Histoire philosophique de la Maçonnerie
(Chapitre VI)
A. Sebastien Kauffman et J. Cherpin
1850
Dix siècles environ avant l'ère chrétienne, un peu moins de cinq cents ans après la sortie d'Egypte, et cinquante avant l'époque à laquelle on place généralement la naissance d'Homère, alors que les institutions d'Orphée n'avaient point encore .été modifiées par la proclamation de nouveaux dieux, Salomon arrivait, au milieu des guerres civiles excitées par ses frères, sur le trône de David, et se préparait à rehausser l'éclat de l'initiation par l'édification du temple fameux auquel il a donné son nom. Dans les siècles antérieurs, le peuple hébreu n'avait brillé ni par sa magnificence, ni par ses richesses, ni par des manifestations artistiques. Forcément ramené par sa situation toute spéciale, par les combats dont il fut constamment occupé, au positif de la vie, il semblait enfermé dans une sphère intellectuelle assez étroite, et, à l'exception de sa littérature, religieuse et politique à la fois, les arts de l'imagination avaient jeté sur lui peu d'éclat. David le transforma, et sous Salomon ses conquêtes en ce genre avaient été rapides et grandes.
Si l'on s'en rapporte aux descriptions du temple et des ornements qui le paraient, quelles proportions immenses, que de splendeur, quelle somptueuse prodigalité dans l'édification de la maison de Jéhovah ! Faut-il croire à cette armée de soixante-dix mille ouvriers chargés du transport des matériaux, aux quatre-vingt mille charpentiers occupés à couper les bois, aux trente mille maçons qui posaient les pierres taillées au loin et amenées sur des chariots, à ces anneaux d'or retenant le rideau chargé de broderies qui cachait le tabernacle, à ces chandeliers pesants, ces lampes suspendues, ces encensoirs ciselés, ces coupes élégantes, ces bassins, tous taillés dans l'or; à ces portes roulant sur des gonds d'or, à ces palmes, ces (leurs épanouies, ces grandes figures de chérubins, toutes choses sculptées dans les cèdres qui revêtaient les parois des murs et recouvertes aussi d'or ?
Quels trésors eussent suffi à ces créations fantastiques ? Quelles dépouilles de nations vaincues il eût fallu entasser ? Quels impôts il eût été indispensable de prélever sur le peuple, et qu'il eût chèrement payé le luxe donné à la demeure de son dieu ? Laissons ces exagérations à la Bible, à ses commentateurs, et peut-être aussi à la vanité des historiens nationaux; l'importance du temple n'est pas pour nous dans sa richesse, mais dans sa fondation même.
L'origine maçonnique de ce temple se révèle dans toutes ses parties; tout est emprunté des âges précédents, des mystères anciens; les magnificences de Thèbes et de Memphis vont se reproduire en Judée, à la gloire du Grand-Architecte de l'univers. Tout, dans la construction de ce temple, se rapporte au système du monde, en représente l'ordre et l'harmonie, en offre les tableaux. Le soleil, la lune, les planètes, le zodiaque, les divers éléments, le temps enfin, dans lequel tout se meut, y ont leurs emblèmes exposés aux regards de la nation, cette grande initiée. Le temple, dans ses détails, ressemble à celui du soleil ; les sept branches du chandelier rappellent les sept planètes, sur la disposition même desquelles est réglée celle des branches; les douze taureaux s'abreuvant dans la mer d'airain, et rangés trois par trois, de manière à former quatre groupes qui regardent les quatre points cardinaux, sont l'emblème des douze mois et des quatre saisons composant l'année immuable dont cet airain est l'image. Aux quatre faces de cette base formée par les groupes sont sculptées les quatre figures du zodiaque qui fixent les quatre points du firmament: un lion, un bœuf, un homme et un vautour. Les deux grandes figures de chérubins sont les emblèmes des deux hémisphères, et leurs ailes témoignent de la rapidité avec laquelle s'envole le temps qui circule dans le zodiaque.
Des ornements pontificaux portés par les prêtres dans les grandes cérémonies, l'un représente la terre, l'autre le ciel dont il a emprunté la teinte; le plus important de tous, celui du moins qui a le plus exercé l'imagination des écrivains, le rational est chargé de pierres précieuses qui, figurant la Jérusalem céleste, sont le symbole de la lumière diffuse dans le zodiaque, les mêmes pierres qui ornent ailleurs la statue d'Isis.
