Eliphas Lévi
FABLES ET SYMBOLES
LIVRE PREMIER
FABLE PREMIÈRE
LE POÈTE ET LA CIGALE.
Sur la verdure posée,
Et s’enivrant au soleil
D'une goutte de rosée,
La cigale, à son réveil,
Bénit la nature et chante :
Au loin, sa voix innocente
Annonce le bel été.
Sous un grand chêne abrité
Anacréon l'écoute, il accorde sa lyre,
C'est la cigale qui l'inspire ;
Il chante la cigale, il chante les beaux jours,
Et l'innocence et les amours;
Il chante les coeurs purs qui, comme la cigale,
Mènent devant les dieux une existence égale,
Et confiant leur vie aux faveurs du soleil,
S'endorment sur, la foi de l'horizon vermeil!
Une piqûre importune
Vient l'interrompre; il croit voir
S'agiter comme un point noir:
La fourmi difforme et brune,
L'avare et sotte fourmi
Qui ne chante pour personne,
Prête peu, jamais ne donne,
Et ne connaît pas d'ami.
Il veut écraser la bête ;
Mais la cigale, en chantant,
Attendrit son coeur content :
Peut-on, lorsqu'on est poète
Avoir un coeur sans bonté
Et sans générosité ?
La cigale, qui devine,
Dit au vieil Anacréon :
- En épargnant ma voisine,
Tu m’as payé ma chanson
La fourmi noire et chagrine
Eut grand tort de le blesser;
Mais pour sauver la mauvaise,
J'ai chanté, j'en suis bien aise,
Maintenant je vais danser.
LIVRE PREMIER
SYMBOLE PREMIER
LE POETE ET LA CIGALE.
Dans le symbolisme hiéroglyphique des anciens la cigale représente les aspirations vers la
divinité, elle annonce le printemps, elle tient de la sauterelle, et du scarabée qu’on voit souvent
gravés parmi les signes sacrés de I'Égypte. Anacréon l'a chantée dans une ode qui est presque
un hymne. La fourmi au contraire est un signe typhonien ; elle tient de la mouche consacrée à
Beelzebub, et cela est si vrai qu’une variété de fourmis porte des ailes. Les fourmis s’entredétruisent,
se dévorent entre elles et piquent ceux qui les touchent. La Fontaine avait donc
raison de dire que l'avarice égoïste est le moindre défaut de la fourmi : elle en a en effet bien
d'autres. Notre fable qui place l'homme entre ces deux symboles, représente la lutte des deux
penchants opposés de la vie humaine, l'aspiration céleste et l'instinct matériel, la chanson de
l'idéal et la morsure du positif, et c'est définitivement l'idéal qui remporte tout l'avantage.
C'est en effet l'idée affranchie des intérêts saluant l'avenir, comme la cigale salue le
printemps, qui décide des intérêts mêmes. Les grands courants d'opinion sont soulevés et
conduits par les idées généreuses qui excitent l'enthousiasme. La foi est le levier d'Archimède,
lorsqu'on a un point d’appui dans le ciel, on remue et l'on déplace la terre.
La foi est donc le premier principe de la philosophie occulte que nous définirons la science
des lois et des forces exceptionnelles de la nature.
L'être est. Dans l'être est la vie; dans la vie l'intelligence, non comme accessoire, mais
comme principe.
Ceci nous mène droit à la connaissance de Dieu.
Les lois de la vie universelle sont les lois données par l’universelle.
L'intelligence particulière subit ces lois générales et en est l’esclave tant qu'elle ne les
approprie pas à ses usages particuliers.
Il est donné à l’homme un petit monde à régir par sa volonté. Si sa volonté n'est pas libre,
il subit les lois fatales qui le traitent en esclave et tendent à le résorber dans la mort, car
l'intelligence universelle travaille à détruire les esclaves et à créer des hommes libres.
Le propre de l’intelligence, dégagée des instincts, est le dévouement. Le ciel en morale,
c'est l'harmonie des sentiments généreux, et la terre ou l'enfer c’est le conflit des instincts
lâches.
Celui qui veut user en lâche de la puissance occulte sera dévoré par elle. La lumière
universelle, qui est le grand agent des prodiges, est le feu de l’enfer pour les méchants.
Nous représentons ici l'initié sous la figure d'un poète. En effet, poésie vent dire création et
l'initié est un véritable créateur. Il donne la lumière et conserve la vie à ceux mêmes qui le
persécutent, il ne se venge que par des bienfaits. Ses enchantements des chants en l'honneur de
Dieu et de la nature, et lorsqu’il a conservé la vie au profane qui le méconnaissait et voulait le
condamner à la misère et à la réprobation, il peut dire comme la cigale de notre fable :
J'ai chanté, j'en suis bien aise,
Maintenant je vais danser.
FABLE II
LE LOUP PRIS AU PIEGE.
Au beau milieu d’un traquenard
Un loup se jeta d’aventure,
Il y fut pris : bonne capture !
Survient Robin mouton, qui passait par hasard.
Alors, forcé d’être hypocrite,
Avec un ton de chattemite
Le loup, pour la première fois
Adoucissant sa grosse voix :
- Mouton mon fils, mouton mon frère,
Mouton mon ami, mon compère,
Crois-moi, je t’ai toujours aimé.
Je suis un pauvre loup captif et désarmé,
Tire-moi de ce maudit piège !
- Quand je le voudrais, le pourrais-je ?
Dit l’autre ; je n’en ferai rien
Quand même : je te connais bien.
Dis, n’as-tu pas croqué ma mère ?
- Pas tout à fait… à peine… il s’en faut de beaucoup.
- Si ce n’est toi, c’est donc ton frère !
A mon tour, compère le loup :
Quand vont venir les chiens, fais-leur doléance.
Ah ! tu croyais que le plus fort
A toujours raison quand il mord !
On te mordra, prends patience.
D’audace et de pouvoirs qu’un méchant soit armé,
Quand l’heure sonne, il faut qu’il expie et qu’il meure.
Et la raison de l’opprimé
Devient tôt ou tard la meilleure.
SYMBOLE II
LE LOUP PRIS AU PIEGE.
Le loup représente l’impiété et la férocité. La mythologie nous présente Lycaon changé
en loup. Le monde profane est figuré dans les hiéroglyphes du Tarot par un loup, un chien et
une écrevisse. Le loup c’est l’incrédule, le chien c’est le croyant aveugle, et l’écrevisse c’est
l’ennemi du progrès. Le loup représente aussi le nord, règne de Gog et de Magog suivant les
hiérophantes hébreux. On trouve aussi la tête de loup parmi les symboles typhoniens de
l’Egypte. Le loup est consacré à Mars, dieu de la guerre et de la destruction, aussi le prenonsnous
ici pour la représentation allégorique de ces puissances brutales qui oppriment
l’intelligence et la lumière figurées par l’agneau. Notre agneau a grandi ; il est devenu le
mouton ou le bélier solaire, et il refuse son concours à ces vieux despotismes pris au piège de
leur propre politique. Ce n’est pas la colère du lion qui est terrible, dit la Bible, c’est la colère
de l’agneau. Le sang du juste ne coulera pas toujours en vain, on n’égorgera pas toujours les
femmes et les enfants qui prient et qui pleurent en embrassant l’autel de la patrie. Celui qui
frappe de l’épée périra par l’épée, a dit le Maître, et c’est là, en effet, une des grandes lois
étudiées par la philosophie occulte. La force universelle tend nécessairement à l’équilibre, et cet
équilibre se rétablit toujours fatalement en corrigeant un excès par l’excès contraire. Celui qui
aura tué sera tué, celui qui aura exilé sera exilé, celui qui aura fait des esclaves sera esclave. La
lumière universelle, lorsque vous la comprimez à un de ses pôles, se jette à l’autre avec
l’impétuosité de la foudre. Si vous vous coupez un membre, vous souffrirez du membre que
vous n’aurez plus d’incessante et d’inexprimables douleurs. Qu’un grand empire supprime une
nationalité, et sa ruine viendra de cette nation mutilée. Quand vous bénissez une maison, dit le
grand initiateur, si cette maison n’en est pas digne, votre bénédiction reviendra sur vous. Il en
est de même de la malédiction, gardez-vous de maudire, car si ce que vous maudissez est digne
de bénédiction, votre malédiction reviendra sur vous et vous tuera.
Lorsqu’on projette avec une force extra-normale, la lumière magnétique, si elle rencontre
une résistance égale à la force de projection, elle revient à son point de départ en y entraînant
un courant formé par le choc et déterminé par un tourbillon.
FABLE III
LE FAKIR ET LE BRAMIN.
Portant une hache à la main,
Un fakir rencontre un bramin :
- Fils maudit de Brama, je te retrouve encore !
Moi, c’est Eswara que j’adore !
Confesse devant moi que le maître des cieux
Est le meilleur des dieux,
Et que moi je suis son prophète,
Ou je vais te fendre la tête !
- Frappe, lui répond le bramin,
Je n’aime pas un dieu qui te rend inhumain.
Les dieux n’assassinent personne.
Crois ou ne crois pas que le mien
Est plus indulgent que le tien :
Mais en son nom, je te pardonne.
SYMBOLE III
LE FAKIR ET LE BRAMIN.
Quand les forces contraires ne s’équilibrent pas, elles se détruisent mutuellement.
Les enthousiasmes injustes, religieux ou autres, provoquent par leur excès un
enthousiasme contraire.
C’est pour cela qu’un célèbre diplomate avait raison lorsqu’il disait : N’ayez jamais de
zèle.
C’est pour cela que le grand Maître disait : Faites du bien à vos ennemis et vous
amoncellerez du feu sur leur tête.
Ce n’était pas la vengeance par les moyens occultes que le Christ voulait enseigner, mais
le moyen de résister au mal par une savante et légitime défense.
Ici est indiqué et même dévoilé un des plus grands secrets de la philosophie occulte.
FABLE IV
LE VIEUX RAT ET LE RATON.
Un vieux rat tout perclus, tout chauve, tout grison,
Mis en péril par son grand âge,
Manda près de lui son raton
Et lui tint ce prudent langage :
- Garde-toi, tant que tu vivras,
Des festins que tu trouveras
Tout préparés dans des logettes
Trop bien construites et trop nettes ;
Aux trous les plus profonds reste souvent blotti,
Ne mords jamais à rien sans regarder derrière.
Gare le chat et la ratière !
Adieu, tiens-toi pour averti.
Le père mort, Raton sort du trou, puis s’y cache,
Va, revient, s’accroupit en frottant sa moustache,
Puis fait en sautant quelques pas.
- Par Jupiter, dit-il, qu’aperçois-je là-bas ?
Une cabane ouverte … un lopin de fromage !
C’est sans doute mon héritage.
Je n’aperçois autour ni ratière ni chats,
Entrons bien vite en jouissance.
En quatre bonds Raton s’élance,
En deux coups de dents … in est pris.
Jeunesse n’a jamais compris
Les leçons de l’expérience.
SYMBOLE IV
LE VIEUX RAT ET LE RATON.
