DE L'ESPRIT SYMBOLISTE
Frithjof Schuon
Publié dans les Études Traditionnelles - N°340, juin 1957
La question du sens spirituel des mythes est de celles qu’on se plaît à reléguer dans le domaine de la « foi » — donc du sentiment et de l’imagination — et que la soi-disant « science exacte » se refuse à traiter autrement qu’à travers des conjectures psychologiques et historiques. Pour nous, qui ne croyons pas à l’efficacité d’un savoir retranché de la vérité totale, — à moins qu’il ne s’agisse d’une connaissance de choses physiques actuellement palpables, — la « science exacte » est une méthode qui remplace l’intelligence par l’exactitude, ni plus ni moins ; car c’est cette « exactitude » même qui exclut les opérations décisives de l’intelligence pure, celles qui donnent un sens plénier à tout savoir et en constituent la raison suffisante. La « science exacte » prétend se caractériser par son refus de toute prémisse intellectuelle (voraussetzungsloses Denken) et par une parfaite liberté d’investigation, mais c’est là une illusion puisqu’elle part de l’idée qu’il existe une intelligence une et polyvalente, ce qui en principe est vrai, et que cette intelligence est celle que possède tout homme sain d’esprit et qui permet précisément à l’investigation d’être libre, ce qui est faux ; il est des vérités que seule l’intellection (1) — qui en fait n’est pas accessible à tout homme « sain d'esprit » — permet d’atteindre ; et l’Intellect a besoin, de son côté, de la Révélation — en tant que cause occasionnelle et véhicule de la philosophia perennis — pour pouvoir actualiser sa lumière autrement que d’une façon fragmentaire.
Quand on abolit les vrais mythes, on finit inévitablement par leur substituer des mythes faux, et en fait, la pensée qui entend se fier à sa seule logique, dans un domaine où celle-ci n’ouvre aucun horizon, s’avère incapable d’échapper aux « mythologies » scientifiques les plus gratuites, un peu comme l’abolition de la religion conduit en définitive, non à une vision rationnelle de l’Univers, mais à une contre-religion, laquelle ne tardera pas à dévorer le rationalisme qui l’a déclenchée avec une parfaite naïveté ; car rendre l’homme absolument libre, — lui qui n’est pas absolu, — c’est libérer en lui tous les maux, sans qu’il subsiste un principe qui puisse les limiter. Tout ceci montre bien que c’est un abus de langage que d’appeler « science » un savoir qui n’aboutit qu’à des résultats pratiques et ne révèle rien sur la nature profonde des phénomènes, — une science qui, étant par définition dépourvue de principes transcendants, n’offre aucune garantie quant à ses résultats ultimes.
D’une manière générale, on oublie trop souvent que la logique pure et simple — qu’on est d’ailleurs loin de suivre quand les intérêts physiques ou psychiques s’en mêlent — n’est que très indirectement une manière de connaître ; elle est avant tout l’art de combiner des données vraies ou fausses, selon un certain besoin de causalité et dans les limites d’une certaine imagination, si bien qu’un raisonnement apparemment impeccable peut être parfaitement erroné en fonction de la fausseté de ses prémisses ; or, celles-ci dépendent normalement, non de la raison ou de l’expérience, mais de l’intelligence pure, — de l’Intellect, — et cela dans la mesure même où la chose à connaître est d’un ordre élevé. Ce n’est pas l’exactitude de la science que nous blâmons, bien entendu, mais le niveau de cette exactitude, lequel rend celle-ci inadéquate et inopérante ; l’homme peut certes mesurer une distance avec ses pas, mais il ne saurait voir avec ses pieds ; la métaphysique et le symbolisme, qui seuls fournissent les clefs décisives pour les problèmes ontologiques et eschatologiques, sont des sciences hautement exactes, — d’une exactitude qui dépasse de beaucoup celle des faits physiques, — mais qui échappent à l’entendement restreint des rationalistes et empiristes, et aux démarches lourdes et stériles de leurs méthodes.