La filiation est évidente; c'est le temple de l'initiation que Salomon fait élever, comme c'est en même temps le monument de la centralisation politique.
Par un singulier enchaînement de faits, l'édifice matériel devait éprouver les vicissitudes les plus étranges et disparaître du sol, tandis que l'édifice intellectuel, qui se rattachait au premier, qui lui empruntait une date nouvelle, allait au contraire se raffermir. . Le temple de Jérusalem fut en effet tour à tour rempli et abandonné parla foule inconstante des Hébreux; un roi d'Egypte le pilla; un roi d'Israël trouva que l'exemple méritait d'être suivi et l'imita; un autre en ferma les portes et appela d'autres dieux sur d'autres autels. Ézéchias lui rendit un moment son éclat, mais son fils Manassé brisa le tabernacle de Jéhovah. Puis, après quatre siècles d'existence et de fortunes diverses, il s'écroule dans l'incendie allumé par l'armée babylonienne. Rebâti après la captivité, devenu tout à la fois temple et forteresse, il fut renversé de fond en comble le 10 août 71 de l'ère chrétienne par l'armée de Titus. Sur ses ruines se sont élevés d'autres sanctuaires tour à tour églises et mosquées, suivant que domine à Jérusalem la fortune de l'Orient ou celle de l'Occident.
Ne recherchons pas quel fut le nombre des ouvriers occupés à la construction du temple, cela ne saurait avoir aujourd'hui d'intérêt ni pour la franc-maçonnerie, ni pour la science; ce nombre était considérable, si on en juge par les proportions de l'édifice, et ces ouvriers se réunissaient, selon leur genre de travaux, pour toucher leur salaire, auprès des deux colonnes placées l'une au nord, l'autre au midi, c'est-à-dire à droite et à gauche de la porte principale du temple. Celle de droite fut nommée Jakin, celle de gauche Boaz, ou Booz; devenues un symbole qui s'est perpétué, elles sont aujourd'hui reproduites à la porte de tous les temples de la franc-maçonnerie moderne.
Les ouvriers n'étaient pas tous Hébreux, un grand nombre étaient venus de Tyr, affiliés aux mystères qui depuis longtemps avaient pénétré dans leur patrie par suite des rapports fréquents établis entre elle et l'Égypte; déjà, réunis en association, ils avaient élevé d'autres temples, et ils offraient le premier exemple de ces grandes corporations de travailleurs que nous retrouverons au moyen-âge, faisant des travaux identiques, et qui viendront jusqu'à nous, sans trop d'altération.
Dans l'édification du temple, ils furent nécessairement séparés par groupes, suivant la nature des travaux, partagés en charpentiers, tailleurs de pierres, maçons, ces divers groupes subdivisés eux-mêmes en apprentis, compagnons, maîtres, et ils eurent pour se reconnaître des signes et des mois qui, suivant l'opinion générale, sont encore les mêmes parmi nous.
Pour la première fois nous apercevons l'origine du deuxième grade de la franc-maçonnerie actuelle, qui jusqu'à ce moment s'était dérobée aux regards. Selon la tradition du symbole, les compagnons ne pouvaient pénétrer dans l'intérieur du sanctuaire, réservé aux maîtres, ei c'est à la construction des cinq degrés extérieurs du temple que se rattache aujourd'hui leur grade. Chacun des outils et des matériaux qu'ils employaient a reçu une signification, et ces degrés qu'ils devaient nécessairement franchir pour arriver au péristyle sont devenus une allégorie.
Les matériaux bruts sont épars devant les compagnons, et pour les travailler, on leur donne le ciseau, le maillet, la truelle, la règle, le levier, l'équerre et le compas: le ciseau et le maillet qui taillent, la truelle qui cimente, la règle qui dirige, le levier qui soulève, l'équerre et le compas qui déterminent les proportions, l'équerre qui nivelle toutes les parties; à l'aide de ces instruments, ils obtiennent de la pierre brute la pierre cubique, et ils construisent les degrés du temple.
