WIRTH L'Architecture morale




OSWALD WIRTH

L'Architecture morale


1934


Pour construire matériellement, il convient de déblayer le terrain choisi et de l'aplanir, afin qu'il puisse se prêter aux opérations géométriques déterminatives de l'orientation et du plan du futur édifice. Il faut ensuite creuser le sol jusqu'aux couches résistantes du terrain, puis dresser des échafaudages s'élevant jusqu'à la hauteur assignée à la construction. Enfin les blocs extraits de la carrière sont charriés sur place et taillés selon leur destination. Il est indispensable qu'ils puissent s'ajuster entre eux dans la perfection, qu'ils soient alignés en assises horizontales et celles-ci superposées verticalement. N'oublions pas le ciment qui relie les matériaux et réalise l'unité de l'ensemble.

L'art de bâtir procède d'une manière analogue dans le domaine humain. Substituez des hommes aux blocs de pierre et vous ne les unirez pas autrement qu'en les conformant à la place qu'ils sont destinés à tenir dans une société humaine harmonique et sagement coordonnée, comme un édifice bien construit.

La philosophie des anciens constructeurs matériels s'est complu à transporter dans le domaine de l' esprit les opérations architecturales. Le déblaiement du terrain s'est ainsi traduit par le rejet hors de l'entendement des idées encombrantes, impropres à la construction mentale projetée. Dans son Discours sur la Méthode, Descartes s'est inspiré d'une nécessité constructive, en prescrivant au chercheur de vérité de commencer par faire table rase de toutes ses idées préconçues et de tous les préjugés reçus de son milieu. Répudiant l'artificiel et tout ce qui est artificiellement acquis, il faut revenir à la simplicité de nature, disent les disciples d'Hermès, pour entrer dans la voie de régénération qui conduit à la Lumière et à la Vie. Débarrassons-nous de ce qui est faux, suspect ou douteux, si nous entendons bâtir spirituellement notre sanctuaire de certitude.

Le besoin de bâtir individuellement ne s'impose pas au bénéficiaire d'un abri, église ou école ; lui épargnant le souci de la recherche hasardeuse du Vrai. Qui s'estime éclairé ne part pas à la conquête de la Lumière ; mais il est des esprits inquiets, en méfiance à l'égard de fausses clartés. Plutôt que de consentir à la duperie qu'ils soupçonnent, ils s'élancent dans les ténèbres, en se fiant à la lumière qu'ils croient porter en eux-mêmes. Ce sont là les profanes parmi lesquels se rencontrent les initiables.

Ceux-ci trouvent le chemin du Temple qui se construit et se font instruire par les bâtisseurs. Avec eux, ils purgent leur mentalité, puis creusent leur propre sol, afin de pénétrer en eux-mêmes, car il leur faut descendre jusqu'aux assises solides de leur certitude.

De quoi sommes-nous certains, en dernière analyse ? De notre existence individuelle, de notre faculté de sentir, de penser et de vouloir. Cette constatation fondamentale devient la pierre d'angle d'une construction qui s'exécute pierre à pierre, sous le contrôle des instruments d'un art éprouvé, perfectionné au cours des siècles.

Le constructeur ne se contente pas d'établir des fondations solides, puisqu'il est appelé à bâtir en hauteur. Après avoir fouillé les profondeurs du sol, il affronte le vertige des élévations dont il est l'artisan. L'ouvrier du bâtiment évite la chute matérielle qui lui serait fatale. Il n'en est pas de même du constructeur philosophique, qui retombe volontairement des altitudes vertigineuses, où son activité ne saurait trouver un emploi fécond. Quand il a posé la pierre concluante au sommet de la tour du système conçu, il redescend pour tailler les autres blocs du chantier. Il travaille au milieu de compagnons qui s'instruisent réciproquement en déployant leur habileté. C'est dire que le penseur reste en communion avec ceux qui travaillent comme lui humanitairement, non en vue de poursuivre des chimères ou pour se singulariser par l'originalité de leurs conceptions, mais dans le désir de penser juste, en se trompant le moins possible, afin de contribuer à aider tous les êtres pensants à penser mieux et à juger plus sainement. L'Initié constructeur n'aspire pas à la Gnose intégrale, révélatrice de tous les secrets. Il est modeste, en ne sollicitant que la lumière lui permettant de bien travailler. Voulant bien faire, faire le mieux possible, il se sent le droit d'être éclairé en conséquence.

Je suis dans la vie pour devenir meilleur et contribuer à l'amélioration de l'existence terrestre. Des spéculations sur ce qui peut m'attendre après la mort n'ont pas à me distraire de ma tâche constructive humaine, tant que je ne suis pas appelé à un autre travail. J'ignore le sort qui me sera réservé au sortir du mode actuel de mon existence et je refuse de me préoccuper de ce qui échappe à ma possibilité de connaître. Honnête ouvrier, j'use pour le mieux des outils qui sont à ma disposition et j'ai confiance en la Vie, à l'œuvre de laquelle je me suis associé. Quand elle m'appellera à travailler sur un autre plan, elle m'outillera et m'éclairera en vue de la nouvelle tâche qu'elle m'assignera.

Telle est la conviction de l'adepte constructeur. Il ne condamne ni le rêve, ni la métaphysique, mais s'en tient aux règles de son métier positif et terrestre. Ce n'est pas dans les nuages de l'abstraction qu'il exerce l'architecture : il construit sur le sol résistant, où peuvent s'aligner et se superposer les matériaux humains.