L’homme terrestre qui fuit la lumière comme le rat recommence toujours les mêmes
fautes, et il n’y a point pour lui de progrès ; la terre attire la putréfaction pour se nourrir de
fumier, et malgré les leçons de l’histoire et l’enseignement des sages, les plus grossiers appâts
allècheront toujours les instincts de la multitude ignorante. Ces instincts, il faut les réprimer par
la contrainte, il faut se rendre maître des animaux nuisibles ; l’homme seul est digne de la
liberté. Prenez donc les insensés au piège de leurs propres vices pour les mettre hors d’état de
nuire. Les anarchistes seraient trop redoutables s’ils pouvaient être disciplinés, mais
heureusement discipline et anarchie sont deux mots qui ne s’accordent pas. Le jeune homme
qui méprise les anciens et qui veut marcher seul, marche seul en effet ; il est hors de la société ;
il est hors la loi qui protège et tombe sous la loi qui réprime. Prêchez le désordre tant qu’il vous
plaira, la nature a créé une hiérarchie, et elle la maintient.
L’autorité, cette grande chose si méconnue de nos jours, est appuyée sur la sagesse et
l’intelligence, comme le Keter des Hébreux sur Chocmah et Binah. (Voy. notre Dogme et
Rituel de la Haute Magie.) L’autorité sanctionne l’honneur qui repose sur le dévouement et la
justice comme Tiphereth sur Gedulah et Geburah. L’honneur se base sur la vérité sociale qui
est l’alliance de l’ordre et du progrès, de la loi et de la liberté, du pouvoir et du devoir, et cette
vérité constitue la vie morale de l’humanité.
Ainsi :
Autorité .......................1
Sagesse........................2
Intelligence..................3
Dévouement ................4
Justice..........................5
Honneur.......................6
Progrès ........................7
Ordre ...........................8
Vérité sociale ..............9
Humanité...................10
Ceci est l’explication et l’application philosophique des nombres sacrés de la kabbale dont
nous avons donné dans nos précédents ouvrages le sens hiératique et mystérieux.
FABLE V
LE MONTAGNARD ET L’HOMME DE LA VALLEE.
A l’heure où le ciel souriant
Entr’ouvre les rideaux du splendide Orient,
Et plus frais qu’un enfant aux paupières écloses,
Fait sortir le soleil de sa couche de roses,
Une vallée était couverte de brouillard,
Et l’habitant de la vallée,
Baissant sa tête désolée,
Disait : - Le ciel de nous détourne son regard,
La nature en deuil est voilée !
- Non, lui répondit un montagnard,
En ce moment le ciel s’allume ;
Dans l’immensité de l’azur
Tout est rayonnant, tout est pur.
Le jour n’est pas voilé, c’est la terre qui fume.
Au lieu de murmurer chez toi
Contre la nuit qui couvre un coin de la campagne,
Sois agile, et viens avec moi
Voir le soleil sur la montagne.
Misanthropes et paresseux,
Qui rampez toujours terre à terre,
Et ne rencontrez que misère,
Turpitudes, boue et poussière,
Redressez-vous, levez les yeux :
Ce monde, que toujours votre vanité blâme,
N’est pas le trou de taupe où l’ennui vous surprend ;
Gravissez la montagne, élargissez votre âme,
Cessez d’être petits, le monde sera grand.
SYMBOLE V
LE MONTAGNARD ET L’HOMME DE LA VALLEE.
Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, dit le symbole d’Hermès gravé sur la table
d’émeraude. C’est ainsi que l’harmonie résulte de l’analogie des contraires. La forme est
analogue à la pensée, l’ombre à la lumière, le vêtement au corps, le fourreau au glaive, le
négatif au positif. Quand le soleil fait resplendir la cime des montagnes, l’ombre descend plus
épaisse dans les vallées, et quels seraient les honneurs de la science et du génie sans la profonde
ignorance des multitudes ? Est-ce à dire qu’il faut perpétuer cette ignorance ? Non, la nature y a
pourvu, et comme dit l’évangile de saint Jean, la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres
ne la comprennent pas, pourquoi ? A cause de l’obstacle. Que faire donc pour éclairer la
vallée ? Oter la montagne. C’est bien simple, mais c’est difficile. Or, c’est ici le lieu d’imiter le
mot célèbre prêté par la tradition à Mahomet : Si la montagne ne veut pas descendre, gravissons
la montagne !
Les ténèbres sont en bas, la lumière en haut et le crépuscule au milieu : à travers ces trois
atmosphères plonge et s’élève l’échelle mystérieuse de Jacob. Ceux d’en bas, qui aspirent à la
lumière d’en haut, doivent s’efforcer de monter, mais ils ne feront jamais que la zone des
ténèbres soit la zone de la lumière. Il y a des degrés d’intelligence et de vertu comme il y a des
degrés d’âge, et les partisans de l’égalité absolue voudraient que l’on traitât les enfants comme
des hommes faits. Notre devoir envers les enfants ce n’est pas de leur persuader qu’ils sont
grands, c’est de les aider à grandir.
FABLE VI
LE CHEVAL ET LE BOEUF.
La tête basse et les naseaux fumants,
Promenant sur le sol ses longs regards dormants,
Avançant pas à pas, et l’échine tendue,
Un boeuf tirait une charrue.
Arrive un cheval qui bondit,
Mord son frein, dresse sa crinière,
Eparpille au loin la poussière,
Regarde le boeuf et lui dit :
- Assez de travail et de peine,
Assez de joug, assez de chaîne,
Le clairon sonne, éveille-toi ;
N’est-tu pas aussi fort que moi ?
Sors de la terre humide et noire,
Viens au combat, songe à la gloire ;
Sois fier, sois libre, sois léger !…
Mais le boeuf, sans se déranger
Lui répond d’une voix paisible :
- Je crois, mon cher concitoyen,
Que tu me parles pour mon bien ;
Je n’ai ni ta croupe flexible,
Ni tes jarrets toujours dispos ;
Les cavaliers craindraient les angles de mes os ;
Epouvanté par la trompette,
Je ferais des coups de ma tête ;
Je comprends mon vieux joug mieux qu’un harnais tout neuf ;
Nous irions ensemble à la guerre,
Toi, tu te tirerais d’affaire ;
Moi, je serais toujours le boeuf.
Tribuns, artisans de discorde,
Phraseurs, gens de sac et de corde,
Qui promettez au travailleur
De rendre son destin meilleur,
Vos mensonges et vos colères
Ne feront pas que l’ignorant
Sans études soient des pères.
Dieu créa divers animaux,
Il fit des boeufs et des chevaux.
Je comprends le cheval qui rue
Contre le joug et la charrue,
Mais un boeuf faisant le cheval
Serait un bien sot animal.
SYMBOLE VI
LE CHEVAL ET LE BOEUF.
Dans le symbolisme hiéroglyphique, le cheval représente l’enthousiasme poétique, surtout
lorsqu’on lui donne des ailes.
Il représente aussi la guerre parce qu’il porte l’homme au combat.
Le boeuf au contraire représente la terre et le travail ; il est aussi le symbole de la
résignation et du sacrifice.
Le cheval représente aussi les orages de la mer, et c’est pour cela qu’on le fait sortir de la
terre sous un coup de trident de Neptune.
Parce que les tempêtes marines sont la guerre des flots et la grande poésie de l’Océan dont
elles exaltent les sombres beautés jusqu’à l’enthousiasme et jusqu’au délire.
La guerre est l’ennemie du travail et surtout du labourage représenté par le boeuf. Le cheval
et le boeuf sont les deux forces équilibrées du progrès, l’une rapide et révolutionnaire, l’autre
lente et laborieuse.
Dans le domaine de l’idée, les génies hardis et aventureux qui devinent l’avenir sont
opposés à ces esprits pratiques et prudents qui creusent pas à pas le sillon de la science
officielle.
Dans l’ordre politique, le cheval impétueux c’est le révolutionnaire, et le boeuf tardif mais
utile c’est le conservateur.
Or, le cheval fougueux n’est pas plus fait pour la charrue que le boeuf n’est fait pour la
guerre. Il faut monter sur le cheval pour conquérir des campagnes nouvelles et réserver le boeuf
pour les labourer.
FABLE VII
L’HARMONICA ET LE ROSSIGNOL.
(A M. Alphonse de Lamartine.)
Un harmonica résonnait,
Sans jeux de mots je prends la chose,
Il prétendait donc, et pour cause,
Que le rossignol détonnait.
- Oh ! les mauvaises chansonnettes
Que celles de ce triste oiseau !
Il n’a pas ce timbre si beau,
Ces notes si claires, si nettes,
Cet accent cristallin dont je puis me vanter.
On s’endormait à l’écouter.
La nuit commençait à répandre
Son calme et ses parfums ; alors d’une voix tendre
Un oiseau préluda, puis se mit à chanter.
C’était une chanson douce, naïve et pure
Comme l’âme de la nature ;
Les pleurs venaient aux yeux, le coeur était charmé :
Tout se fondait en mélodies ;
Les âmes les plus refroidies
Se souvenaient d’avoir aimé.
L’harmonica tintait toujours avec colère,
Mais un bon vieillard le fit taire
En lui disant : - Machine à bécarre et bémol,
Tu fais du bruit sans rien comprendre ;
Le rossignol pourrait t’entendre,
Mais toi tu n’entendras jamais le rossignol.
Les sourds peuvent nier ta divine harmonie ;
Lamartine, toi par pudeur,
Respecte la Fontaine et son tendre génie :
Tu feras douter de ton coeur.
SYMBOLE VII
L’HARMONICA ET LE ROSSIGNOL.
Ce symbole s’explique de lui-même et n’a pas besoin de commentaire.
FABLE VIII
LE CHIEN ET LE LOUP.
Au loup le chien donnait la chasse ;
Le prendre était peu malaisé :
De faim, de fatigue épuisé,
Le loup tombait de guerre lasse.
- Vil esclave, dit-il au chien,
Par toi faut-il que je périsse ?
Lâche persécuteur et traître à la justice,
Tu m’envias toujours ma liberté, mon bien !
Tu dévores mon droit ! – Ton droit, dit le molosse,
Etait celui du plus féroce ;
Le mien, c’est celui du plus fort,
Et celui du plus faible aussi, que je délivre.
Pour remplir un devoir tu n’as jamais su vivre,
Tu n’as droit à rien… qu’à la mort !
Liberté, liberté chérie,
Il est beau de mourir pour toi,
Mais il est bien plus beau d’obéir à la loi
Et de vivre pour la patrie !
SYMBOLE VIII
LE CHIEN ET LE LOUP.
Nous avons déjà représenté la tyrannie par le loup. Ici nous le prenons pour le symbole de
l’anarchie. Qu’est-ce en effet qu’un tyran ? C’est un anarchiste couronné. L’anarchiste est celui
qui prend pour la liberté l’exemption ou l’infraction du devoir. C’est celui qui méconnaît
l’autorité d’une manière absolue et universelle, même l’autorité de la vérité et de l’honneur.