Une erreur très répandue, et devenue officielle à la faveur de l’évolutionnisme, consiste à croire que les symboles, à l’origine, étaient pris au pied de la lettre, et que le symbolisme proprement dit n’est que le fait d’un « éveil intellectuel » plus ou moins tardif ou d’un « affinement progressif » de l’esprit. Cette opinion, radicalement fausse, renverse le rapport normal des choses : en réalité, ce qui apparaît plus tard comme un sens surajouté était d’abord implicite, si bien que l’« intellectualisation » des symboles est le fait, non d’un progrès intellectuel, mais au contraire de la perte de l’intelligence primordiale chez la majorité ; c’est donc en fonction d’une compréhension de plus en plus défectueuse des symboles et pour parer au danger d’« idolâtrie », et nullement pour échapper à une idolâtrie préexistante — et en fait inexistante — que la tradition s’est vue dans l’obligation, à partir d’un certain « moment cyclique » et en s’inspirant au besoin pour la forme, de doctrines étrangères, d’expliciter verbalement les symboles qui suffisaient à l’origine — à l’« Epoque divine » — pour la transmission des vérités métaphysiques et cosmologiques (2).
Cette erreur de croire qu’à l’origine tout était « matériel » et « grossier » — ce qu’on appelle faussement « concret » — est commise notamment sur la tradition « calumétique » des Indiens de l’Amérique du Nord, car il est de mode de vouloir nier à tout prix l’idée d’un Dieu suprême — appelé « Grand Esprit » ou autrement — et cela souvent à l’aide d’arguments qui prouvent juste le contraire. Il est trop évident que la connaissance des formes crâniennes, des idiomes et des méthodes culinaires ne qualifie nullement pour une pénétration intellectuelle des idées et des symboles ; parce que tel ethnographe ne comprend pas les idées indiennes, celles-ci doivent être « vagues » : on affirme que le « mystère » de l’Indien n’est point un « esprit » — « que le primitif est d'ailleurs incapable de concevoir, sauf en fonction du concept et de l'investigation de l'homme blanc » — sans nous dire, ni ce qu’on entend par « esprit », ni pourquoi le « mystère » en question n’en est pas un ; à part cela, quelle importance peut bien avoir pour l’Indien le « concept de l’homme blanc », et comment les ethnographes peuvent-ils savoir ce que pense l’Indien en dehors de l’« investigation blanche » ? On reproche aux idées indiennes leur caractère « protéique », qu’on estime incompatible avec le « langage plus différencié de la civilisation » (W. J. Mc Gee, dans The Siouan Indians), comme si la terminologie — ou le jargon, suivant les cas — des Blancs était un critère de valeur intellectuelle, et comme si, pour les Peaux-Rouges, il s’agissait de mots et non de vérités (3).
L’idée que les hommes aient fini par ressentir, grâce à un « éveil intellectuel » dû à l’ « évolution », la « grossièreté » de leur tradition et que, pour y remédier, ils se soient ingéniés à inventer des explications tendant à prêter arbitrairement aux images un sens supérieur, — cette idée, disons-nous, se heurte, non seulement à la vérité intrinsèque du symbolisme, mais aussi à une impossibilité psychologique : car à supposer que l’élite intellectuelle, ou la sensibilité commune, finisse par se rendre compte de la « grossièreté » — donc de la fausseté — des mythes, la réaction normale serait de les remplacer par quelque chose de meilleur ou de plus « raffiné », ce qui ne s’est jamais vu. Le maintien de la tradition ne s’explique que par la valeur définitive de celle-ci, donc par l’élément d’absolu qu’elle comporte par définition et qui la rend immuable dans sa forme essentielle ; croire que les hommes seraient prêts à maintenir la tradition pour d’autres raisons est une erreur des plus naïves, — ou des plus « grossières » si l’on préfère, — car c’est proprement sous-estimer le genre humain. Nous n’acceptons pas davantage l’hypothèse d’une pensée « prélogique » (4), car ici encore, c’est de pensée symboliste qu’il s’agit, et celle-ci, sans être jamais illogique, est supra-logique en tant qu’elle dépasse les limites de la raison, donc des constructions mentales, des doutes et des hypothèses (5).