Nous voici loin des révélations surnaturelles, gages de félicités posthumes. Chacun est libre d'adhérer aux doctrines les plus capables de le maintenir dans la moralité. Les doctrines ont cependant l'inconvénient de s'opposer les unes les autres et d'être discutées en même temps que la morale qu'elles préconisent. N'est-il pas louable, en ces conditions, de s'efforcer d'offrir à la morale une base indiscutable ? Le Maçonnisme ambitionne de donner satisfaction à cet égard.

Il est, lui aussi, un enseignement ; mais il se propose, sans prétendre s'imposer. Sa conception fondamentale est simple, autant que vraisemblable, dans toute la mesure des exigences humaines. Des esprits exigeants s'en déclarent satisfaits en tous les pays, abstraction faite des manières de voir individuelles. Construire une humanité meilleure, en enseignant aux individus à se perfectionner eux-mêmes, c'est tout le programme du Maçonnisme, contre lequel ne saurait s'élever aucune objection sensée. Car il est permis de qualifier d'insensé le pessimisme, qui nie la perfectibilité humaine et considère la vie comme une infernale duperie.

Assurément, les constructeurs sont des hommes de foi : ils ont foi en la Vie et leur foi est agissante. Or, la Vie n'est pas une chimère, une abstraction métaphysique : c'est la réalité objective et subjective qui s'impose le plus irrésistiblement à nous. Donc, rien de plus certain que la Vie dont nous ne serons jamais dupes, si nous savons la comprendre.

Mais tout est là : correctement comprendre la Vie !

Le Maçonnisme nous y aide, sans exiger autre chose qu'un travail de réflexion. Assimilons-nous l'idée constructive et poursuivons-la en ses conséquences. Nous construirons ainsi mentalement notre Maçonnisme, en accomplissant par ce fait notre première tâche de constructeurs spirituels.

Celui qui se sera préparé, en son intelligence et en son cœur, au métier de constructeur obtiendra d'être instruit des traditions de l'Art. Encore lui faudra-t-il faire preuve de sagacité, pour dégager l' esprit vivifiant d'un enseignement dont un symbolisme muet fait les frais essentiels. L'initiation ne s'adresse qu'à ceux qui s'en montrent dignes ; elle reste fictive pour le récipiendaire superficiel, jouet d'une mise en scène dont il ne saisit pas la portée. C'est dire que les vrais Initiés se sont toujours distingués de la foule mystifiée des amateurs de mystères. Il y a fatalement mystification, quand le myste manque de pénétration initiatique et trompe l'attente de ses initiateurs. Ceux-ci ne rejettent que les matériaux manifestement impropres à l'œuvre et se montrent indulgents au moindre indice d'éducabilité. La sélection définitive s'effectue au cours des épreuves, qui ne sont pas uniquement symboliques. Le récipiendaire qui ne les subit que symboliquement demeure initié symbolique et s'en tient au symbole de ce qu'il devrait être en réalité.

On ne saurait assez y insister : l'Initiation est chose intérieure, qui dépend des qualités intellectuelles et morales du récipiendaire et non de la consécration rituelle, administrée par une association initiatique. L'initiateur peut aider l'initiable à se développer initiatiquement ; mais, si elle ne s'applique pas à un germe vivant, la plus savante culture ne conduit à aucun résultat. Il faut naîtreà à la vie initiatique pour en vivre et s'épanouir sous l'action de cette vie supérieure. Rien n'est artificiel en Initiation : elle ne saurait s'acheter, ni se conférer autrement qu'en image.

Une image fidèle est d'ailleurs précieuse à qui sait en pénétrer le sens. Rites et symboles instruisent le récipiendaire méditatif, capable d'en discerner la signification. Il n'est donc pas vain de connaître la tradition, telle que nous l'ont transmise les philosophes hermétiques en décrivant les opérations du Grand-Œuvre et telle qu'elle s'offre à nous dans le symbolisme de la Franc-Maçonnerie.

Le secret ne s'impose plus à cet égard. Il fut rompu dès la publication, en 1911, de notre essai sur le Symbolisme hermétique dans ses rapports avec l'Alchimie et la Franc-Maçonnerie. Depuis, les Mystères de l'Art Royal ont achevé de lever le voile, non pour les curieux indiscrets, mais en faveur des initiables appelés à conquérir la Lumière.

Ce qui est écrit, prononcé ou montré n'a pas le pouvoir de trahir ce qui demande à être discerné. Il est donc superflu de lire, si l'esprit du lecteur ne travaille pas pour découvrir ce qui se cache sous les mots, les symboles et les allégories. Il faut deviner ; mais la conception fondamentale du constructivisme met aisément sur la voie.

La Vie construit ; chacun de nous est son œuvre demeurée inachevée, car, sachant discerner et vouloir, nous devons appliquer nos facultés à nous perfectionner, afin d'achever par nous-mêmes ce que la Vie a commencé en nous. En nous perfectionnant, nous nous associons à l'œuvre du perfectionnement général, qui est la raison même de l'existence.

Cette base est universellement acceptable. Sur elle peut s'ériger la religion visant à mettre d'accord tous les hommes réfléchis et unis dans l'amour du bien.

Pour nous convertir à cette foi, rentrons en nous-mêmes et songeons à construire le mieux au milieu des décombres de l'imperfection humaine : la vocation de l'architecture morale fera le reste.





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