C’est l’homme insociable, c’est le sauvage, c’est l’enfant révolté contre son père, c’est
l’individu qui s’isole en se concentrant dans son égoïsme et dans son orgueil. Cet homme ne
saura jamais commander, il ne saura qu’opprimer, parce qu’il n’a jamais su obéir ; il porte avec
impatience l joug du travail, il est jaloux de l’intelligence, il nie la science, il n’écoute jamais
les instructions que comme des outrages à son ignorance, et toute lumière le brûle au lieu de
l’éclairer ; il voudrait courber toutes les têtes sous le niveau de sa propre stupidité. S’il est
empereur, il peut s’appeler Caligula ; s’il est tueur de roi, il s’appellera Marat ou Fieschi.
Ce sont de pareils hommes qui nous font comprendre la valeur sociale du gendarme. C’est
contre de pareils loups que les bergers du troupeau des hommes doivent lancer leurs chiens.
FABLE IX
LA COLLINE ET LA MONTAGNE.
La montagne au front sourcilleux
Du haut de son mépris regardait la colline,
Qui toujours doucement se relève et s’incline
Sous les pas des troupeaux, des hommes et des dieux.
Adore-moi, motte de terre,
Disait-elle avec ses échos :
Sur toi je suspends le tonnerre,
Des orages grondants mon front brise les flots.
- Ma grande soeur, tu n’est pas sage,
Répondait la colline, et s’il tonne chez toi,
Je ne crains que ton voisinage,
Car tu pourrais tomber sur moi.
Or, un jour survint la guerre
De l’Olympe et des Titans,
Les immortels sur la terre
S’exilèrent pour un temps.
La montagne est arrachée,
Elle s’écroule en débris,
Quand sous de calmes abris
L’humble colline est cachée.
Vénus fuit dans son vallon,
Bacchus y plante sa vigne,
Bientôt elle devient digne
Des visites d’Apollon.
On y construit, on y fonde
Des palais et des autels :
Les dieux sur sa verdure attirent les mortels ;
Elle est, enfin, l’oracle et la reine du monde.
La richesse fertile y vient de toute part,
Les rois lui font la cour et laissent à l’écart
Ces grands monts éternels nourriciers des orages
Qui passent les nuages
Et que le Très-Haut seul domine d’un regard.
Préférons aux gloires stériles
Le travail qui fait le bonheur :
La hauteur n’est pas la grandeur.
Pour être grands, soyons utiles.
SYMBOLE IX
LA COLLINE ET LA MONTAGNE.
Il n’est pas de vraie puissance sans actions ; l’orgueil qui se croit au-dessus de tout le
monde est moins grand que le vrai mérite qui se met au niveau du devoir sans jamais prétendre
à s’élever au-dessus. Ce n’est point l’élévation aride des montagnes qui fait leur grandeur ;
l’Olympe est peut-être plus escarpé que le Parnasse, mais c’est le Parnasse qui fait la gloire de
l’Olympe.
Le Calvaire n’est qu’un monticule et il est mille fois plus grand que le pic de Ténériffe.
Quelle cime des Apennins ou des chaînes du Caucase s’égalera jamais à la grandeur du
Capitole ? Quel entassement de montagnes, rêvé par les Titans de la fable ou de l’histoire,
pèsera jamais sur le monde autant que la simple colline du Vatican ?
La révolution française eut aussi sa montagne sanglante et terrible qui est restée moins
grande dans la poésie de l’histoire que le mélancolique et morne rocher de Sainte-Hélène.
Dieu a foudroyé les cimes du Sinaï et du mont Horeb et il a établi son temple sur la colline
de Sion.
FABLE X
LES OBSEQUES DU ROSSIGNOL.
(A Eugène Pelletan)
Un rossignol avait charmé longtemps
Le peuple ailé des forêts sombres,
Puis survint la fin de ses ans ;
La mort le reprit dans ses ombres.
Tous les oiseaux alors crurent qu’ils feraient bien
De rendre hommage à sa mémoire.
La forêt le pleura comme un grand citoyen.
Mille cris douloureux attestèrent sa gloire.
Seul pourtant un merle siffleur
Osa blâmer cette douleur :
Impuissant et jaloux, c’est la commune règle.
- Qu’a-t-il fait, après tout, ce chantre si vanté,
S’il voulait être regretté,
Pourquoi n’était-il pas un aigle ?
- Mais toi-même, pourquoi ces discours superflus,
Lui répond un pinson plus sage,
Tu n’es pas un aigle non plus,
Et du doux rossignol tu n’as pas le ramage.
Pelletan, mon ami, pourquoi donc outrager
La mémoire de Béranger ?
Sans doute il fallait, pour te plaire,
Dis-le maintenant sans façons,
Que Béranger fût militaire
Et ne fît jamais de chansons !
SYMBOLE X
LES OBSEQUES DU ROSSIGNOL.
Notre fable est une application et une explication du symbole de Pythagore : « Ne brisez
pas, ou ne déchirez pas les couronnes. »
Béranger ne réalise pas pour nous l’idéal de la perfection humaine. Le chantre de madame
Grégoire et de Lisette, le pontife grivois d’un bon dieu en bonnet de coton, n’est, on peut bien
le comprendre, ni notre modèle, ni notre héros ; mais Béranger était un homme de coeur, un
honnête homme, un vrai talent, et en prenant sa défense, nous voulons proclamer l’inviolabilité
de la gloire et des tombeaux.
FABLE XI
LE PHENIX ET LA COLOMBE.
Il est un oiseau solitaire
Qui renaît de lui-même et meurt pour rajeunir :
Seul il est son passé, seul tout son avenir ;
Il est son propre enfant, il est son propre père.
C’est le phénix, esclave et roi,
Esclave du destin, roi de la solitude.
Pour lui la mort est sans effroi,
La naissance est une habitude.
Il vieillit sans aimer, il périt sans regrets,
Il est sans mère et sans épouse.
Il est toujours nouveau sans espoir de progrès,
Et du néant qui dort sa tristesse est jalouse.
La colombe d’Anacréon,
Passant un jour à tire d’ailes,
Pour porter des odes nouvelles
Du vieux père de la chanson,
Voit le phénix et le salue.
Comment ? Sans doute à la façon
Des colombes de l’Hellénie.
Mais de son beau plumage il semble trop chargé ;
Il ne lui répond pas, il rêve, il est plongé
Dans une tristesse infinie,
- Sire, lui dit en roucoulant
La toute belle
Colombelle :
Je crains de vous troubler peut-être en vous parlant.
Laissez-moi seulement vous dire
Que je passe à vos pieds et que je vous admire :
Du peuple des oiseux vous êtes le premier.
- J’en suis le premier, le dernier
Et le plus malheureux, dit l’enfant de la tombe ;
Que ne suis-je un simple ramier
Pour vous aimer, douce colombe !
Vivre seul, ne jamais mourir,
Toujours briller, toujours souffrir,
Et traîner dans l’exil sa tristesse immortelle,
Puis, par le soleil consumé,
Renaître sans avoir aimé,
N’est-ce pas la mort éternelle ?
Tous les phénix me font pitié.
La solitude est plus qu’un malheur, c’est un crime.
Il en est un seul que j’estime :
C’est le phénix de l’amitié !
SYMBOLE XI
LE PHENIX ET LA COLOMBE.
Le phénix est le dogme philosophique de l’ancien monde ; la colombe est le génie du
monde chrétien.
Le phénix est isolé dans l’orgueil de sa beauté, il ne peut aimer que lui-même, il se conçoit
et se renouvelle par le suicide. La colombe, au contraire, est l’image du plus candide et du plus
sincère amour. Elle est simple et sans orgueil, et Salomon dit à sa compagne dans le Cantique
des cantiques : Tes yeux sont doux comme les yeux de la colombe.
Dogme unique, symbolisme philosophique et poétique à la fois, qui s’ensevelit sous les
débris des vielles civilisations et renaît avec les sociétés nouvelles, l’occultisme est beau, il est
immortel dans sa profonde raison d’être, il représente la nature et ses lois, l’esprit humain et ses
aspirations, l’inconnu et ses incertitudes que surmonte une légitime hypothèse ; mais le doux
mysticisme chrétien avec ses rêves du ciel, avec ses gémissements vers un idéal de tendresse et
de pureté infinie, a fait presque oublier la science colossale d’Eleusis et de Thèbes. Antigone, la
vierge antique, n’a pas été mère comme Marie. Nous avons moins de larmes pour la fille
innocente d’OEdipe le sacrilège, que pour la mère toujours vierge du Réparateur. Le phénix,
toujours renaissant, a je ne sais quoi de fatigant et de terrible qui rappelle le vautour de
Prométhée, et la colombe chrétienne portant son bec le rameau d’olivier ne nous annonce que
l’amour, la miséricorde et la paix.
Nous ne faisons donc pas revivre le phénix de la philosophie occulte pour l’opposer à la
colombe chrétienne, mais nous voulons que le phénix rende hommage à la colombe et que
celle-ci console le phénix dans sa solitude. Nous voulons que les dogmes de la science et ceux
de la foi s’unissent dans une même auréole comme les rose-croix, nos maîtres, unissaient la
gracieuse image de la rose au symbole sévère de la croix.
FABLE XII
LE PEINTRE ET LE CRITIQUE.
Un peintre, dans un paysage
Aride, effrayant et sauvage,
Avait mis un très beau lion
Dévorant un pauvre mouton.
Un critique vient, il admire
Le talent, mais il plaint l’innocent animal,
Tant qu’au peintre il se prend à dire :
- Votre tableau n’est pas moral.
Quoi toujours du plus fort retracer l’injustice ?
Toujours le triomphe du vice !
Du faible toujours le supplice !
Je voudrais voir votre lion
Ramassant l’herbe des prairies,
Et les tiges les mieux fleuries
Les offrire au petit mouton ;
Près d’eux de l’amitié vous ouvririez le temple :
Ce serait un meilleur exemple.
- Oui, répondit l’artiste, en effet,
Cet exemple serait parfait,
Mais ma peinture, peu fidèle,
Serait un fort mauvais modèle.
Il nous est permis d’inventer
Les ornements d’une figure,
Mais dans le vrai l’on doit rester
Lorsqu’on veut peindre la nature.
Monsieur Prud’homme un jour lisait
Une fable de la Fontaine,
Et d’une voix grave il disait :
- Je veux la corriger, elle en vaut bien la peine.
J’aurais tourné la chose ainsi,
Si j’eusse été le grand bonhomme.
- Eh parbleu ! la Fontaine aussi,
S’il eût été monsieur Prud’homme !
SYMBOLE XII
LE PEINTRE ET LE CRITIQUE.
Il n’y a d’immoral que le mensonge ; le vrai est toujours moral. Ceci peut sembler un
paradoxe et c’est un axiome incontestable de la plus haute philosophie.
Nous ne prétendons pas que la peinture vraie du vice ou du crime puisse être présentée
sans danger ; mais nous affirmons que le mal qui pourrait en résulter porte avec lui son remède,
puisque le vice et le mal, lorsqu’ils sont fidèlement représentés, ne peuvent avoir qu’un attrait
fortement combattu par l’épouvante et l’horreur.