Il serait tout à fait faux de croire que la mentalité symboliste consiste à choisir, dans le monde externe, des images pour leur superposer des significations plus ou moins lointaines, ce qui serait un passe-temps peu compatible avec la sagesse ; bien au contraire, la « vision » symboliste du cosmos est a priori une perspective spontanée qui se fonde sur la nature essentielle — ou la transparence métaphysique — des phénomènes au lieu de retrancher ceux-ci de leurs prototypes. L’Occidental moyen, qui est très enclin au rationalisme, parce que son esprit est ancré dans le sensible, part de l’expérience et voit les choses dans leur isolement existentiel : l’eau est pour lui — quand il l’envisage en dehors de la poésie — un élément composé d’oxygène et d’hydrogène, auquel on peut attribuer une signification allégorique si l’on veut, mais sans qu’il y ait un rapport ontologique nécessaire entre la chose sensible et l’idée qu’on y introduit ; l’esprit symboliste par contre est intuitif, le raisonnement et l’expérience n’ont pour lui qu’une fonction de cause occasionnelle, jamais de base ; il voit les apparences dans leur connexion ontologique avec les essences : l’eau sera pour lui avant tout l’apparition sensible d’une réalité-principe, un kami (japonais) ou un manitu (algonquin) ou wakan (sioux) (6) ; c’est dire qu’il voit les choses, non « en surface » seulement, mais surtout « en profondeur », ou qu’il les perçoit selon la dimension « participative » ou « unitive » autant — sinon plus — que selon la « séparative ». Quand un ethnographe déclare qu’« il n’y a pas de manitu en dehors du monde des apparences », c’est qu’il ignore que les apparences n’existent pas en tant que telles pour l’esprit symboliste ; il ignore donc tout l’essentiel. Du reste, ce faux « concrétisme », — ou cette tendance à réduire le symbolisme, à l’encontre de toute vraisemblance, à une sorte de sensualisme brut et inintelligible, voire à un existentialisme avant la lettre, — ce « concrétisme » donc, loin de se rapprocher de la nature et des origines, est en réalité une réaction typique de « civilisé », c’est-à-dire d’un cerveau sursaturé de constructions factices (7).
Et ceci est important : d’une part, nous ne disons pas que le symboliste pense « principe » ou « idée » en voyant l’eau, le feu ou un autre phénomène caractéristique de la nature, mais nous rendons en une terminologie accessible à nos lecteurs ce que le symboliste de naissance « voit » en réalité, « voir » et « penser » étant chez lui souvent synonymes (8) ; d'autre part, nous n'affirmons pas que tout individu adhérant à une collectivité à mentalité symboliste, donc contemplative, ait lui-même pleinement conscience de tout ce qu’impliquent les symboles, sans quoi le symbolisme spontané ne serait pas l’apanage des périodes que nous pouvons qualifier de « primordiales », et les commentaires plus tardifs ne se justifieraient guère ; ils prouvent précisément une certaine déchéance par rapport à l’« âge d’or », d’où la nécessité d’une doctrine plus explicite, et capable de parer à toutes sortes d’erreurs latentes. Car la mentalité symboliste, comme tout caractère collectif, n’est pas à l’abri des déchéances partielles : elle peut, dans la conscience de tel individu ou de tel groupe, dégénérer en une sorte d'« idolâtrie » (9), mais alors elle cesse d'être symboliste pour devenir autre chose, la compréhension et l’incompréhension des symboles étant évidemment incompatibles ; reprocher aux Peaux-Rouges ou aux Shintoïstes — pour ne citer que ces deux exemples — une attitude idolâtre ou zoolâtre, revient en somme à leur attribuer un esprit antisymboliste, ce qui est contraire aux données réelles. Pour le Peau-Rouge, le bison est une « divinité » — ou une « fonction divine » — mais le seul fait qu’il le chasse prouve en somme qu’il distingue toujours entre l’entité « réelle » et la forme « accidentelle » ou « illusoire » (10) ; et il n’est pas question ici de panthéisme ou d’immanentisme, puisque la mentalité dont il s’agit ne s’enferme pas dans des vues fragmentaires et ignore les alternatives superficielles des logiciens (11).
