu'une méthode ; leur temple est partout ; ils y entretiennent un feu qui les nourrit et qui est thaumaturgique. Ainsi toute chose leur est soumise, parce que leur volonté est identique à la Loi. » (63)
Nous arrivons, on le voit, dans les abîmes étoilés de la mystique, ou jusqu'en haut de ses sommets les plus vertigineux. Voici comment on peut y vivre.
Ruysbroeck l'Admirable a décrit, avec une rare vérité d'expression, les états supérieurs de la vie spirituelle (4). Ce sont les degrés dont il parle dans les pages suivantes, que nous empruntons à la belle traduction d'Ernest Hello. Bien que nous soyons loin des sciences occultes que le vulgaire croit être l'apanage unique des Rose-Croix, nous citons ici un voyant orthodoxe pour montrer que tous les chemins mènent à la même et unique Lumière.
LES AMIS SECRETS ET LES ENFANTS MYSTÉRIEUX.
« Il y a une différence intérieure et inconnue entre les amis secrets de Dieu et ses enfants mystérieux. Les uns et les autres se tiennent droits en sa présence. Mais les amis possèdent leurs vertus, même les plus intérieures, avec une certaine propriété, imparfaite de sa nature. Ils choisissent et embrassent leur mode d'adhésion à Dieu, comme l'objet le plus élevé de leur puissance et de leur désir. Or leur propriété est un mur qui les empêche de pénétrer dans la nudité sacrée, la nudité sans images. Ils sont couverts de portraits qui représentent leurs personnes et leurs actions et ces tableaux se placent entre leur âme et Dieu. Bien qu'ils sentent l'union divine dans l'effusion de leur amour, ils ont néanmoins, au fond d'eux-mêmes, l'impression d'un obstacle et d'une distance. Ils n'ont ni la notion, ni l'amour du transport simple ; la nudité, ignorante de sa manière d'être, est une étrangère pour eux. Aussi leur vie intérieure, même à ses moments les plus hauts, est enchaînée par la raison et par la mesure humaines. Ils connaissent et distinguent fort bien les puissances intellectuelles, soit ; mais la contemplation simple, penchée sur la Lumière divine, est un secret pour eux. Ils se dressent vers Dieu dans l'ardeur de leur amour ; mais cette propriété, imparfaite de sa nature, les empêche de brûler dans le feu. Résolus à servir Dieu et à l'aimer toujours, ils n'ont pas encore le désir de la mort sublime, qui est la vie déiforme. Ils font peu de cas des oeuvres extérieures et de cette paix mystérieuse qui réside dans l'activité. Ils gardent tout leur amour pour les consolations intérieures et pour d'imparfaites douceurs ; c'est pourquoi ils s'arrêtent en route, se reposent avant la mort mystérieuse et manquent la couronne que pose l'Amour nu sur la tête du vainqueur.
» Ils jouissent bien d'une certaine union divine ; ils s'exercent, ils se cultivent, ils connaissent leur état distinctement, dans leurs voies intérieures ils aiment les chemins qui montent. Mais ils ignorent l'ignorance sublime du transport qui ne se connaît plus, et les magnificences de ce vagabondage enfermé dans l'amour superessentiel, délivré de commencement, de fin et de mesure.
» Ah ! la distance est grande entre l'ami secret et l'enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses et mesurées. Mais le second s'en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas. Il est absolument nécessaire de garder l'amour intérieur ; ainsi nous attendrons avec joie le jugement de Dieu et l'avènement de Jésus-Christ.
» Mais, dans l'exercice même de notre activité, nous mourons à nous-mêmes et à toute propriété ; alors, transportés au-dessus de tout, par le sublime excès de l'esprit vide et nu, nous sentirons en nous avec certitude la perfection des enfants de Dieu, et l'esprit nous touchera sans intermédiaire, car nous serons dans la nudité. »
De plus, la réintégration de l'homme incarné dans tous les privilèges de son état céleste primitif est décrite dans l'Apocalypse sous les symboles des noces de l'Agneau et du Nom nouveau. Les curieux trouveront des développements admirables là-dessus dans les oeuvres de Gichtel. Voici la glose de Ruysbroeck, qui suffira pour fixer les idées.