Nous ne pensons pas que personne soit jamais tenté d’imiter Néron tuant sa mère. Les
Césars de Suétone sont les damnés du plaisir, impuissants qui se tordent dans l’enfer du monde
romain, et si quelque chose nous fait adorer et même envier les douleurs du Christ sur le
calvaire, ce sont les voluptés de Tibère dans son exil de Caprée.
FABLE XIII
LE SOLEIL ET L’ETOILE.
(A madame la comtesse de Mniszeck).
La nuit abaissait son grand voile
Devant Phébus aux cheveux d’or,
Et seule, une petite étoile
Dans le ciel blanchissant resplendissait encor.
- Cache-toi lui disaient ses jalouses compagnes,
Ne vois-tu pas que le soleil,
Bientôt triomphant et vermeil,
Va de l’espace immense envahir les campagnes ?
Il t’ensevelira dans des flots de clarté.
Devant lui n’est-tu pas honteuse ?
- Non, répond l’étoile amoureuse,
- J’adore sa lumière et j’aime sa beauté.
Je veux m’éteindre la dernière,
Et quand reviendra l’heure où mon amant me fuit,
Belle de souvenir, rayonner la première
Parmi les filles de la nuit.
Petite étoile, ainsi près de votre belle âme
Je m’enrichis en m’oubliant, madame,
Puis, loin de vous on me trouve meilleur ;
Car je dois un reflet de grâce
A votre esprit, à votre coeur.
Ainsi je puis sans trop d’audace,
Pauvre filon perdu des belles mines d’or
Dont j’aime à refléter la richesse lointaine,
Donner quelque parure à des fables encor,
Après celles de la Fontaine.
SYMBOLE XIII
LE SOLEIL ET L’ETOILE.
Les âmes humaines ont leur lumière spéciale comme les corps. Il existe un magnétisme
rayonnant qui rend l’approche de certains êtres consolant comme la grâce céleste, ou
désespérant comme l’enfer. L’atmosphère des femmes trouble ordinairement le coeur des
hommes, mais il est des natures exceptionnelles qui tiennent de l’ange plus que de la femme et
qui vous purifient en vous approchant ; natures tellement supérieures et harmonieuses qu’elles
rendent digne d’elles l’enthousiasme respectueux qu’elles inspirent. Ces femmes sont les
preuves vivantes des vérités de la foi, car on respire dans le parfum de leur grâce, leur regard
est doux et profond comme le ciel pur ; leur voix est certainement un écho d’un monde
meilleur, et leur sourire est un parfum qui vient de Dieu.
FABLE XIV
LE VOYAGEUR ET LE GOURMAND.
Je ne suis point jaloux des plaisirs de la table ;
D’un vivre plus frugal le corps se trouve mieux,
Et l’esprit peut avec les deux
S’asseoir au banquet de la Fable.
On dit que le peuple allemand
En juge un peu différemment.
Et pourtant je ne saurais croire
Ce que naguère en a conté
Un voyageur. Voici l’histoire :
Passant par un beau jour d’été
Au bord du Rhin, près d’une treille,
Il vit un Allemand, bien en point, gros et gras,
Seul à table et sans altereas,
Fêter également l’écuelle et la bouteille.
L’an suivant, notre voyageur
Retrouve au même endroit le même gros mangeur :
- Oh, oh ! dit-il, le fait va paraître incroyable ,
Et pourtant cet homme est à table
Depuis l’an dernier : je l’ai vu !
Un autre eût supposé qu’il était revenu,
Mais que devenait la merveille ?
Par une aventure pareille
La Fontaine a passé sans manger, le front nu,
Jadis une journée entière
Sous un arbre changé par la pluie en gouttière.
Le vrai nous paraît ennuyeux,
Le mensonge est plus poétique :
Nous aimons tous le merveilleux
Et nous craignons ce qui l’explique.
SYMBOLE XIV
LE VOYAGEUR ET LE GOURMAND.
Si l’amour du merveilleux n’était pas chez la plupart des hommes le goût de l’absurde, il se
convertirait en amour de la nature : mais la nature est soumise à des lois, elle proportionne les
effets aux causes, et voilà ce que notre imagination déréglée ne veut pas. L’autorité de la raison
étant la plus inflexible des autorités, notre penchant à l’anarchie se fatigue de la raison, et nous
croyons plus volontiers à un Dieu capricieux qu’à un Dieu juste. Entre capricieux, en effet, on
peut s’entendre. On peut fléchir un despote par des dons ou par des bassesses ; mais la justice !
Quelque chose de flexible comme une proportion mathématique, quelle miséricorde en
espérer ? Avec elle on est forcé d’être juste, et c’est ce que nous ne voulons pas.
Dieu fait tout avec le nombre, le poids et la mesure, dit l’Ecriture sainte, et nous
comprenons mal sa bonté si nous la séparons de sa justice qui est aussi sa justesse. Nous avons
beau faire en mathématiques des erreurs plus ou moins volontaires, si nous comptons mal, la
nature compte bien, la souveraine raison ne s’émeut pas de nos folies, ce qui est injuste sera
éternellement injuste, la vérité ne transige pas avec l’erreur
FABLE XV
LES VOYAGEURS ET LES BERGERS.
On m’a conté qu’un sage de l’Asie,
Avec un seul disciple, un jour,
Du monde commença le tour.
La route qu’il avait choisie
Les égara tous deux en pays étranger.
Un soleil desséchait la verdure.
Ils firent la rencontre alors, par aventure,
D’une bergère et d’un berger,
L’un presque nu, l’autre bien mise,
L’un couché de son long, l’autre sur l’herbe assise ;
La bergère filant, l’autre presque endormi.
Le sage lui dit : - Mon ami,
Montre nous la route certaine
De la ville la plus prochaine ;
Nous sommes égarés. – Le berger paresseux,
Entr’ouvrant à peine les yeux,
Fait un signe puis se détourne,
Et pour mieux dormir se retourne.
Mais la bergère se levant :
- Les routes se croisent, dit-elle,
Mieux vaut avoir un guide. Elle marche devant,
Joyeuse, diligente et belle ;
Puis, quand les voyageurs sont dans le bon chemin,
Lestement elle se retire,
Se retournant pour leur sourire
Et saluant avec la main.
- Maître, dit le disciple au sage,
Cette fille au si doux visage,
Et si pleine de charité,
Trouvera-t-elle dans ce monde
Le bien qu’elle aura mérité ?
- Du ciel la sagesse est profonde,
Répond le maître ; en vérité,
Je te dis que cette bergère
Si gentiment hospitalière,
Epousera le paresseux
Qui dédaignait d’ouvrire les yeux.
- Oh ! que dites-vous là, mon maître !
Nommez-vous cela du bonheur ?
- Sans doute, car elle doit être
Pour lui plus douce qu’une soeur,
Plus indulgente qu’une mère :
Ainsi notre aimable bergère
Aura le paradis du coeur.
A toucher toute somme est bonne
Au comptoir des banquiers du jour :
Mais à la banque de l’amour,
Le plus riche est celui qui donne.
SYMBOLE XV
LES VOYAGEURS ET LES BERGERS.
Cette touchante et profonde parabole qui contient tout le génie du christianisme, est
empruntée aux légendes rabbiniques. Elle était digne de figurer dans les Evangiles et le héros
de la légende devait être le Christ lui-même. Voilà une théorie de l’amour que n’ont devinée ni
M. Michelet ni les autres écrivains de notre temps qui ont divagué sur l’amour. On pourrait dire
que l’amour, comme la lumière créatrice qui le produit, se révèle par deux forces contraires, il
est absorbant ou rayonnant. L’amour absorbant n’est que l’amour négatif ; c’est pour l’âme un
enfer lorsqu’il ne rencontre pas l’amour rayonnant, car c’est alors une nuit sans espérance et
sans étoiles, c’est une soif de Tantale, c’est la faim insatiable d’Erésichthon ; mais l’amour
rayonnant est comme le soleil, sa vie est de s’échauffer et d’éclairer, mais il rayonnerait encore
quand même il serait seul. Est-ce que le soleil s’éteint lorsqu’il est quitté par les comètes qui
viennent boire ses splendeurs et qui s’empressent ensuite de s’éloigner pour briller seules ?
L’amour rayonnant ressemble à la tendresse de la mère qui ne s’épuise jamais, soit que ses
enfants la quittent, soit qu’ils reviennent, soit que de nouveaux enfants lui soient donnés pour
partager son lait et son amour. Deux choses sont ordinairement nécessaires dans les habitudes
vulgaires pour faire du feu ; il faut du feu et il faut du bois ; il en est de même en amour, il y a
des coeurs de feu et des coeurs de bois. Les premiers aiment toujours et vivent de leur amour, les
seconds en meurent.
FABLE XVI
LA POMME MURE ET LES TROIS HOMMES.
Trois hommes différents, un prêtre,
Un poète, un juif brocanteur,
Par un jour de grande chaleur,
S’étaient assis sous un vieux hêtre.
Près d’eux était un pommier nain
Qui n’avait qu’une seule pomme,
Mais à la hauteur de la main,
Mûre, vermeille et telle, en somme,
Qu’on se figure en paradis
Le fruit séduisant dont jadis
S’affrianda le premier homme.
Tous trois l’ont vue en même temps,
La partager serait dommage.
- Tirons au sort, dit le plus sage.
- Comment ? – Dormons quelques instants,
Puis nous nous dirons sans mensonge
Ce que chacun de nous en dormant rêvera :
Et la belle pomme sera
Pour qui fera le plus beau songe.
Ainsi dit, ainsi fait, nos gens
Ferment tous les trois la paupière :
Un seul ne dormit pas. Les autres imprudents
Rouvrent les yeux à la lumière :
- Moi j’ai rêvé que j’étais Dieu,
Dit le poète au juif qui souriait sous cape.
- Moi, j’ai rêvé que j’étais pape,
Dit le prêtre, et tous deux vous tombiez dans le feu.
- Moi, reprend d’un air hypocrite
Le brocanteur israélite,
Je n’ai pas dormi : j’avais faim,
Le beau fruit était sous ma main ;
J’ai pensé que j’étais tout simplement un homme,
Et ma foi j’ai croqué la pomme.
Bonne leçon pour vous qui, de vérités las,
Dormez pour choisir vos mensonges,
Et qui, pour bien user des choses d’ici-bas,
Attendez l’oracle des songes.
SYMBOLE XVI
LA POMME MURE ET LES TROIS HOMMES.
Cette légende est tirée du Talmud.
La philosophie occulte est fondée sur le réalisme et sur le positivisme les plus absolus.
Elle ne croit pas aux rêves ; elle croit à la réalité des hypothèses nécessaires d’après la
science de ce qui est.
Elle ne tue pas le sphinx qui représente les forces fatales de la vie, mais elle le fait servir au
triomphe de l’esprit.
Elle ne nie pas les besoins : elle veut qu’on les satisfasse sans les dérégler et sans s’y
asservir.
Les besoins sont de deux ordres : ceux de l’esprit et ceux du corps.
Il faut à l’esprit la vérité et la justice ; au corps, il faut le développement et la vie. Elle
explique les lois nécessaires de l’équilibre et enseigne la voie droite qui nous soustrait à
l’action et à la réaction des contraires.