L’homme primordial voit le « plus » dans le « moins » : le monde infra-humain reflète en effet le Ciel et transmet, en un langage existentiel, un message divin à la fois multiple et unique ; et le résultat moral de cette perspective du cosmos « translucide » est une attitude respectueuse, et en partie même dévotionnelle, envers la nature vierge, ce sanctuaire dont l'Occident a perdu la clef depuis la disparition des mythologies, et qui fortifie et inspire, — comme la Terre le fit pour Anthée, — ceux de ses fils qui ont gardé le sens de ses mystères. Le Christianisme, ayant dû réagir contre un état d’esprit qui était « païen » dans le sens biblique, a fait disparaître en même temps — comme il arrive toujours en pareil cas — des valeurs qui ne méritaient point le reproche de « paganisme » ; devant combattre, chez les Méditerranéens, un « naturalisme » philosophique, il supprime du même coup — chez les Nordiques surtout — un « naturisme » à caractère spirituel (12) ; et la technique moderne n’est qu’un aboutissement, très indirect sans doute, d’une perspective qui, après avoir banni de la nature les dieux et les génies et l’avoir rendue « profane » de ce fait (13), a finalement permis qu’elle soit « profanée » au sens le plus brutal du mot. En tout état de cause, l’Occidental moyen a une sorte de mépris plus ou moins inconscient de la nature ; pour lui, la nature est une propriété dont on peut jouir ou qu’on peut exploiter (14), voire un ennemi à vaincre ; c’est, non une « propriété des Dieux » comme à Bali, mais une « matière première » vouée à l’exploitation industrielle ou sentimentale, suivant les goûts et les circonstances. Ce détrônement de la nature, ou cette scission entre l’homme et la terre — reflet de la scission entre l’homme et le Ciel — a porté des fruits si amers que la sagesse ancrée dans les symboles de la nature (15) apparaît de nos jours comme un message spirituel de première importance ; on objectera peut-être que l’Occident a connu de tous temps — et notamment aux XVIIIe et XIXe siècles — des retours à la nature, mais ce n’est pas ainsi que nous l’entendons, car nous n’avons que faire d’un « naturisme » romantique et « déiste », voire athée (16). Ce dont il s’agit, c’est, non de projeter un individualisme sursaturé et désabusé dans une nature désacralisée, — ce serait une mondanité comme une autre, — mais au contraire de retrouver, sur la base de l’esprit traditionnel, dans la nature la substance divine qui lui est inhérente, ou en d’autres termes, de « voir Dieu partout » (17) et de ne rien voir en dehors de Lui.
NOTES
(1) L’« intuition intellectuelle », comme dirait Guénon.
(2) Guénon nous dit une fois que si nous pouvions rencontrer des hommes de l’âge d’or, nous serions frappés par le fait qu’ils parleraient toujours en images et non en langage abstrait.