LE PETIT CAILLOU ET LE NOM NOUVEAU.
« Au vainqueur, dit le Saint-Esprit dans l'Apocalypse, je donnerai la manne cachée et un caillou blanc, et sur le caillou un nom nouveau, qui n'est connu de personne, excepté de celui qui le reçoit.
» Le vainqueur, c'est celui qui a traversé et dépassé lui-même et toutes choses. La manne cachée, c'est un sentiment intérieur, une joie céleste. Le caillou est une petite pierre, si petite qu'on la foule aux pieds sans douleur (calculus, caillou ; de calcare, fouler). La pierre est blanche et brillante comme la flamme ronde, infiniment petite, polie sur toutes les faces, étonnamment légère. Un des sens que présente ce caillou pourrait être le symbole de Jésus-Christ. Jésus est la candeur de la lumière éternelle ; il est la splendeur du Père ; il est le miroir sans tache, en qui vivent tous les vivants. Au vainqueur transcendant ce caillou blanc est donné, portant avec lui vie, magnificence et vérité. Ce caillou ressemble à une flamme. L'amour du Verbe éternel est un amour de feu ; ce feu a rempli le monde, et il veut que tous les esprits brûlent en lui, Il est si petit, ce caillou, qu'on peut le fouler aux pieds sans le sentir. Le Fils de Dieu a justifié l'étymologie du mot calculus. Obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix, il s'est anéanti. Non plus homme, mais ver de terre, opprobre du genre humain et mépris de la populace, il s'est mis sous les pieds des juifs, qui l'ont foulé sans le sentir. S'ils eussent reconnu Dieu, ils n'eussent pas dressé sa croix. Il y a plus : aujourd'hui Jésus est petit et nul dans tous les coeurs qui ne l'aiment pas, Cette magnifique petite pierre est ronde et égale à elle-même sur toutes ses faces. La forme ronde, la forme de la sphère rappelle la vérité éternelle, sans commencement ni fin. Cette égalité d'aspect que présente de tous côtés la forme sphérique indique la justice qui pèsera tout avec équité, rendant à chacun ce qui lui est dû. Ce que donnera la petite pierre, chacun le gardera éternellement. Ce caillou est extraordinairement léger. Le Verbe éternel ne pèse rien ; il soutient par sa vertu le ciel et la terre. Il est intime à chacun, et n'est saisi par personne. Jésus est l'ainé des créatures, et son excellence les surpasse toutes ; il se manifeste à qui il veut, là où il va, porté par sa légèreté immense ; notre humanité est montée par-dessus tous les cieux et s'est assise à la droite du Père.
» La pierre blanche est donnée au contemplateur ; elle porte le nom nouveau, que celui-là seul connait qui la reçoit.
» Tous les esprits qui se retournent vers Dieu reçoivent un nom propre. Le nom dépend de la dignité plus ou moins excellente de leurs vertus, et de la hauteur de leur amour.
» Notre premier nom, celui de notre innocence, celui que nous recevons au baptême, est orné des mérites de Jésus-Christ. Si nous rentrons en grâce, après l'innocence baptismale perdue, nous recevons du Saint-Esprit un nom nouveau, et ce sera un nom éternel ».
Résumons et faisons que des paroles de vérité clôturent dignement un livre qui n'est que l'humble écho des verbes les plus mystérieux de notre Occident.
Débarrassées de toute leur logosophie initiatique, les conceptions que nous venons de présenter sont en substance dans un petit livre tombé dans l'oubli et dû à la plume d'un mystique à qui on fait l'honneur d'une affiliation rosicrucienne : le conseiller d'Eckhartshausen. Nous voulons conclure en résumant La Nuée sur le Sanctuaire et en indiquant, si l'on veut arriver aux sommets qu'elle décrit, les conseils de l'ouvrage qui s'intitule Quelques traits de l'Église intérieure, d'Ivan Lopoukhine, qui rappelle, pour la satisfaction des besoins de l'âme, l'Imitation de Jésus-Christ.