L’homme livré à la vie animale et satisfaisant uniquement les besoins de son corps atrophie
son esprit ou en exagère tellement les besoins que la soif d’idéalisme le précipitera bientôt dans
les superstitions les plus extravagantes et les plus bizarres. L’homme qui sacrifie le corps à
l’esprit atrophie ses organes physiques, déprave son cerveau et tombe bientôt dans la folie qui
le met au-dessous de l’animal.
L’homme n’est ni une bête ni un ange. S’il veut faire la bête, il est flagellé par les anges ;
s’il veut faire l’ange, il devient bête.
« Il faut cultiver notre jardin », dit l’auteur de Candide ; et ici, sans le savoir, Voltaire est
d’accord avec la bible. Dieu, dit la genèse, avait placé l’homme dans un jardin pour qu’il le
cultivât sans toucher à l’arbre de la science. Mais l’homme, entraîné par la folle imagination de
la femme a voulu être Dieu, et Dieu l’a revêtu d’une peau de bête en l’envoyant fouir et
défricher la terre.
Plus heureux s’il se fût contenté des pommes du pommier sans toucher aux fruits
fantastiques de l’arbre du bien et du mal !
FABLE XVII
PROMETHEE ET MERCURE.
Jupiter, un jour, fut touché
Des souffrances de Prométhée ;
Vers lui Mercure est dépêché,
Et, sur la roche ensanglantée,
L’entremetteur du roi des dieux,
Tenant une coupe remplie
De cette eau qui fait qu’on oublie,
Vient se poser silencieux.
- Que me veux-tu ? dit la victime
- T’apporter l’oubli de ton crime
Et de ces dangereux secrets
Qui font ton éternel martyr :
Pour que tu n’ailles plus les dire
Aux mortels toujours indiscrets.
- Oui, mourir sans jamais renaître,
Car l’ignorance, c’est la mort,
Voilà les grâces de ton maître.
Qu’il triomphe, il est le plus fort !
Mais je l’ai deviné, qu’il tremble !
Je vis, et nous régnons ensemble,
Lui dans son ciel, moi dans l’enfer.
Enchaîné, je lui fais la guerre
Et j’attire à moi son tonnerre
Avec mes entraves de fer !
Va, Mercure, tu perds ta peine :
Laisse-moi ma gloire et ma chaine.
Oublier ce serait périr ;
J’aime mieux savoir et souffrir.
Souffrir en homme est plus honnête
Que de vivre et jouir en bête.
SYMBOLE XVII
PROMETHEE ET MERCURE.
Et pourtant il est beau d’avoir ravi le feu du ciel, dût-on subir à travers les âges le supplice
de Prométhée !
Est-ce Prométhée qui est cloué au mont Caucase ou le mont Caucase, le berceau des
hommes, qui est cloué à Prométhée ? Si le géant se lève, n’entraînera-t-il pas le monde
suspendu à ses clous ensanglantés ?
Jupiter envoie un vautour à Prométhée et ce vautour, nourri des fortes entrailles du Titan,
devient un grand aigle qui étranglera un jour l’aigle de Jupiter.
L’humanité est figurée par Prométhée, elle est figurée aussi par ce supplicié immortel qui
étend ses bras entre le ciel et la terre, et qui fait de son gibet une échelle plongeant son pied
dans la nuit des enfers.
Quand les pontifes et les satellites de Pilate le croient mort, il sort de sa tombe, il descend
aux enfers, il en brise les portes, et il remonte à la lumière entraînant captive la vielle servitude,
comme Hercule, libérateur d’Alceste, tirait après lui avec une forte chaîne le chien à trois têtes
du Ténare.
Les noms changent suivant les temps et les contrées, mais le symbolisme est toujours le
même.
L’homme doit être esclave d’abord pour apprendre à désirer et à conquérir la liberté. Il doit
souffrir pour vaincre la souffrance, il doit faire le mal qu’il prend pour le bien, et souffrir la
peine de son erreur pour arriver à la science du bien et du mal et pour choisir librement le bien.
Mais que ce soit le mal ou le bien, il faut qu’il fasse quelque chose. La vie est à ce prix,
celui qui ne fait rien est un cadavre.
Celui qui fait le bien parce qu’il a peur d’un châtiment n’est encore qu’un vil esclave. Estce
que la peur est une vertu ?
Menacer un homme de coeur c’est l’engager à faire ce qu’on lui défend.
Si l’enfer devait être le partage de l’intelligence courageuse qui lutte au nom de la raison,
et si le ciel était réservé à la stupidité craintive qui obéit au nom du mystère, les gens d’honneur
et de coeur devraient tous aller en enfer et l’enfer serait alors le ciel.
FABLE XVIII
L’HERITAGE DU LION.
Un lion, seigneur redouté,
Après avoir dans ses domaines
Fait des sottises souveraines,
Mourut et fut peu regretté.
Un serpent, rusé politique,
Sitôt que le maître fut mort,
Discuta le droit du plus fort,
Siffla le pouvoir despotique :
Alors le vizir léopard,
Tigre le grand prévôt, le procureur renard,
Proclamèrent la république.
Voilà chacun libre d’agir,
De miauler, hurler, mugir.
Dieu sait le bruit et la ripaille !
Puis bientôt, Dieu sait la bataille !
Chacun chez soi, chacun pour soi ;
Plus de recours, plus de justice,
Que chacun triomphe ou périsse !
Le code, c’est la gueule, et la dent fait loi !
Tout le malheur tomba sur la gent moutonnière,
Et s’accrut de telle manière,
Qu’envoyés du peuple mouton
Vinrent près d’un autre lion
Pour implorer son patronage.
- Mangez-nous, mais défendez-nous
Des chiens, des léopards, des tigres et des loups.
Venez du roi défunt recueillir l’héritage.
C’est multiplier les tyrans
Que d’affranchir la multitude.
République, en un mot, veut dire servitude
Pour les petits et guerre entre les grands.
SYMBOLE XVIII
L’HERITAGE DU LION.
Les univers sont les monarchies des soleils, les soleils ont sans doute des archi-soleils pour
monarques.
La terre est une monarchie de l’homme, les facultés morales de l’homme sont la monarchie
de sa volonté, le corps humain est une monarchie : il n’a qu’une tête et qu’un coeur.
La famille est une monarchie. Si le père n’est pas un monarque, il n’est rien et la famille
n’existe plus.
Toute la force d’une société quelconque réside dans l’unité et dans la puissance de son
chef. Deux chefs, c’est la division. Un chef dont le gouvernement est contrôlé par la multitude
est un simulacre de chef, c’est la multitude qui gouverne.
Mais la multitude étant la chose gouvernable, comment peut-elle gouverner ?
Comment s’entendrait-on dans une école où chaque écolier serait le maître ?
Un maître, fût-il mauvais, vaut mieux que vingt maîtres à la fois ; et que serait-ce si, au
lieu de vingt, il y en avait vingt mille ou vingt millions ?
On dit que les rois s’en vont en Europe, mais ceux-là seuls s’en vont qui représentent le
caprice, le bon plaisir ou l’anarchie. Au-dessus des rois de hasard il y a les lois, et c’est par les
lois que doivent régner les souverains vraiment légitimes.
Donnons un nouveau sens au mot légitimité, ou plutôt rendons-lui son sens véritable. Un
roi légitime c’est celui qui règne au nom de la loi.
Un roi légitime, c’est la liberté couronnée parce qu’il est le représentant de l’ordre qui
protège la liberté.
Les républiques ne sont pas des gouvernements, ce sont des crises sociales. Quand le
pouvoir, semblable au rocher de Sisyphe, échappe aux bras qui veulent le pousser trop haut, il
retombe et roule de nouveau au bas de la montagne ; c’est ce qu’on appelle une révolution.
Mille bras alors viennent ébranler le rocher, c’est la république ; vient un plus fort qui le
soulève ; c’est l’empire : celui qui parviendra à le fixer sur le sommet de la montagne, soit sous
le nom d’empire, soit sous un autre nom, celui-là aura rétabli la royauté.
Les révolutionnaires ou les républicains sont ceux qui voudraient voir retomber le pouvoir
pour y mettre la main à leur tour, et qui veulent essayer de soulever aussi le rocher de Sisyphe.
FABLE XIX
L’HIRONDELLE ET LE MOINEAU.
Un moineau de peu de cervelle
S’était épris d’une hirondelle ;
L’hirondelle croyait l’aimer.
Faussement, en amour, on dit qui se ressemble
S’assemble :
L’amour vit de contraste, et se plait à former
Des unions extravagantes.
Dame hirondelle avait des formes élégantes,
Dom moineau se montrait bon vivant et joyeux.
Ils passèrent ainsi tous deux
De la belle saison les rapides journées ;
Mais bientôt les feuilles fanées
S’en allèrent au vent, les arbres éclaircis
Frissonnaient dans toues leurs branches.
De gelée au matin les plaines étaient blanches,
Et les pauvres oiseaux se cachaient tout transis.
- Adieu, dit un jour l’hirondelle,
Je vais ou le printemps m’appelle.
- Quoi ! tu t’en vas ? dit le moineau.
Quel printemps vaudra nos caresses ?
Mais tu veux sous un ciel nouveau
Porter tes volages tendresses ;
Et tu vas oublier mes regrets superflus.
Adieu, je ne te retiens plus !
- Oui, dit alors la fugitive,
Je vais sous un autre soleil
Chercher un amant qui me suive,
Un amant qui me soit pareil.
Elle part : du moineau l’âme est anéantie.
- Je ne l’aurais pas cru, dit-il, elle est partie !
L’hirondelle se retournait
Pour voir si le moineau venait ;
Pour jamais ils se séparèrent.
Tous deux avaient tort, et pourquoi ?
C’est que l’amour et son caprice
Ne peuvent taxer d’injustice
La nature qui fait la loi.
Epoux dont l’âme est désunie,
Accusez de l’amour le mensonge ou l’erreur ;
Mais au tourment de votre coeur
N’ajoutez pas la calomnie.
SYMBOLE XIX
L’HIRONDELLE ET LE MOINEAU.
Nous sommes loin de conseiller ou de justifier la séparation entre époux. Le mariage est
sacré et indissoluble : les véritables époux ne se séparent jamais.
Les amourettes volages appartiennent aux moeurs de la vie animale. Un homme digne de ce
nom et une femme digne d’être une mère ne se reprennent pas après s’être donnés. L’homme
qui abandonne sa femme est un lâche. La femme qui abandonne son mari est une prostituée.
Que faire pourtant lorsqu’on s’est trompé en se croyant faits l’un pour l’autre ? Que faire
quand la vie commune est un supplice ? Il faut, tout en se séparant matériellement, rester
fidèles et dévoués l’un à l’autre. Tels sont les principes de la morale qui ne transige jamais avec
les faiblesses humaines. Les infidélités conjugales sont des chutes et des misères qui
appartiennent à l’animal ; les véritables et irréparables infidélités sont celles de l’esprit et du
coeur.