(3) Tel auteur n’attache aucune importance aux déclarations indiennes confirmant au début du XIXe siècle, l’existence immémoriale de l’idée d’un Esprit suprême, et pour prouver que cette idée n’est qu’une abstraction importée par les Blancs, il cite le fait suivant, datant d’une époque (1701) où les mêmes Peaux-Rouges n’avaient pas encore subi d’influence blanche : « Au cours de la conversation, (William) Penn pria l’un des interprètes des Lénapé (Delawares) de lui expliquer l’idée que se font les autochtones de Dieu. L’Indien était embarrassé, il chercha en vain des mots et dessina enfin une série de cercles concentriques sur la terre ; et montrant le centre, il ajouta que c’est là où se situe symboliquement le lieu du Grand Homme ». (Werner Millier : Die Religionen der Waldindinaer Nordamerikas,chap. Der Grosse Geist und die Kardinalpunkle.) On ne saurait fournir une preuve plus patente d’incompréhension que l’argument qu’on entend tirer de ce récit, à savoir que pour les Délawares Dieu était un dessin ! Et de même : « L’esprit est quelque chose qui est sans espace et sans lieu ; rendre manitu par ce terme est d’autant plus impropre que même les sources les plus récentes connaissent un lieu du manitu : le zénith ou le ciel. Que les Cree cherchent le manitu «quelque part là-haut », ou que les Ménomini localisent leur mächhäwätuh dans la quatrième atmosphère, ou encore, que les Fox situent leur kechi manetoa dans la Voie Lactée, — tout ceci ne signifie qu’une chose, à savoir que le manitu suprême a le même caractère sensible que les manitus de moindre importance » (ibid.). On oublie de nous dire tout l’essentiel, à savoir pourquoi ce manitu suprême se situe dans le ciel et non pas dans une marmite ; quand on ignore et le symbolisme et la mentalité symboliste, on est évidemment dans l’impossibilité d’interpréter quoi que ce soit dans ce domaine.
(4) De même, des termes comme « prépolydémonisme », « polydémonisme » « anthropolâtrie », « théanthropisme », etc. etc. marquent des classifications tout à fait superficielles et conjecturales, et typiques pour un savoir « profane » qui passe à côté de l’essentiel. — Lévy-Bruhl qui estime que « la mentalité primitive comme on sait est surtout concrète, et très peu conceptuelle » et que « rien ne lui est plus étranger que l’idée d’un Dieu unique et universel » — attribue à l’esprit « prélogique » l’idée que « chaque plante... a son créateur spécial » ; or l’Islam, qui n’est pourtant pas « prélogique », enseigne que chaque goutte de pluie est déposée par un ange ; l’idée de l’« ange gardien » n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la perspective — parfaitement « logique » — dont il s’agit ici. Nous ne savons si pour Lévy Bruhl les pygmées sont des « primitifs », mais en tout cas, l’existence chez eux de l’idée d’un Dieu suprême ne fait aucun doute (cf. R. P. Trilles : L'Ame du pygmée d’Afrique). Ajoutons que la confusion entre « primitifs » et « dégénérés » donne parfois lieu à de fâcheuses méprises. — On a qualifié l’art nordique de « prélogique », ce qui est un singulier abus de langage, eu égard à la haute qualité spirituelle — et partant intellectuelle — de cet art.
(5) Signalons aussi l’abus qui est fait du mot de « magie ». Les auteurs qui parlent à tort et à travers de « pensée magique » (magisches Veltbill) ignorent manifestement de quoi il s’agit, ou plutôt n’ont qu’une vague notion des analogies cosmiques que la magie met en mouvement, l’idée que la magie pourrait être une science expérimentale efficace et que les influences infra- angéliques existent, ne semble même pas leur venir à l’esprit, pas plus que la différence foncière entre les magies blanche et noire d’une part et entre la magie et la théurgie d’autre part.
(6) Pour ce qui est de ces termes indiens si inutilement controversés, nous ne voyons pas pourquoi on ne devrait pas les rendre par « esprit », « mystère » ou « sacré », suivant les cas ; il est évidemment déraisonnable de supposer que des Indiens parlent pour ne rien dire, ou qu’ils adoptent des façons de parler sans savoir pourquoi.
(7) C’est pour cela — soit dit en passant — que nous nous méfions de toutes ces revendications faciles d’une « pureté primitive » ou d’un « concret » se situant au delà des « spéculations », de tous ces retours antiscolastiques à la « simplicité des Pères », car il s’agit là trop souvent d’une incapacité qui, plutôt que de s’avouer, préfère se retrancher derrière l’illusion d’une attitude supérieure.
(8) L’inverse n’est vrai que dans un sens supérieur qui n’a plus aucun rapport avec l’ordre sensible.
(9) De même qu’une métaphysique peut perdre ses caractères propres en déchéant, à travers des incompréhensions successives, au niveau d’un système simplement logique, donc fragmentaire et stérile. — L’idolâtrie au sens strict du terme est peut-être surtout un phénomène sémitique ; chez les anciens Arabes, elle n’avait même pas l’excuse de dériver d’un symbolisme, car leurs idoles avaient souvent des origines tout humaines et empiriques.