« Cette Église intérieure existe réellement dans un certain plan de l'Invisible, depuis la création du monde et se perpétuera jusqu'à la fin des temps. C'est le Saint-Esprit qui en instruit lui-même les membres, et qui leur présente la vérité dans toutes les parties de la nature. Les membres de cette Église n'appartiennent pas qu'à la terre. Son but est de préparer le règne de Dieu; c'est par son influence, par sa collaboration, ou avec son concours, que toute lumière est descendue sur la terre, y a germé et y a porté des fruits. Elle est hiérarchisée, et dans sa constitution, et dans son initiation.
» Le premier degré, et le plus bas, consiste dans le bien moral par lequel la volonté simple, subordonnée à Dieu, est conduite. Les moyens dont l'esprit de cette école se sert sont appelés inspirations.
» Le second degré consiste dans le raisonnable intellectuel, par lequel l'entendement de l'homme de bien, qui est uni avec Dieu, est couronné avec la sagesse et la lumière de la connaissance : les moyens dont l'esprit se sert pour celui-ci sont appelés des illuminations intérieures.
» Le troisième degré enfin, et le plus élevé, est l'ouverture entière de notre sensorium intérieur, par lequel l'homme intérieur arrive à la vision objective des vérités métaphysiques et réelles.
» Celui-ci est le degré le plus élevé dans lequel la foi passe en vision, et les moyens dont l'esprit se sert pour cela sont les visions réelles.
» Voilà les trois degrés de la vraie école de sagesse intérieure, de la communauté intérieure de la lumière. Le même esprit qui mûrit les hommes pour cette communauté distribue aussi ses degrés par la coaction du sujet mûri.
» Cette école intérieure se communique, suivant les circonstances, aux écoles extérieures qui la reçoivent suivant leurs capacités ; ses membres ne sont jamais convoqués ni réunis en corps, à moins que cela ne soit nécessaire. Dieu est le chef et il est obéi également par tous, quel que soit le travail qu'il leur ait assigné. L'entrée dans cette école est en nous-mêmes mais on ne trouve la porte que quand on est mûr, c'est-à-dire quand on a conçu la vraie base de l'humilité, de la mort à l'égoïsme et de la confiance dans la bonté du Père. » (55)
Nous ne pensons pas pouvoir terminer cette imparfaite étude sur l'expression de sentiments plus vrais. Nous demandons, pour finir, que ce livre serve au moins à faire trouver la porte étroite à quelques-uns de ceux qui marchent dans les voies de la Science : qu'ils éprouvent toutes choses avec la prudence du serpent, car beaucoup d'écoles ont pris faussement le nom et le manteau de la vraie Rose-Croix.
(1) Le célibat n'est pas une condition indispensable de l'état de Rose-Croix. Il y a parmi eux des gens mariés et pères de famille : les études de médecine et de philosophie ne sont pas indispensables, car ils se sont adjoint des peintres.
(2) I Corinthiens, III, 19.
(3) Proverbes XI, 2.
(4) Dans des corps vivants.
CHAPITRE XIV
COMMENT DEVENIR INITIABLE
À LA FRATERNITÉ DES ROSE-CROIX
La science humaine, la connaissance est tout à fait inutile pour parvenir à l'idéal que proposent les Rose-Croix, à la sainteté. Les considérations qui suivent sont destinées aux seuls étudiants, aux chercheurs qui veulent partir à la conquête du savoir.
Je signale ici les remarquables ouvrages d'un philosophe, trop peu connu eu égard à ses immenses recherches et à l'ingénieuse clarté de ses travaux : F. Ch. Barlet, qui a tracé de ces enquêtes un plan qui nous semble le plus logique et le plus complet. (1)
Dans le Messianisme, Wronski présente un plan différent.
Enfin, les chercheurs qu'un motif intellectuel ou mental attache à la tradition israélite étudieront avec profit la nomenclature des livres de l'Ancien Testament, livre dans lequel se trouvent et le chemin de la Rose-Croix, et la porte, et même une bonne partie de ses mystères.
Avec ces moyens, on s'estimera heureux si, au bout d'une existence entière de travail acharné, on arrive à un résultat précis et net.