Si Desgrieux était le mari de Manon Lescaut au lieu d’être son amant, il serait sublime
lorsqu’il l’accompagne dans son exil, mais Manon Lescaut mariée serait tellement infâme
qu’elle n’oserait plus revenir à Desgrieux : il lui resterait pour triste ressource de lever la tête,
d’afficher sa honte ou de la couvrir d’hypocrisie en faisant la prude et en disant qu’elle a quitté
Desgrieux parce que c’était un abbé défroqué et un libertin.
Elle rendrait alors un véritable service au pauvre Desgrieux qui la pleurerait comme
morte,… et qui la suivrait peut-être encore en Amérique, mais repentante, rachetée par
l’expiation, purifiée enfin pour commencer une vie nouvelle dans un nouveau monde.
Si la Béjard eût quitté Molière en le calomniant et en l’outrageant, notre grand comique ne
fût peut-être pas mort si jeune et eût laissé quelques chefs-d’oeuvre de plus.
FABLE XX
L’AIGLE ET LE HIBOU.
Le hibou dit à l’aigle un jour :
- Vainement au soleil tu vas faire ta cour,
Lorsqu’il s’éloigne, à ta paupière
Laisse-t-il un peu de lumière ?
Pas la moindre, et ton oeil fatigué de clarté
Se ferme dans la nuit, voilé d’obscurité.
Et mes deux yeux sont des étoiles,
Qui me montrent l’oiseau sur la branche endormi :
Le crépuscule est mon ami ;
Aux déserts du chaos je me fraye une route,
J’illumine son front par les ombres noirci.
- Oui, répondit l’aigle, mais aussi,
Quand il fait jour, tu n’y vois goutte.
Excentriques de tous les temps,
Qui faites l’impossible en raison comme en style,
Pour vous un seul prodige est toujours difficile,
C’est d’avoir un peu de bon sens.
SYMBOLE XX
L’AIGLE ET LE HIBOU.
L’aigle représente l’esprit de lumière ; le hibou l’esprit de ténèbres.
L’esprit de lumière parle au nom de l’éternelle raison, l’esprit de ténèbres au nom du
mystère.
Le hibou n’est pas éclairé par le soleil, mais pas le phosphore de ses yeux.
Ainsi que les druides éclairaient l’ombre des forêts où ils cachaient leurs sanglants
mystères avec la flamme des bûchers.
C’est ainsi que les faux mystiques opposent aux lumières de la science les hallucinations
de leurs rêves.
C’est ainsi que les profanes de l’Egypte adorent un chien, au lieu de chercher à comprendre
la figure hiéroglyphique d’Anubis.
Il existe des hommes que la lumière irrite et fatigue et qui, tournant le dos au soleil,
regardent toujours dans leur ombre.
S’ils se croient chrétiens, ils adorent le diable et lui donnent les attributs de Dieu.
S’ils se disent philosophes, ils adorent le néant et l’anarchie, et veulent les mettre à la place
de l’être éternel et de l’ordre immuable qui préside à la hiérarchie des êtres.
L’affirmation téméraire et la négation absurde ont également leurs fanatiques, ce sont les
hiboux de l’intelligence.
Ceux-là ne voient que dans la nuit de leurs passions, mais dès que le jour se fait, ils
deviennent aveugles.
Jamais ces hommes ne comprendront rien à la philosophie occulte.
Et c’est pour eux seulement qu’elle est occulte :
Occulte comme le soleil pour les hiboux ;
Occulte comme le bon sens pour les fanatiques ;
Occulte comme la raison pour les insensés.
Car c’est la philosophie de la lumière ; c’est la philosophie du bon sens ; c’est la
philosophie exacte comme les nombres, rigoureuse comme les proportions de la géométrie,
réglée comme la nature, évidente comme l’être, infaillible comme les mathématiques éternelles.
Aveugle qui ne la voit pas, mais plus aveugle encore qui prétend la voir dans la nuit !
FABLE XXI
LE RENARD ET LE CHACAL.
Un renard rencontre un chacal
Qui lui dit : - Bonjour, mon compère.
- Moi, dit l’autre, vil animal,
Je ne suis ton parent, ton ami, ni ton frère !
- Va, reprend le chacal, soit moins fier, les larrons
Sont égaux devant la potence.
Nous différons un peu de poil et de naissance ;
Mais pour vivre, tous deux enfin nous dévorons.
Autour des poulaillers tu cherches des victimes ;
Tes festins sont autant de crimes…
- Peut-être, interrompit le renard ; mais, crois-moi,
Ne me compare pas à toi.
Je croque les poulets et même les colombes,
Je suis sans pitié, sans remord ;
Mais je ne fouille pas les tombes
Et je n’outrage point les morts !
N’effeuillez jamais les couronnes,
Disait Pythagore autrefois.
Voulait-il protéger les trônes,
Parlait-il du bandeau des rois ?
Non, mais des couronnes de gloire,
Des lauriers du Parnasse et de ceux de l’histoire,
Des grands noms consacrés par de nobles regrets.
Or, il ne pensait pas qu’il fût un coeur sauvage
Assez maudit pour faire outrage
A la couronne de cyprès.
Notre siècle a moins de scrupules :
Les nains vont au tombeau souffleter les hercules ;
On déchire Musset, on siffle Béranger !
Puisque pareille chose arrive,
Qu’y faire ? Il faut que chacun vive,
Et les chacals peut-être ont besoin de manger.
FABLE XXII
LES SINGES ET LA GUENON.
Jadis des singes fort coquets
Et déguisés en freluquets,
Parmi les hommes se mêlèrent,
Et tant aux hommes ressemblèrent,
Que bientôt, pour les discerner,
On ne savait qu’imaginer.
Enfin, pour sauver les familles
Et préserver les jeunes filles,
Sur un théâtre de renom
On fit paraître une guenon.
Aussitôt singes l’applaudirent,
Tous au spectacle se rendirent,
Binocles sur les nez camards
S’adaptèrent de toutes parts.
Voyez ses pieds, voyez sa danse,
Ses grimaces, son impudence ;
Voyez tout ce qu’elle fait voir !
On la couronnait chaque soir.
Ainsi, malgré chapeaux et linge,
Se révéla le peuple singe.
Rigolboche, c’était le nom
De la bienheureuse guenon,
Eut chevaux, parures, domaines,
Tout, excepté figure humaine ;
Et longtemps elle rendit fous
Ses bons amis les sapajous.
Grands défenseurs de la morale,
Ne criez jamais au scandale.
Devant certains succès du jour,
Souffrez la danseuse qui brille :
C’est une guenon qui sautille,
Et les singes lui font la cour.
SYMBOLES XXI ET XXII
LE RENARD ET LE CHACAL. – LES SINGES ET LA GUENON.
Il est des hommes qui jettent l’injure sur les tombes illustres et des couronnes aux pieds des
plus ignobles courtisanes ; des hommes qui briseraient volontiers les statuts des pères de la
patrie et qui élèvent l’impureté sur le pavois. Ne leur disons rien et laissons-les passer. Le règne
de la bête doit avoir son temps.
FABLE XXIII
LE MAITRE ET LES DEUX OUVRIERS.
Un maître avait deux ouvriers :
L’un grand travailleur fort habile,
L’autre maladroit et débile,
Rebus de tous les ateliers,
Honnête cependant et père de famille.
Le maître en l’employant consultait son bon coeur ;
Lui-même il avait une fille,
Et voulait lui porter bonheur.
Le premier recevait un honnête salaire
Convenu, bien payé, mais se fâchait pourtant
De voir l’autre gagner autant.
Si bien qu’il vint tout en colère
Se plaindre au maître un jour. Le maître a répondu :
- Je te donne ce qui t’est dû,
Et j’ajoute pour ton confrère
Ce que je lui crois nécessaire.
Mon argent est à moi, ne puis-je en faire don
A qui me plaît ? Sois fier d’être le plus robuste.
La loi m’ordonne d’être juste,
M’est-il défendu d’être bon ?
La justice a droit d’être chiche :
Devoir, c’est ne plus posséder.
Mais à l’élan du coeur il est doux de céder,
Et c’est pour donner qu’on est riche.
SYMBOLE XXIII
LE MAITRE ET LES OUVRIERS.
Cette fable est imitée d’une parabole de l’Evangile.
Il n’est pas question ici de la solidarité entre les travailleurs ni de l’égalité de salaire, mais
du droit de donner qui est la plus précieuse de toutes les prérogatives de la richesse.
Celui qui fait ce qu’il peut, mais qui ne gagne pas assez a besoin de secours. Ce secours on
ne le met pas à la charge de celui qui gagne davantage ; mais si le maître prend sur lui d’assister
celui qui gagne moins, le travailleur qui se suffit serait injuste de le trouver mauvais.
Il y a deux moyens d’abolir la misère :
Premièrement supprimer les vices par la religion, l’instruction et la répression ;
Secondement combler par la charité les vides que laisse l’insuffisance du travail.
Prendre un fusil pour combattre la misère, c’est comme si on prenait de l’alcool pour
combattre la fièvre. Les révolutions n’ont jamais eu pour effet que d’augmenter la détresse du
peuple.
Les conseiller à ceux qui souffrent, c’est comme si on conseillait à ceux qui se trouvent
mal logés de brûler leur maison et à ceux qui sont mal vêtus de jeter au feu leurs haillons.
Ils avaient des galetas, ils seront dans la rue ; ils avaient des lambeaux pour se couvrir, ils
seront nus.
Croit-on par de semblables excès faire violence à la charité ou à la justice ?
Mais la justice punit les désordres au lieu de les récompenser et la charité s’enfuit devant la
violence.
Bonne conduite, travail et assistance mutuelle, voilà l’espérance des pauvres.
FABLE XXIV
LE PELICAN ET LA CIGOGNE.
Un pélican célibataire
Crut entendre un écho gémir au fond d’un bois.
« Parricide, criait la voix,
Qu’as-tu fait du sang de ton père ? »
Il songea que son père, étant près de mourir,
S’était saigné pour le nourrir ;
Le remords s’empara du rêveur solitaire.
Chez la cigogne il s’en alla,
Et de ses chagrins lui parla.
La cigogne est, dit-on, l’oiseau de la famille :
Aux toits son nid porte bonheur ;
Elle attire au foyer qui brille
L’innocence et la paix du coeur.
Elle dit doucement : - Pélican, mon compère,
Prends une compagne, il est temps.
Débiteur du sang de ton père,
Tu dois le rendre à tes enfants.
S’il n’est un sacrifice héroïque et sublime,
Le célibat devient un crime.
Les soins de nos parents sont leur âme et leur sang,
Que sur nos premiers jours le ciel fit se répandre ;
A d’autres nous devons les rendre.
C’est un devoir sacré qu’on accepte en naissant.
SYMBOLE XXIV
LE PELICAN ET LA CIGOGNE.
Le célibat peut être un sacrifice héroïque ou un crime contre la société.
Il est un sacrifice héroïque chez ces nobles filles de saint Vincent de Paul qui renoncent
aux douceurs de la famille particulière pour être les mères de la famille universelle.