(10) Et de même, selon le témoignage d’un Sioux de la fin du XIXesiècle : «L’homme rouge distinguait deux parties de l’esprit : l’esprit pur et l’esprit lié à la terre. Le premier ne s’occupe que de la nature intime des choses, et c’est lui que l’Indien cherchait à fortifier par une oraison toute spirituelle, qui exigeait la soumission du corps par des jeûnes et des privations. Ce genre de prières ne visait pas à des faveurs ou des secours. Tous les désirs égoïstes, tel le succès à la chasse ou au combat, ou une guérison ou encore la préservation d’une vie qui nous est chère, étaient réservés à l’esprit inférieur et lié à la terre, et tous les rites, incantations magiques ou chants de supplication — qui avaient pour but d’obtenir un avantage ou d’éloigner un danger, étaient considérés comme des extériorisations de l'ego terrestre ». (Ch. A. Eastman (Ohiyesa) : The soul of the Indian ; trad. allemande : Dei Seele des Indianers, Inschverlag. 1938).
(11) Nous sommes fort loin de mépriser la logique, comme le font certains modernes par haine de tout ce qui est vérité, mais nous refusons de la confondre avec l’intelligence pure, dont elle n’est qu’une application secondaire, et indispensable sur un certain plan.
(12) Nous en retrouvons comme un écho chez le Poverello d’Assise.
(13) Il faut dire que les Grecs de l’époque classique ont été les premiers, avec leur empirisme scientiste, à priver la nature de sa majesté, sans toutefois la détrôner dans la conscience populaire.
(14) Pour la théologie chrétienne, la seule fin de la nature est de servir l’homme terrestre, — on peut se demander à quoi lui sert tel monstre pachyderme des tropiques, — si bien que la Jérusalem céleste, où l’homme n’a plus de besoins corporels, — en avait-il au Paradis terrestre ? — exclut les animaux et les plantes ; c’est, contrairement au symbolisme musulman, un Paradis en cristal ; les jaunnât de l’Islam, il est vrai, sont « faites de perle, de rubis, d’émeraude », mais ce sont toujours des jardins, contenant des arbres» des fruits, des fleurs, des oiseaux. Ce n’est pas tel symbolisme que nous blâmons, bien entendu, mais son interprétation trop littéraliste et les spéculations qui en découlent ; ainsi, l’Ame animale n’existerait que par la matière, dont elle ne serait que le reflet intérieur, ce qui laisse inexpliqué, d’abord les différences formelles, qualitatives et psychologiques des animaux, et ensuite les traits affectifs et même contemplatifs dont ils font preuve.
(15) Il serait paradoxal d’attribuer sans réserves aux Grecs et aux Romains un esprit « naturiste » comparable à celui des Celtes et des Germains ; il y a eu sans doute Dodone et d’autres sanctuaires naturels, mais il ne faut pas oublier que le temple antique s’oppose à la nature vierge comme l’ordre s’oppose au chaos, ou la raison au rêve. Tel est évidemment le cas, à un degré quelconque et par la force des choses, de tout art humain, mais l’esprit gréco-romain a ceci de particulier qu’il est beaucoup plus attaché à l’idée de « perfection » qu’à celle d’« infini » ; la « perfection » ou l’« ordre » devient le contenu même de son art, au point d’exclure de celui-ci tout souvenir des Essences.
(16) Il faut se garder de confondre le symbolisme et le « naturisme », tels que nous les entendons, avec les mouvements philosophiques ou artistiques se parant abusivement de ces termes. Rien n’est plus éloigné du « symbolisme naturiste » védique, shintoïque ou nord-américain que le naturalisme artistique des Gréco-Romains et leur interprétation anecdotique des mythes, sans parler de leur esprit rationalisant.
(17) Cf. notre livre Sentiers de Gnose, chap. Voir Dieu partout.