Le premier s'appelle INTELLIGENCE, le second DROITURE, le troisième COURAGE, le quatrième PRUDENCE, le cinquième AMOUR DE L'HUMANITE. Par cette gradation, les compagnons monteront jusqu'aux deux colonnes Jakin et Booz.
Mais ici il faut quitter le champ des idées matérielles et s'élever plus haut dans une région plus féconde et plus vaste. L'épreuve du compagnon est la seconde que l'initié doit subir avant de pénétrer dans le temple où lui sera enseigné le grand mythe d'Hiram, c'est-à-dire la pensée de l'initiation; la première condition est l'intelligence, parce que la franc-maçonnerie ne veut pas de soldats aveugles, qui marchent quand on leur dit : Marche ! qui frappent si on leur dit : Frappe ! Tous ses adeptes ont une mission à remplir, mais il faut qu'ils la comprennent et qu'ils sachent bien s'ils veulent s'y dévouer. Ce n'est pas le fanatisme qu'on cherche à développer en eux, c'est le sentiment du devoir appuyé sur la raison.
La seconde condition exigée est la droiture. Pas de voie détournée, point d'actes que la conscience puisse réprouver; le but est noble et grand, il faut marcher vers lui sans arrière-pensée, noblement et grandement. Point de capitulations avec la conscience, point de restrictions mentales; soyez équitables, soyez droits, ou n'allez pas plus loin : la franc-maçonnerie ne veut pas de triomphes achetés par des moyens illicites. Droiture dans la vie privée, droiture dans la vie publique, telle doit être la règle invariable de l'initié dans toutes les occasions, dans toutes les circonstances.
La troisième condition est le courage ; pourquoi dissimulerait-on aux adeptes les dangers qu'ils peuvent courir, les haines qu'ils soulèveront, les persécutions qu'il faudra peut-être affronter? Dans la lutte, vive toujours, sanglante parfois, qu'ils auront à soutenir, le courage est indispensable ; ils laisseront assez de martyrs sur la route.
La prudence est la quatrième condition qu'on leur impose; si le courage est toujours nécessaire, la prudence ne l'est pas moins, parce que, si l'on a le droit de jouer son repos, sa fortune, sa vie, on ne saurait, sans se rendre coupable, compromettre le repos, la fortune, la vie de ses frères. La franc-maçonnerie ne veut pas de forfanterie, de démonstrations inutiles ou vaniteuses; elle a besoin de ce courage réfléchi qui va toujours au but tracé, mais qui ne se jette pas tête baissée dans les folles entreprises. Semez l'idée, fécondez-la toujours, sans relâche ; quand le moment est venu, levez-vous pour la faire triompher; mais ne sonnez pas de la trompette avant l'heure !
La cinquième condition voulue du compagnon est l'amour de l'humanité; ce n'est pas là le commencement de l'édifice, c'est le dernier des cinq degrés symboliques qu'il doit édifier. Amour de l'humanité I c'est à elle en effet que tout doit aboutir. Arrière l'égoïsme! arrière les pensées de personnalité! Le franc-maçon doit tout rapporter à l'intérêt général. On lui a dit, lors de son initiation, quand il a vu scintiller les épées, qu'il devait être toujours prompt à voler au secours de ses frères, comme il les trouverait toujours, prêts à le défendre dans le péril; on lui apprend ici que tout sentiment individuel doit s'absorber dans l'amour de l'humanité, que le bonheur de l'humanité est le but des efforts constants du franc-maçon.
Il va toucher enfin les colonnes du temple, mais il doit encore construire le pavé qui couvrira l'espace entre elles et le dernier degré; ce pavé est une mosaïque faite de petits cubes et de ciment, et cette agrégation, qui devient inaltérable, qui bravera les outrages du temps, qui résistera aux siècles, lui enseigne que l'union seule lui imprimera la durée. Il est arrivé entre les deux colonnes, Jakin qui signifie la FORCE, BOOZ qui signifie la STABILITE. C'est sur elles que repose le fronton du temple immatériel que le franc-maçon doit élever, et qu'il n'achèvera pas, s'il n'apporte dans son œuvre l'intelligence, la droiture, le courage, la prudence et l'amour de l'humanité.
