DOGME ET RITUEL DU PYTHAGORISME
Jean Mallinger
(Sar Elgrim)
Le Sage de Samos – qui, à des titres divers, se révéla l'un des plus grands instructeurs de l'humanité – nous a-t-il laissé sur les Mystères de l'âme humaine une doctrine précise et cohérente ? La connaissons-nous ? N'est-elle pas – de par la volonté expresse de son auteur – un secret considérable, qu'un nombre réduit de privilégiés se transmet d'âge en âge, « de bouche à oreille » ?
Ou bien, des éditions populaires, des versions exotériques de ces Vérités n'ont-elles pas circulé en ce monde ? Pouvons-nous en retrouver l'écho historique ?
Faisons, si vous le voulez bien, un voyage parmi les textes : les uns font partie du "Corpus Pythagoricum", base philologique stable et authentique des érudits de l'Ordre ; les autres sont épars de-ci de-là et forment une doxographie abondante et pittoresque.
Opérons un tri dans ces vénérables fragments d'un passé immuable et révolu. Notre recherche sera fructueuse : ne nous rapproche-t-elle pas en effet du Seuil même des Mystères Pythagoriciens, dont l'existence est formellement attestée par les sources ?
I. La Métempsychose
Telle est la première pierre de l'édifice eschatologique du Maître.
Il l'enseigne publiquement, tant à Crotone qu'à Métaponte. Pourtant, elle ne vient pas de lui : c'est son vieux précepteur Phérécyde de Syros qui la lui a apprise – c'est donc bien à tort qu'Aristote la traite dédaigneusement de : « fable due à Pythagore ». Cicéron l'attribue lui aussi à Pythagore.
Selon Phérécyde, il y a métempsychose obligatoire pour toutes les âmes humaines ; c'est leur immortalité même qui l'exige.
Pythagore en diffuse à son tour la réalité. Il l'admet même dans des cycles inférieurs à notre règne humain ! Xénophane de Colophon, son contemporain, l'affirme dans un texte devenu célèbre : « Maintenant, dit-il, je vais aborder un autre sujet et te montrer le chemin à suivre. Un jour, Pythagore, qui passait, fut pris de pitié pour un chien qu'on rouait de coups de bâton. – Arrête donc ! cria-t-il au propriétaire de l'animal, cesse de le frapper ! C'est l'âme d'un ami défunt que je perçois dans ses cris !... »
La base de cette Vérité se trouve dans les exigences et les droits de la Vie Universelle : il y a une parenté naturelle entre tous les êtres vivants ; une même Vie les pénètre et les anime, rendant tous les êtres solidaires l'un de l'autre.
II. Le Végétarisme
L'abstinence des viandes est la conséquence nécessaire de cette parenté de fait, à travers la roue des existences.
Les âmes viennent tour à tour habiter des corps différents ; elles entretiennent ainsi la vie universelle. C'est ce qui fait dire à Platon, qui pythagorise si souvent, que le vocable courant (la métempsychose) n'est pas adéquat au contenu logique de ce qu'il exprime ; mieux vaut parler, écrit-il, de « Mésensomatose » car c'est l'âme qui change de corps et non le corps, d'âme.
Empédocle reprend avec fougue la même thèse : il s'indigne contre les massacres d'animaux opérés dans des buts alimentaires :
« Ne cesserez-vous pas, crie-t-il, ce douloureux carnage ? Ne voyez-vous pas que vous vous égorgez stupidement les uns les autres ? Le père saisit son fils, qui a changé de forme, et l'égorge, en chantant une prière. O le sombre insensé !... Ses aides s'empressent de mettre à mort la victime qui implore. Sans égard pour ses supplications, on la tue et on prépare un horrible festin. De même, le fils immole son père ; les enfants, leur mère : ils lui arrachent la vie : ils dévorent ses chairs... »
L'allusion à la métempsychose est, ici, très nette : « qui a changé de forme... » Le Vieux-Pythagorisme est donc formel sur les possibles rétrogradations dans le règne des formes animales.
Les Pythagoriciens de Rome reprendront ce thème à leur tour : qui ne se rappelle le beau chant XV des Métamorphoses d'Ovide qui répète presque mot à mot le principe hellénique : « Le souffle de la vie passe des corps animaux en des corps humains et réciproquement, sans rien perdre de sa puissance vitale ».
Le végétarisme est donc une discipline traditionnelle de l'Ordre, que Porphyre prendra soin de rappeler à son tour dans tout un Traité en quatre livres sur l'Abstinence des viandes. Le Néo-Pythagorisme d'Alexandrie est tout aussi conforme à la thèse originelle.
III. L’affranchissement des Renaissances
Devant l'affirmation de l'éventualité de cette possible réapparition sous une douloureuse livrée inférieure, beaucoup d'esprits se sont ingéniés à découvrir s'il n'existait pas une échappatoire à cette fatale « Roue des Renaissances ».
Pythagore, le premier, après en avoir établi le principe, en a aussi enseigné l'exception.