Celui qui n'a ni le goût de ces recherches arides, ni le temps de s'y consacrer, ni les moyens de faire la chasse aux livres rares, ou de visiter de lointaines bibliothèques peut se contenter de la marche suivante, plus simple, plus conforme à l'esprit occidental, et plus rapide pent-être, si on a le courage d'accepter les épreuves qu'elle comporte.
Qu'il inscrive d'abord devant soi trois mots qui seront sa règle constante :
Travailler - Prier - Persévérer.
Voici l'ordre qu'il peut suivre pour ses études :
1 ° Rechercher, dans une version en langue vulgaire de la Bible, les noms divins, les puissances qu'on attribue à Dieu, les actes que le Verbe effectua en Judée, signes de ceux qu'il accomplit encore et qu'il accomplira dans l'univers total (Théologie).
2° Après s'être un peu perdu dans les histoires de l'Ancien Testament, le disciple se regarde lui-même, s'examine, et cherche à mieux obéir aux ordres de son Dieu (Morale).
3° Dans la mesure où il se purifie, la Nature se dévoile à lui, sans l'intermédiaire des livres ; et il peut s'arrêter à en connaître les secrets (Alchimie).
4° Il arrive alors à une vue d'ensemble sur le monde. S'il croit être parvenu au terme de ses efforts, s'il prend sa synthèse pour une synthèse totale, il peut tout de même travailler, semer quelque lumière et faire du bien ; mais il ne progressera plus, car un progrès est une naissance, et une naissance exige une mort.
***
Voici donc, par l'un ou l'autre de ces programmes, notre étudiant à peu près informé sur la lettre de l'hermétisme, du mysticisme et de la magie. Son information ne sera exacte, notez-le bien, que s'il a compris exactement ce que les auteurs ont voulu dire ou celer, s'il ne s'est pas enorgueilli de ses connaissances, s'il a résolu l'énigme du subjectif et de l'objectif, s'il a concilié la liberté de l'homme avec la prescience divine, s'il a senti la divinité du Christ, s'il a gardé son équilibre moral dans ses travaux pratiques, de volonté, de magnétisme, de clairvoyance, etc., s'il a abandonné le désir de garder sa science ou ses petits pouvoirs pour lui tout seul, s'il a compris comme la charité est indispensable, combien peu il a le droit de déranger des êtres et des forces dans l'invisible, s'il a su s'abstenir de tirer quelque vanité de ses recherches. Ce ne sont pas là des épouvantails ; c'est l'expression stricte de l'automatisme implacable avec lequel l'invisible nous répond quand nous l'appelons. Tout ce qui touche à l'occulte vit, d'une vie profonde, frémissante, débordante ; la sensibilité de ces forces et de ces êtres est exquise ; il est impossible de leur déguiser nos sentiments et nos mobiles ; et ils bougent selon un angle de réflexion exactement égal à l'angle d'incidence que le jet de notre volonté a pris en allant sur eux.
Or pas un sur mille des étudiants en occultisme n'est indemne des petites faiblesses que nous venons de signaler. Que lui arrive-t-il ? Il va en subir le contre-coup.
Peu à peu, à mesure que le cercle de ses études s'élargit, notre chercheur remarque des divergences entre les différentes théories des occultistes célèbres ; les travaux pratiques qu'il entreprend ne lui donnent pas les résultats assurés par les manuels ; quelquefois même ils sont suivis de réactions désagréables : malchances, accidents, maladies physiques ou mentales, pertes pécuniaires, malveillances ; des initiés en qui il avait mis sa confiance ne la justifient pas ; leurs promesses sont vaines ; il les voit succomber aux mêmes faiblesses que le commun des mortels ; les fraternités au sein desquelles il espérait trouver une lumière certaine ne sont que des parlotes ; l'intrigue et les médisances s'y donnent libre cours ; il se heurte à des antinomies insolubles en apparence : l'Invisible qui, au début, le visitait souvent semble s'éloigner de lui et le laisser dans la même nuit où s'agite le commun des hommes. Le découragement arrive ; les plaisirs vulgaires reprennent sur son âme leur empire, un moment ébranlé ; vient le dégoût, puis l'amer regret des belles heures d'enthousiasme et de foi ; puis l'étudiant se désespère et, peu à peu, les ressorts de sa volonté se détendent ; il tombe dans une indifference de surface, dont lui seul connaît les intimes amertumes et les mélancolies pleines de larmes.