Il est un crime chez ces égoïstes célibataires qui craignent les devoirs qu’impose le mariage
et qui se vouent à la débauche stérile.
Demander le mariage des prêtres, c’est demander l’abolition du sacerdoce chrétien.
Un ministre protestant est un honnête bourgeois qui préside une assemblée religieuse, ce
n’est pas un prêtre.
Pour que l’orphelin puisse avec confiance appeler le prêtre mon père, il ne faut pas que le
prêtre ait des enfants à lui.
Il est le père des enfants de Dieu.
Son célibat est sublime, parce qu’il se transforme par l’abnégation personnelle en une
immense paternité.
Le pélican qui se saigne pour ses enfants est le symbole du Christ et le Christ est le modèle
du prêtre.
FABLE XXV
ESOPE , JUPITER ET LES OISEAUX.
Un jour, les habitants de l’air
Sur un grand cèdre s’assemblèrent
Pour rendre hommage à Jupiter.
Tous ensemble ils se consultèrent.
Aucun d’eux n’avait vu ce monarque des dieux.
Le moyen de le reconnaître ?
Un hibou leur dit : - C’est peut-être
Un oiseau qui la nuit fait rayonner ses yeux.
- Non, c’est un aigle immense entouré de tonnerres,
Qui tient l’orage dans ses serres,
Leur dit l’aigle avec un grand cri.
- Moi, reprit un beau colibri,
Je le rêve paré de couleurs éclatantes,
Avec des aigrettes flottantes,
Mais doux, agile et très mignon.
La tendre et pâle tourterelle,
Et le ramier son compagnon,
Le veulent beau, tendre et fidèle.
- Est-il sûr qu’il soit un oiseau,
Dit la chauve-souris sceptique ?
Le boeuf croit que c’est un taureau,
Et la baleine en fait un prodige aquatique.
L’éléphant indien dit : - C’est un éléphant
Qui porte et fait tourner le monde.
L’homme voit en lui un roi qui menace et qui gronde,
Et la femme un divin enfant.
- Que faire en ce doute invincible ?
- Pour qu’il reçoive nos attributs,
Prêtons-lui tous les attributs
Et sachons qu’il est invisible…
Un dindon crie alors à la stupidité.
Esope fut enfin consulté.
- Ne cherchez pas à le connaître,
Leur dit ce docte esclave inspiré d’Apollon ;
Mais croyez qu’il est juste et bon,
Et comme lui tâchez de l’être.
SYMBOLE XXV
ESOPE , JUPITER ET LES OISEAUX.
L’être, le mouvement perpétuel résultant des forces équilibrées, la vie et ses lois, la nature
enfin, tel est le résumé des symboles de notre premier livre. Mais la vie est intelligente, la
nature obéit à une direction suprême, nous le sentons, nous sommes forcés de le croire. Cette
direction émane d’une cause suprême, d’une cause inconnue, nous nous inclinons et nous
nommons Dieu.
Tout n’était que chaos et confusion dans nos pensées, l’affirmation et la négation se
heurtaient, le doute mortel succédait aux luttes insensées des forces sans direction ; nous avons
nommé Dieu, et la science prend un corps, la pensée humaine s’organise, le génie humain s’est
donné une tête : il a nommé Dieu !
Les hommes ne sont plus ennemis, ils ne sont plus rivaux, ils sont les enfants d’un même
père. La liberté par la loi, l’égalité par l’accomplissement du devoir constituent la fraternité. La
société devient un corps vivant et immortel car elle s’est donné une tête vivante et immortelle :
elle a nommé Dieu !
Ce Dieu nous le rêvons à notre image et l’idée que nous nous formons de lui n’est que
l’idéal humain exalté, le besoin de le mieux connaître et de l’aimer nous fait agrandir notre
idéal, le progrès commence avec la recherche de Dieu, et plus l’homme grandit, plus Dieu
s’élève.
Les peuples se font des idoles et les brisent, l’enfer se peuple de dieux tombés jusqu’à ce
que la parole du grand initiateur se fasse entendre : Dieu est esprit et il faut l’adorer dans
l’esprit de la vérité !
Le plus grand parmi les disciples du maître vient dire à son tour :
« Dans l’éternité vivante existe la parole, et la parole est en Dieu et la parole est Dieu.
Elle est la vraie lumière qui illumine tout homme venant dans le monde. »
Croyons en lui, mais ne le définissons pas. Un Dieu défini c’est un Dieu fini.
Il est au-dessus de toutes les idées, de toutes les formes, de toutes les abstractions, de tous
les nombres.
Il n’est ni le premier ni le dernier des êtres, car il est plus que tous les êtres.
Il n’est pas l’être, car l’être vient de lui.
Il n’est donc ni l’être ni un être, il est l’auteur de l’être et des êtres.
Il est tout, mais tout n’est pas lui.
Pour aller à lui, dit saint Paul, il suffit de croire qu’il est et qu’il récompense ceux qui le
cherchent.
Et où faut-il le chercher ?
- Dans la vérité et la justice, puis dans l’amour de l’humanité, dit saint Jean.
Personne, ajoute-t-il, n’a jamais vu Dieu, mais celui qui n’aime pas son frère qu’il voit,
comment aimera-t-il jamais un Dieu qu’il ne voit pas ?
Il faut aimer pour croire, la foi est la confiance de l’amour.
LIVRE II
FABLE PREMIERE
LE FABULISTE ET LES IROQUOIS.
Un missionnaire autrefois,
A force de soins et de peine,
Traduisit en bon iroquois
Une fable de la Fontaine.
Un jongleur savant et profond,
Car il savait à peu près lire,
A ses concitoyens apprend pour les instruire
Ce poème qui les confond,
Une fourmi parlant à une cigale !
C’était une fourmi sans doute sans égale ;
Une déesse, un manitou !
On ne peut douter de l’histoire ;
Elle vient d’un grand saint, d’un homme en robe noire.
Voilà le peuple à moitié fou :
A la fourmi l’on dresse un temple
Paré des plus vives couleurs ;
Aux jeunes gens, aux beaux parleurs,
On la propose pour exemple.
Un voyageur passe par là ;
Il voit le nouveau culte, il rit de l’algarade,
Et jure à la sotte peuplade
Que jamais une fourmi ne parla.
- Eh quoi ! c’était une sottise
Que le saint nous avait apprise,
Dit le peuple irrité. – Non, répondit le passant,
C’est une belle fable, on me la fit apprendre
Comme à vous quand j’étais enfant.
Ce qu’elle enseigne est vrai, mais il faut la comprendre.
Je me le suis dit bien des fois,
Docteurs qui défendez ou qui sifflez la Bible,
Ce beau livre du ciel contient vraiment les lois ;
Il n’est ni absurde ni risible,
Mais vous êtes des iroquois.
LIVRE II
Le génie religieux de l’humanité
SYMBOLE PREMIER
LE FABULISTE ET LES IROQUOIS.
Sous les symboles divers de tous les âges, de tous les peuples et de tous les cultes, la même
philosophie est cachée.
Le trimourti de l’Inde, le triangle d’Hermès qui porte les noms d’Osiris, d’Isis et d’Horus,
la triade sacrée de Pythagore symbolisée dans les fables helléniques par le triple Jupiter, par la
triple Parthénie et par les trois grâces, représentent les grandes forces équilibrées de la nature.
La savante Egypte n’a pas plus adoré le chien sous la figure d’Anubis ou le chat sous le
symbole d’OElurus, que nous n’adorons la colombe qui figure le Saint-Esprit, l’agneau
hiéroglyphique du sacrifice et de la lumière, et le pain qui est le sacrement de l’universelle
charité.
Mais d’âge en âge la science s’oublie, les signes restent comme des lettres qu’on ne sait
plus lire, et l’ignorance insulte à un symbolisme matérialisé par une autre ignorance.
Lucien se moque des dieux de l’Olympe et de leurs ridicules amours, il insulte au fuseau
d’Hercule, comme Voltaire à la mâchoire d’âne de Samson et aux tartines d’Ezéchiel.
Comme si Hercule enivré par Omphale, et Samson vaincu par Dalila n’étaient pas un seul
et même symbole.
Les Juifs accusent les Egyptiens d’adorer les oignons, les Romains accusent les Juifs
d’adorer la tête d’un âne, les chrétiens accusent les Romains d’adorer tout excepté Dieu.
Dupuis accuse les chrétiens d’adorer un dieu de farine. Partout la même ignorance ou la même
mauvaise foi, et l’on retrouve partout ce même ennemi de la vraie religion que saint Jean
appelle symboliquement la bête et que nous appellerons philosophiquement la bêtise.
Faut-il pour cela proscrire le symbolisme ? Faut-il jeter au feu les fables de la Fontaine,
parce que des enfants stupides croient que réellement les boeufs et les ânes ont parlé ?
Les fables ont pour but d’instruire les enfants et non de propager le culte des ânes ou les
âneries des croyants aveugles.
Faut-il brûler les livres d’algèbre parce qu’il y a une multitude de personnes qui n’y
comprennent rien ?
Le symbolisme est une science comme l’algèbre et analogue même à l’algèbre, car, sous
des signes convenus, il représente d’une manière abstraite des idées exactes comme les
nombres et représentées même souvent par des nombres.
Le kabbaliste polonais Wronski, représentant par Fx le connu et l’inconnu, pose ainsi en
caractères algébriques le problème universel de la philosophie occulte.
Fx=A0Ω0+A1Ω1+A2Ω2+A3Ω3…
Ce qui signifie : l’être est proportionnel à l’être, ou l’infini égale toutes les qualités
possibles, ou encore, les propriétés absolues de l’être sont proportionnelles au besoin absolu de
tous les êtres, d’où l’on peut déduire cet axiome : la nécessité de l’être infini suppose le progrès
indéfini des êtres.
FABLE II
LES TOURTERAUX ET LA CORNEILLE.
Sur des rameaux pliants et frêles,
Un couple de jeunes tourtereaux
Vint un jour se poser, tous deux tendres et beaux,
Gonflant leur doux plumage et frémissant des ailes.
Ils se roucoulaient leurs amours,
L’une disait : - Ami, je t’aimerais toujours
Et l’autre répondait : - Tu seras toujours blanche ;
Le printemps fleurira toujours sur cette branche,
Confidente de nos plaisirs.
Le temps doit s’arrêter au gré de nos désirs ;
Ma soeur, tu seras toujours belle,
Et moi, toujours, toujours fidèle !
Nous ne mourrons jamais… Près de là s’embusquait
Une corneille séculaire
Qui de leurs discours se moquait.
Elle était noire et solitaire ;
Les tourtereaux, en la voyant,
S’envolèrent à tire-d’aile,
Puis à leur tour se moquant d’elle,
Ils la maudirent en fuyant.
Ils avaient raison, la vieillesse
Ne doit pas troubler la jeunesse
Dans le rêve des beaux jours.
Laissons à l’âge d’or ses naïves croyances,
Ce sont les folles espérances
Qui font les plus sages amours !
SYMBOLE II
LES TOURTERAUX ET LA CORNEILLE.