Tel est le symbole du compagnon ; il se complétera dans le temple, quand, ses épreuves terminées, il pourra y pénétrer et assister au drame sanglant d'Hiram.
Osiris, assassiné par Typhon et ses conjurés, retrouvé par Isis, puis rendu à la vie, a été, en Égypte, le héros de l'initiation ; il a été remplacé dans les mystères grecs par Cérès; le héros va changer encore une fois de nom ; le mythe se rapprochera de la tradition première qui ne pourra être méconnu dans sa transformation, mais il sera autrement grand; c'est le drame social qui, pour la première fois, va se dérouler clairement. Cette modification de la pensée mystérieuse, ou plutôt ce complément de la pensée qui n'avait pu jusqu'ici être comprise tout entière sous les voiles dont les écrivains initiés l'entouraient, offre peut-être l'intérêt le plus puissant que l'initiation ait encore présenté.
Salomon avait demandé à Hiram, roi de Tyr, qui avait été l'ami de son père, des bois du Liban pour bâtir le temple, et il lui avait dit : Envoie-moi maintenant quelque homme qui s'entende à travailler en or, en argent, en airain, en fer, en écarlate, en cramoisi et en pourpre, et qui sache graver, afin qu'il soit avec les hommes experts que j'ai avec moi en Judée et à Jérusalem. Le roi lui envoya un homme habile portant le même nom que lui, qui bâtit avec Salomon la maison de Jéhovah.
L'architecte qui dirigeait les travaux fut donc Hiram d'après les uns, Adonhiram selon d'autres. Il traçait les dessins, suivait l'exécution des plans, imprimait partout l'ordre et l'activité, faisait tailler à la fois le bois, la pierre, l'or, l'argent, l'airain, le fer, veillait à ce que les ouvriers fussent régulièrement payés, avait pour eux les soins d'un père et en était aimé. Cependant trois mauvais compagnons, jaloux à la fois de son talent et de son autorité, persuadés, comme tous les ignorants orgueilleux, que leur science égalait la sienne, aspirant à le remplacer dans lu direction des ateliers, à se partager le pouvoir qu'il exerçait, formèrent le projet de lui arracher la parole de maître, c'est-à-dire le mot secret par lequel les maîtres se reconnaissaient entre eux, comme si le mot de passe donnait le savoir qui manque, et de l'assassiner ensuite.
Ils se postèrent un jour aux trois portes du temple et attendirent le passage d'Hiram; le maître parut à la porte de l'orient; l'un des assassins lui demanda la parole de maître, et, sur son refus, le frappa de son maillet; Hiram s'enfuit, poursuivi par l'assassin, vers la porte du midi, où un second compagnon le frappa de nouveau; il put encore aller jusqu'à la porte de l'occident, où le suivirent les deux premiers, et où le troisième compagnon l'étendit à ses pieds d'un coup de maillet sur la tête. Les trois assassins se jetèrent alors sur lui, enveloppèrent son visage d'un voile noir, le transportèrent au loin durant la nuit, le couchèrent dans un fossé, le couvrirent de feuilles mortes, et plantèrent sur le bord de cette fosse une branche d'acacia, afin de reconnaître la place et de savoir si on découvrirait le cadavre.
Le lendemain, les ouvriers attendirent vainement leur maître, puis, remplis d'inquiétude, ils le cherchèrent, et, ne pouvant le trouver, se mirent à courir de tous côtés, appelant et pleurant, et les assassins, joignant l'hypocrisie au crime, mêlèrent leurs larmes et leurs cris aux cris et aux larmes de la foule. Les ouvriers, de plus en plus attristés, désignèrent alors neuf d'entre eux pour continuer les recherches, mais les frimas, les pluies, les ténèbres arrêtaient leurs pas.