C'est alors, dans ce plus profond du spleen, que tout est sauvé. C'est le grain qui se corrompt et se putréfie dans la ténèbre humide et froide de la terre couverte de neige ; le germe de lumière se nourrit silencieusement. S'il s'observe, celui qui, tout à l'heure, sera revêtu en esprit de la robe blanche du néophyte peut découvrir de laquelle de ses faiblesses ou de ses compromissions passées provient chacune de ses souffrances. Dès lors, le sentiment de la justice immanente l'éclaire ; il pressent que tout n'est pas perdu : il touche à la porte du pronaos.
Comment va-t-il l'ouvrir ?
Nous allons le voir quant au temple propre des Rose-Croix.
Les maximes suivantes exigent, pour avoir tout leur effet, d'être obéies à la lettre, et absolument ; que leur apparente simplicité ne rebute pas le chercheur. Le simple seul est vrai ; le simple seul est puissant.
Il est entendu que nous parlons pour les Occidentaux chrétiens.
***
Ces maximes n'ont pas la prétention de remplacer l'Évangile, car celui qui réaliserait seulement quelques-uns des préceptes de ce livre divin serait plus que Rose-Croix. On ne trouvera ici qu'un entraînement propre à rendre le chercheur capable de sentir et de comprendre les leçons de cette dernière école.
Cet entraînement peut se répartir en trois périodes : la reprise de soi-même, la tenue envers ses semblables, la culture intérieure.
A. - Tout d'abord, il faut vous rendre compte de l'excellence surhumaine du type de perfection que nous offrent la vie, les actes et les paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Etudiez-les comme renfermant tout ce qu'il est possible à l'homme de savoir ; sachez que la pratique est plus efficace que la théorie ; déracinez en vous l'amour passionné des choses visibles ; rendez-vous compte qu'elles ne sont que les signes imparfaits de la parfaite Beauté. Fuyez la réputation ; voyez, dans les autres, le bien et, en vous, le mal. Aucun progrès n'est possible sans humilité sincère.
Examinez comme toutes les sciences et toutes les philosophies humaines sont partielles, provisoires et passagères. Si vous arrivez à entendre en vous la voix du Verbe, vous connaitrez la vérité et vous vivrez dans l'éternel. Pour cela, il suffit de parvenir à la connaissance de soi-même, c'est-à-dire de discerner si les mobiles radicaux qui nous font agir et penser proviennent de l'égoïsme ou du Ciel ; à celui qui abdique sa volonté propre Dieu donne la vraie science.
Toutefois pesez toutes choses, extérieures et intérieures. Aide-toi et le Ciel t'aidera. Lisez et écoutez simplement et humblement. Ne convoitez rien avec violence ; vous arriveriez à perdre la paix et à faire le mal ; seul Dieu peut être désiré avec l'ardeur la plus flamboyante et la plus tenace ; encore faut-il se souvenir que le Ciel n'est point là où trop souvent nous le mettons ; il réside surtout chez celui qui se juge le moindre et le dernier.
B. - Ainsi servez tout le monde ; mais n'attendez rien en reconnaissance ; donnerait-on sa vie pour son semblable qu'on n'aurait fait que son devoir. Ne cherchez point la société, la familiarité, les postes ; restez où le Destin, c'est-à-dire Dieu, vous a placé ; le Ciel vous trouvera aussi bien dans une échoppe que dans un palais, et à Paris que sur l'Himalaya. Ne parlez que pour dire quelque chose d'utile ou d'encourageant. Ne vous occupez, dans le temporel, que de ce dont votre état vous charge. Luttez contre vos défauts, pied à pied, comme une maison se bâtit brique à brique ; tâchez de ne jamais céder. Réjouissez-vous des épreuves, des misères et des tentations ; le Ciel vous offre en chacune le moyen de faire un grand progrès. Ne fuyez jamais un effort, même le plus vulgaire, même celui qui semble inutile. Ne vous étonnez pas si les luttes morales et matérielles renaissent indéfiniment ; vous travaillez pour le genre humain et pour Dieu. Veillez à ce que l'orgueil ou l'égoïsme spirituels ne se lèvent pas en vous. Nourrissez l'amour fraternel ; supportez d'autrui tout ce en quoi il vous gêne ; comprenez que tous les hommes ne sont, réellement, qu un seul être.