Les mathématiques éternelles règlent la vie, mais seules elles ne sont pas la vie ; elles ont
pour contrepoids équilibrant l’amour éternel, le père de la poésie.
Beau comme un dieu, fatal comme le sort,
Ce doux tyran, ce bonheur qui tourmente,
L’amour est né complice de la mort ;
L’amour joyeux c’est la mort triomphante.
Mais quand la mort triomphe par l’amour,
L’être éternel s’échappe de la tombe ;
Et sur les flots qu’il apaise à son tour,
De l’univers quand vient le dernier jour,
L’amour fait planer sa colombe.
L’enfer a dit : Je n’aime pas l’amour ;
L’injuste amour est une préférence.
Contre le ciel j’élèverai la tour
Où veut régner ma fière indifférence.
- Opposer donc des remparts à ce Dieu
Qui du néant combla le précipice !
D’un vol rapide il pénètre en tout lieu ;
Il est plus prompt, plus puissant que le feu,
Plus absolu que la justice !
L’amour superbe est le grand Lucifer
Tombé du ciel pour féconder les mondes.
Rien n’assouplit sa volonté de fer,
Il se fait jour aux nuits les plus profondes.
C’est le désir inexorable et fort,
C’est de Sestos la lumière qui veille.
D’un sombre écueil son flambeau fait un port,
C’est un Sanson qui jamais ne s’endort ;
Il est vaincu dès qu’il sommeille.
C’est le brigand, le contempteur des lois ;
C’est l’éternel révolutionnaire,
Il jette au monde et renverse les rois,
Dans le chaos il repétrit la terre,
Avec sa soeur, l’ardente liberté,
De la victoire il défend la couronne :
Il est heureux, vainqueur et détesté,
Mais il s’enfuit dès qu’il est accepté :
Il dédaigne ce qu’on lui donne.
C’est le démon, mais c’est la volupté ;
C’est le péché, mais c’est la force vive ;
Il fait le mal, mais il fait la beauté ;
On le repousse et toujours il arrive !
C’est le torrent conquérant de son cours,
C’est le rival et le but du tonnerre :
Malgré les lois, la haine et les discours,
Dans la nature il produira toujours
La mort, la naissance et la guerre.
Mais un rayon de la divinité
Comme un filet le surprend et l’enchaîne.
Il est épris de la maternité,
Cette splendeur de bonté surhumaine.
C’était la force, il devient le pouvoir,
Sur un berceau quand sa fierté s’incline,
Il se transforme en immortel espoir,
Et lorsqu’il peut épouser le devoir,
Il se charge en vertu divine.
FABLE III
PYGMALION.
Lorsque Pygmalion, sous sa main trop savante,
D’un marbre que l’amour toucha de son flambeau
Sentit la forme vivre et la chair frémissante
Repousser le ciseau,
Il aima son ouvrage, il jouit de son rêve ;
Il commença le jour qui jamais ne s’achève,
Le jour de l’amour éternel :
Tant d’orgueil palpitait dans son sein paternel !
La fable ne dit pas comment finit l’histoire ;
Voulez-vous l’apprendre, en voici
Le dénouement en raccourci.
D’abord ce furent des caresses,
Des transports, de folles ivresses !
La statue animée avait des yeux ardents
Et des lèvres toujours avides,
Des couleurs riches et splendides ;
Mais c’était du marbre dedans,
C’était un beau front sans pensée :
Sa bouche était brûlante et son âme glacée.
Un jour, en s’éveillant, le statuaire eut peur ;
Il crut n’avoir fait qu’un vain songe,
Son bonheur lui parut un douloureux mensonge.
Il quitta Galatée avec un cri d’horreur :
Pourtant elle était toujours belle,
Rien ne prouvait encor qu’elle fût infidèle.
Que lui manquait-il donc ? – Un coeur.
Oh ! pauvres amoureux de nos filles de marbres !
On trouvait autrefois des nymphes dans les arbres,
Mais on trouve aujourd’hui bien plus souvent, je crois,
Des écorces de femme avec des coeurs de bois.
SYMBOLE III
PYGMALION.
L’amour est une toute-puissance lorsqu’il s’agit de réaliser le possible, c’est une fatalité et un
vertige mortel lorsqu’il s’obstine à la réalisation de l’absurde.
Ce que vous voulez avec amour vous le pouvez si la nature le peut, c’est-à-dire si votre
volonté n’est pas en désaccord avec l’éternelle raison.
Les transformations de la magie et de la chimie hermétique ne sont que le développement
artificiel des germes naturels. On ne fait pas de l’or, on aide la nature à en faire.
Le problème résolu par la magie d’Hermès est celui-ci :
« Accumuler et fixer dans un corps artificiel le calorique latent, de manière à changer la
polarisation moléculaire de corps naturels par leur amalgame avec le corps artificiel. »
Celui de la magie prodigieuse peut se formuler ainsi : « Déprimer ou exalter le principe des
formes de manière à en changer les apparences. »
On voit par cette définition que les prodiges de la magie fascinatrice ne sont en effet que des
prestiges.
On peut s’exalter au point de prendre une statue pour une femme. Mais on ne fera jamais en
réalité qu’une statue soit une femme, ni qu’une femme soit une statue.
On peut monter la tête d’une fille de marbre et la faire agir comme si elle aimait ; on ne lui
donnera jamais un coeur.
Jouir des illusions sans en être dupe, là est le grand arcane de la magie.
Celui qui crée l’illusion sans la subir commande au vertige et à l’enfer ; celui qui la subit est
entraîné par le vertige.
L’un est le magicien qui enchaîne le diable, l’autre est le sorcier à qui le diable finit toujours
par tourner la tête et tordre le cou.
FABLE IV
L’ENFANT ET LE CRAPAUD.
Un jeune et bel enfant jouait dans la prairie ;
Tout à coup, dans l’herbe fleurie,
Il distingue un objet qui bondit lourdement.
Horreur ! c’est un crapaud ! Voilà mon garnement
Qui, sans savoir pourquoi, s’enflamme de furie :
Il saisit une pierre et manque l’animal.
- Je ne t’ai jamais fait de mal,
Lui dit d’un ton de doléance
Le pauvre monstre sans défense.
Je suis le destructeur des insectes impurs,
Fléaux de ta récolte et de tes raisins mûrs.
Les crapauds, poursuivis par des haines cruelles,
Devraient être sacrés comme les hirondelles.
Enfant, au nom de ta beauté
Et des caresses de ta mère,
Ne jette pas une autre pierre,
Et du ciel qui t’a fait imite la bonté.
L’enfant était léger, mais son âme était tendre,
Il ne savait quel parti prendre.
Pauvre crapaud, dit-il. – N’importe, il est affreux,
Puis on dit qu’il est venimeux.
J’en ai pitié, tuons-le vite.
Puis, les larmes aux yeux, il meurtrit cependant
Le triste animal, qui palpite
Et qui meurt en le regardant.
Souvent la crédule innocence
Est cruelle en frappant ce qui choque ses yeux,
Et les crimes les plus nombreux
Sont les crimes de l’ignorance.
SYMBOLE IV
L’ENFANT ET LE CRAPAUD.
La plus funeste de toutes les passions c’est la haine.
Pas la loi du mouvement équilibré, tout ce que vous repoussez avec violence reviendra sur
vous avec violence et vous reversera.
Posons en principe absolu que toute haine est injuste.
Même la haine de la laideur, même la haine du mal, car le mal et la laideur sont toujours
relatifs, ils ne sont jamais absolus.
Le mal et la laideur peuvent et doivent inspirer de l’aversion. L’aversion n’est pas la haine.
Par l’aversion on se préserve du mal ; par la haine on entre en conflit avec lui : or le conflit
est une lutte, la lutte est un embrasement.
Celui que vous pousserez vous poussera, celui que vous frappez vous frappera, celui que vous
haïssez vous occupe et vous saisira.
Si par haine aveugle vous tuez un crapaud, l’âme astrale du crapaud entrera en ennemie dans
votre lumière astrale.
Tuer une mouche par cruauté c’est un meurtre dont notre âme doit porter la peine.
Nous devons une mouche à l’inexorable nature. Pouvons-nous la lui rendre ?
Savons-nous seulement quels ressorts nous avons brisées, quel monde de merveilles nous
avons anéanti, et quels ravages cet acte de stupide barbarie a faits dans notre intelligence et
dans notre sensibilité ?
Quand nous blessons la nature, nous nous blessons nous-mêmes. Elle nous donne le droit de
nous défendre contre les parasites qui nous attaquent, mais rien au delà.
Tuer un être inoffensif parce qu’il est laid, c’est une lâcheté.
Qu’est-ce donc si cet être inoffensif est en même temps un être utile ?
Plût au ciel que l’homme pût accomplir à la lettre le commandement de Dieu, si absolu dans
sa forme : Tu ne tueras point !
Je ne passe jamais devant une boucherie sans que mon coeur se soulève. Ces quartiers de
cadavres sur des nappes tachées de sang, cette odeur de meurtre, ces hommes aux bras rouges
et armés de couteaux sont d’abominables sauvageries. Espérons que la boucherie se cachera
lorsqu’on supprimera l’échafaud.
FABLE V
LE BONZE ET LE CHINOIS.
Un vieux bonze un jour s’enivra,
Et le voilà sur une place,
Chantant, se dandinant et faisant la grimace,
Tirant la langue, et cætera.
Un chinois qui passait alors se prend à rire ;
Et le vieux bonze de lui dire :
- Va-t’en monstre d’impiété,
Ou prépare ton âme au sort le plus sinistre.
Non content d’insulter à ma caducité,
Tu te moques du ciel dont je suis le ministre.
- Halte-là ! répond le rieur,
Et ne confonds pas le prêtre et le buveur ;
Ce n’est pas la vertu qui te rougit la trogne.
Crois-tu donc en buvant griser les immortels ?
Ne puis-je respecter les dieux et leurs autels,
Et me moquer d’un vieil ivrogne !
SYMBOLE V
LE BONZE ET LE CHINOIS.
L’empereur Constantin disait : Si je voyais un prêtre commettre une action honteuse,
j’étendrais ma pourpre sur lui pour le cacher.
C’est un mauvais moyen, car ce voile de pourpre le ferait remarquer davantage.
Mais dans le prêtre il y a deux choses bien distinctes : le ministre de Dieu et l’homme.
Le ministre de Dieu est impeccable ; mais l’homme est d’autant plus fragile que ses
obligations sont plus sévères.
Le sacerdoce imposé à l’humanité, c’est un curé à califourchon sur un âne.
Quand un scandale arrive, ce n’est pas le curé qui fait le mal, c’est l’âne qui s’échappe.
Était-ce donc à cet âne que Constantin voulait faire les honneurs de son manteau impérial ?
Les prêtres, dit-on, ont fait la Saint-Barthélemy. Non, ce ne sont pas les prêtres, ce sont les
hommes et de méchants hommes.
Les prêtres agissant comme tels se fussent interposés entre les victimes et les bourreaux.
C’est comme si vous disiez que la philosophie, la raison et l’humanité ont fait les massacres
de septembre.
Respect aux prêtres, justice et pitié aux hommes !