Cependant les trois mauvais compagnons s'étaient présentés pour succéder au maître dans la conduite des travaux; repoussés par les uns, accueillis par les autres, ils avaient fait le désordre remplacer partout l'activité. Toutefois la plupart des ouvriers n'avaient pas perdu toute espérance; depuis qu'Hiram n'était plus à leur tête, son absence avait laissé un si grand vide, le défaut d'une direction habile avait amené tant de fautes et tant d'erreurs, qu'ils comprirent que le maître était une de ces intelligences destinées à diriger les hommes, et dont la grandeur, l'élévation, sont appréciées surtout quand elles leur manquent. Ils sentaient, au milieu du désordre, qu'ils n'avaient plus de guide, plus de flambeau ; dans l'exaltation du désespoir, Hiram apparaissait à leur esprit comme un être supérieur, et ils se prirent à crier : Il n'est pas mort, il est le dieu de la lumière et de la vérité, et il ne peut pas mourir ! Les neuf compagnons délégués poursuivaient activement leurs recherches ; ils arrivèrent dans un lieu désert et retiré; la branche d'acacia, ce rameau des initiés, attira leurs regards; l'un d'eux y porta la main, elle s'inclina sous la pression ; il l'enleva hors de terre ; ils s'aperçurent alors qu'elle n'avait pas de racines, un frémissement involontaire parcourut leurs membres, et, animés par un triste pressentiment, ils s'écrièrent : C'est là qu'il doit être !
Ils écartèrent en tremblant les feuilles mortes, découvrirent Hiram sans mouvement et firent un geste d'épouvante... L'un d'eux cependant essaya de le soulever, et, comme le bras qu'il avait saisi échappait de ses mains, il crut, dans son trouble, qu'il se détachait du corps, et s'écria : M... B...! La chair quitte les os!
Le pressentiment des compagnons ne les avait pas trompés : Hiram, étourdi par les coups qu'il avait reçus, était tombé sanglant, mais il n'était pas mort ; le repos avait guéri ses blessures. Il se leva et dit aux compagnons : Ne pleurez plus, vous m'avez retrouvé... et son visage devint radieux comme le soleil. Il se rendit vers le temple, où tous les ouvriers le reconnurent, le saluèrent de leurs acclamations, le couronnèrent de fleurs, brûlèrent des parfums et jurèrent de n'avoir jamais d'autre guide. Le maître, à son tour, leur promit d'achever avec eux le sanctuaire de Jehovah, le Grand-Architecte de l'univers , et les ouvriers battirent des mains...
Tel est le mythe hébreu dans sa grandeur tout empreinte d'une touchante simplicité. En se reportant à l'origine des mystères, on croit sentir un rayon de la poésie indienne et persane; on reconnaît que le maître Hiram est l'Osiris égyptien, la Proserpine grecque ; on suit le symbole, toujours le même dans ses transformations successives. Les trois mauvais compagnons qui frappent Hiram, le couvrent d'un voile, le cachent aux regards sous des feuilles tombées des arbres , indiquent les trois mois d'hiver durant lesquels le soleil s'éloigne, comme les neuf compagnons envoyés à sa recherche, qui le ramènent, le couronnent de fleurs, représentent les autres mois de l'année. Les travaux ont été suspendus, les travaux recommencent. C'est toujours la même idée du dieu mort et ressuscité, de la lutte des ténèbres et de la lumière, du soleil qui disparaît pour revenir. Le mythe hébreu ne comporte pas les détails poétiques du mythe égyptien, la grâce et le sentiment de celui d'Eleusis; il est sévère et sérieux comme le peuple chez lequel il prend naissance; mais il renferme une pensée plus grande, plus complète, une pensée sociale qui se manifeste pour' la première fois dans les mystères avec une clarté, une précision inconnues jusque-là. C'est une parole de révélation qui se fait entendre entre les colonnes du temple de Jérusalem, et dont l'écho retentira dans les âges futurs; c'est un drapeau élevé sur le temple immatériel de la franc-maçonnerie ; lorsque, de toutes les immenses richesses entassées par Salomon dans la maison de Jéhovah, il ne restera rien qu'un vague et lointain souvenir, lorsque ses ruines elles-mêmes auront disparu, emportées en poussière par les pieds des conquérants , nous retrouverons, plus féconde que les trésors, cette pensée toujours vivace; plus grand que les pilastres, plus haut que les frontons, ce drapeau toujours flottant...