Il est un moyen d'échapper à cette loi sévère ; de réintégrer sûrement la cité céleste, le séjour des justes, les Iles des Bienheureux.
C'est de profiter de notre incarnation en ce monde physique pour rétablir en nous l'harmonie perdue, la résonance sur le plan divin, l'aimantation sur le spirituel.
Par une « Katharsis » appropriée, par une purification à la fois physique et morale, l'homme peut retrouver sûrement la voie du salut.
Et le Maître de Samos de préciser sa pensée : il existe, enseigne-t-il, une Echelle libératrice ; tout dans le Cosmos est Nombre et, dès lors, tout peut mener à l'Harmonie ; il est donc nécessaire de passer de l'harmonie des sons à celle des âmes ; voici les stades de cette discipline :
- 1) des sons physiques, monter aux vérités des mathématiques ;
- 2) des mathématiques, au Nombre ;
- 3) du Nombre à l'harmonie, à la Cause Première, à la Monade, à l'Unité, à Dieu.
L'on ne peut refuser à Pythagore l'invention de cette Echelle : son disciple Nicomaque de Gérasa rappelle tout d'abord que ce fut bien le Maître de Samos qui trouva, le premier, les secrets de l'Acoustique ; Aristote, qui ne l'aimait pas, confirme qu'il s'occupa à la fois de ces divers éléments : les mathématiques, les Nombres et la Thaumaturgie et aucun doute ne demeure en notre esprit à ce sujet lorsque nous voyons un contemporain du Maître, le hargneux Héraclite d'Ephèse l'attaquer avec violence et mauvaise foi, à propos de son Echelle, pour être passé du domaine sensible aux réalités spirituelles, par ces stades progressifs : « Pythagore, fils de Mnésarchos, écrit-il, en un passage notoire, a poussé l'étude de la science et la recherche bien plus loin que les autres hommes, et a ainsi atteint une sagesse faite de nombres (polymathie) et de prestiges magiques (mauvais arts) ».
Mais, pratiquement, comment le Maître menait-il ses élèves à cette Purification idéale ?
Il ne se bornait pas à leur recommander l'abstention des viandes et la pratique des vertus de l'âme.
Il leur facilitait la Katharsis par la constante efficacité de la Musicothérapie. Elle est le processus parfait des plus hautes purifications, des plus suaves ravissements, des plus éminentes sublimations : elle rétablit en nous la paix du cœur et l'harmonie.
Elle calme toute colère, éteint les feux de la luxure, dissipe l'ivresse ; non seulement, Pythagore guérissait par elle les exaltés, mais tous ses disciples firent de même, notamment Empédocle d'Agrigente et Clinias de Tarente.
Un second procédé, employé par le Maître, pour élever ses élèves vers l'harmonie libératrice, consistait en la pratique raisonnée des Rites Sacrés. Ils ont pour effet de rendre l'homme meilleur lorsqu'il s'approche des Dieux ; ils assurent à celui qui les remplit avec piété une éternité bienheureuse.
IV. Les liturgies libératrices
L'œuvre du Maître est ainsi, parfaite : il ne se borne pas à établir des principes et à en tirer des conséquences logiques ; il la moule sur la nature humaine ; il l'adapte à notre vie amphibie, faite de chair et d'esprit. Il pose d'abord la grande Vérité cosmique qu'est l'immortalité de l'âme ; il décrit ensuite le périple obligé qu'elle parcourt, de corps en corps ; il dénonce les dangers d'une rétrogradation douloureuse au sein des misères animales ; il rassure toutefois les justes car, en suivant son ascèse rigoureuse, ils échapperont à la dure nécessité des renaissances. Cette Katharsis physique et morale leur assurera une libération définitive.
Il complète enfin cette formation spirituelle par l'établissement, méticuleux et efficace, de Saintes Liturgies, d'une souveraine efficacité.
N'oublions pas que le Maître de Samos avait résidé vingt-deux années en Egypte, le plus religieux de tous les peuples, le plus grand spécialiste de l'eschatologie et des rites de renaissance.
Nous savons, avec précision, quels usages rituels il a rapportés de l'Egypte ; quelles prières il faisait réciter par ses disciples ; quels sacrifices non sanglants il pratiquait avec eux. A toutes les époques, l'Ordre Pythagoricien – qu'il fût ouvertement organisé ou, à d'autres moments, contraint à la plus secrète des clandestinités – les a répétés et vitalisés ; ils sont encore exercés de nos jours dans toutes les parties du monde.
Ils comportent deux grandes subdivisions :
a) certains rites sont uniquement cathartiques et purificateurs.
Dans cette catégorie, il y a lieu de ranger les lustrations et les aspersions, si bien représentées sur les stucs du Temple Pythagoricien de la Porte-Majeure à Rome. Elles purifient à la fois le Temple et les assistants.
b) D'autres rites pythagoriciens ont une portée infiniment plus considérable et constituent l'essentiel des Liturgies de l'Ordre.
Nous parlons ici des Saintes Syssities, expression la plus vénérable et la plus élevée de la spiritualité pythagoricienne.