C. - Ne cédez jamais au moi, même dans les plus petites choses. Informez-vous des travaux des serviteurs de Dieu, dans les siècles passés ; ayez du feu en vous ; examinez-vous le matin et le soir, priez ensuite ; mais, le long du jour, travaillez, sans vous interrompre autrement que par un appel au Christ, quand il est nécessaire. L'Ami voit tout en nous. Taisez-vous pour apprendre à parler ; cachez-vous pour être parfait quand Dieu vous mettra en avant ; aimez la solitude, à moins que votre devoir ne soit au dehors. Épiez, au fond de votre coeur, les signes de la sollicitude divine ; en travaillant, en réfléchissant à vos affaires temporelles, en écrivant, apprenez-vous à tenir votre coeur en Dieu. Pensez à la mort ; si elle vient, ne regrettez pas ce que vous n'avez pu atteindre ; si vous n'avez pas reçu la Lumière de ce côté-ci du voile, vous la recevrez de l'autre, ou au jour suivant. Sachez que tout se paie, le bien comme le mal ; mais que la Miséricorde arrête parfois la Justice. Personne n'est perdu pour toujours.
***
L'on comprend, dès lors, que vouloir devenir Rose-Croix est une illusion. Au reste, le plus sage n'est-il pas d'aller à la source d'où découle toute vérité et d'où provient toute certitude ?
Or, ce que l'on peut hautement affirmer - encore que le moment ne soit pas venu de l'expliquer -, c'est que l'Évangile contient toute l'initiation du Rose-Croix. L'Évangile renferme tout ce que la sociologie, la philanthropie, la théologie ont trouvé et trouveront dans ses pages inspirées et, de plus, le code, les règles, la méthode de quelque soixante-dix initiations, et la Rose-Croix n'est que l'une de ces initiations.
L'Imitation, que les Rose-Croix tenaient en grande vénération, procède de l'Évangile et le génie de Dieu qui se nomme Elias Artista n'est qu'un ministre de Celui qui a prononcé l'Evangile, Le mieux que nous puissions faire est donc de nous en tenir à l'Évangile.
Au reste convient-il de ne pas nous laisser éblouir et de nous rappeler que le Maître de l'Évangile a dit : « Vous tous, mes Amis, soyez certains que je serai avec vous tous les jours, jusqu'à la fin du monde. » Cette seule parole renferme plus que tous les pouvoirs, plus que toutes les magies, plus que tous les adeptats, plus que tous les paradis. Le soin le plus nécessaire est donc de devenir un ami du Christ.
D'ailleurs, nous, qui sommes dehors, nous ne pouvons pas juger de l'intérieur des temples ni des dieux que l'on y vénère. C'est pourquoi il faut nous en tenir à ce seul Dieu, dont notre coeur est le vrai temple : c'est pourquoi il faut purifier ce coeur. C'est ici la clef de tous les sanctuaires, le mot de passe de tous les mystères, la solution de toutes les énigmes. Si la volonté est mauvaise, les pensées, les paroles et les actions sont mauvaises ; si elle est sainte, tout devient sain.
Cet immense résultat une fois obtenu, nous sommes dignes de toutes les places et capables de toutes les fonctions, La Providence fera de nous des prêtres, des commerçants, des princes, des Rose-Croix : il n'importe ; quelque travail qu'elle nous confie, nous le mènerons dès lors à bien, comme de patients laboureurs, comme de courageux soldats.
FIN
(1) L'Instruction intégrale, Paris, 1897.
L'Occultisme, Paris, 1909.