Voici ce qu'en dit, dans un raccourci plein de sève, le savant helléniste français Pierre Boyancé : « La vie pythagoricienne était donc bien, dans son ensemble, une préparation à la mort. Le texte d'Hérodote (IV, 95) est la première et la plus précieuse allusion à ces Syssities, qui constituent la partie la plus importante de la vie pythagoricienne, telle qu'Aristoxène l'a décrite. Et si nous avons le droit d'attribuer à Pythagore les promesses faites à son image par Zalmoxis, parmi les croyances de la secte, il y avait celle-ci : « Participer aux banquets quotidiens donnait droit à un sort privilégié dans l'Au-delà. » »
Techniquement, la Syssitie est donc un repas sacré, consommé rituellement dans un Temple, par des célébrants (assistés parfois de co-célébrants), et où les mets sacrés, animés par l'imposition des mains et la récitation des Mots secrets d'Eleusis, sont partagés entre la Divinité (qui est ici l'invitée des hommes) et les officiants.
En compensation, après leur mort physique, les Initiés sont, à leur tour, les hôtes du Père Céleste, qui, les admettant à sa Table divine, leur assure l'immortalité bienheureuse, symbolisée par la circulation de la coupe d'ambroisie.
On comprend dès lors que le mythe de Ganymède soit rappelé en tous les temples pythagoriciens du monde : il est là, au centre de la voûte de l'édifice sacré, ce symbole vivant du repas éternel. Le jeune héros lève d'une main le flambeau initiatique : ne rappelle-t-il pas en permanence le feu secret de l'initiation sacerdotale antique, propageant efficacement les Mystères d'immortalité ? – de l'autre, il tient le divin lécythe, rempli d'ambroisie, image de la béatitude des élus.
Le Pythagoricien Jamblique nous a rappelé quelles prières d'obligation précédaient l'animation des saintes Espèces. Les Libations à Zeus-Sauveur, aux Dioscures et à Héraklès mettaient en résonance parfaite les trois mondes traditionnels : le spirituel, l'astral, le matériel.
Au début des liturgies, on écartait les frères des degrés non-sacerdotaux par la formule que Stobée attribue à Pythagore : « Aeizô sunétoisi, thuras épithesté bébèloi... ».
Telle est, brièvement schématisée, l'économie mystique d'une Sainte Syssitie.
Il serait fort téméraire de la comparer trop vite au rite, qui lui est bien postérieur, de la messe judéo-chrétienne ; elle ne lui ressemble ni dans la liturgie ni dans l'esprit.
Dans la messe des chrétiens, le célébrant reproduit mentalement, magiquement, le sacrifice du Christ au Calvaire ; il l'immole une fois encore (Voici ma chair, voici mon sang) et grâce à ce rite d'immolation nouvelle de la « victime sans tache », tous les participants en tireront un bénéfice : le sang du Sauveur leur sera une source inépuisable de grâces.
La Sainte Syssitie, au contraire, n'a aucune mentalité de ce genre ; elle n'immole aucune victime. Elle offre à l'Hôte Divin une partie des mets mystiquement animés, et en consomme l'autre partie. Ainsi, l'ami de Dieu aura, un jour, à son tour, la joie d'être reçu en hôte à la Table céleste de la Syssitie éternelle : tout n'est-il pas commun entre amis ? C'est là encore une vieille idée pythagoricienne.
A l'heure où des milliers de Pythagoriciens, venus de toutes les parties du monde, célèbrent à Athènes, à la gloire de leur Illustre Fondateur et Maître, le 2500e anniversaire de son message au monde, nous avons cru utile de rappeler objectivement un des éléments essentiels de sa doctrine, ainsi que la base secrète de ses liturgies.
N'est-il pas utile de rappeler le jugement qu'a porté sur lui le bouillant Empédocle d'Agrigente, que Diogène Laërce nous donne comme ayant été le dernier disciple du vieux Maître chargé d'années ?
« Oui, a-t-il écrit et chanté, il y avait parmi les Grecs, un homme, doué d'une sagesse infinie, dont l'intelligence renfermait un trésor inestimable de pensées ! Il brillait dans les sciences les plus diverses et quand il explorait un sujet, son vigoureux génie le transperçait, en un éclair ! Son regard pénétrant détectait plus de Vérités en un court instant que ce que peuvent découvrir dix ou vingt générations humaines... »
Mais il est de lui un autre aspect, qui nous le rend plus familier encore. C'est cette fois Diogène qui nous le dit, dans sa simplicité bonhomme : « Il n'avait pas son pareil, pour se faire des amis... »
Oui, telle est bien sa plus grande gloire !
Au-delà du savant, du physicien, du géomètre ; au-delà du philosophe et du savant théoricien des Nombres ; au-delà du père de l'harmonie des sphères, il est, surtout, pour nous tous, l'initiateur et l'Ami.
« Allos ego » : un autre nous-mêmes...
« Philos » : l'ami véritable...
Car il nous a pris par la main ; il nous a conduits vers la Lumière, jusqu'au seuil ensoleillé de la Joie éternelle...