Expliquons cette pensée profonde du symbole hébreu qui est devenu le nôtre. En Égypte , lorsqu'Osiris a disparu , enfermé dans le tombeau où l'a jeté Typhon, Isis seule va redemander et chercher l'époux enlevé à son amour. En Grèce, lorsque le roi des ténébreux royaumes a entraîné Proserpine ravie au milieu des jeunes compagnes de ses jeux, Cérès est seule encore à parcourir les espaces pour retrouver sa fille; bien qu'elles proclament ainsi l'une la loi du mariage, l'autre celle de la famille, elles n'ont cependant toutes deux qu'une action isolée. C'était déjà, nous l'avons dit, une grande conquête obtenue sur la barbarie que la double proclamation du mythe qui avait placé sous l'égide du ciel le mariage et la famille ; mais la scène va changer, l'horizon s'agrandir; la civilisation va faire un nouveau pas, et c'est à la doctrine secrète, à la franc-maçonnerie qu'elle le devra encore. Le mariage, la famille reposent sur des bases solides; Moïse a proclamé le travail comme loi générale, comme une obligation imposée à tous les hommes, et, c'est ici l'important, le héros du symbole modifié par les initiés est un travailleur, un ouvrier-, chef d'ouvriers, un homme d'intelligence et de labeur.
Quelle conquête! Quelle marche rapide vers les idées sociales! Osiris était un guerrier, un héros; Proserpine une déesse, fille de Jupiter, épouse de Pluton. Arrière le glaive! Arrière ces chars ailés qui volent sur les nuages! Arrière ce Mercure intervenant pour égarer Cérès! Il n'est plus besoin de recourir à ces dynasties de princes et de dieux qui trônent sur le monde ; Hiram est un artiste, un architecte, un fondeur de métaux, un teinturier; il grave, il dessine, il travaille l'or, l'argent, l'airain, le fer; il fait l'écarlate, le cramoisi ; en un mot, l'homme du peuple, le plébéien a remplacé les castes supérieures et l'Olympe lui-même. Quelle transformation ! Quelle pensée plus profonde pouvait être offerte aux études sérieuses de l'avenir ! Gloire vous soit rendue à vous, mystères anciens, qui l'avez produite et jetée à la terre là vous, mystères nouveaux, qui l'avez conservée!
Il y a dans le symbole une autre signification non moins importante, non moins féconde , qui aura dans l'avenir une puissance égale, qui ouvre une route nouvelle à l'humanité condamnée au travail. Nous avons vu l'action isolée de l'épouse, de la mère, cherchant tout en pleurs l'une le héros qu'elle aime, l'autre la jeune fille ravie à sa tendresse ; maintenant c'est l'action simultanée, générale, d'une association de travailleurs qui ont perdu leur chef, à la fois leur guide et leur lumière, s'efforçant de retrouver celui qui les dirigeait. Ici, plus de courses lointaines où la femme s'aventure seule avec un dévouement profond, sous l'égide de son amour ! Plus de halte auprès d'une fontaine où la femme, quoique épuisée de fatigues, n'a rien perdu de sa grâce! Plus de séjour dans des palais de rois où l'on donne à la voyageuse un enfant à élever ! Désormais tout est simple, modeste, comme il convient aux hommes de travail. Les premières recherches des ouvriers sont infructueuses, l'association délègue neuf de ses membres pour continuer l'œuvre qui importe à tous, qui intéresse tous les initiés, et quand le maitre a été retrouvé, rendu à la vie, sa première parole est celle-ci : « Vous m'aviez laissé seul, et les méchants m'ont frappé. » Parole profonde qui semble compléter le symbole.
Nous entrons dans un monde nouveau, c'est une sphère toute différente de celles jusqu'à ce moment traversées que nous allons maintenant parcourir. Adieu les poétiques images, les émouvantes peintures de la douleur conjugale, de l'inquiétude maternelle ! la pensée sociale a remplacé le sentiment. Que de jeunes femmes avaient versé des larmes sur la passion d'Osiris, sur la malheureuse Isis parcourant les bords du Nil, sondant les roseaux qui les couvrent, leur redemandant le corps de son bien-aimé, enlevant l'arbre qui a enveloppé la tombe où il repose! Quel tendre intérêt n'inspirait pas l'épouse infortunée, quand, transformée en colombe, elle venait voltiger autour de cet arbre qui, devenu colonne, soutenait les lambris du palais! Que de pleurs encore, alors qu'elle réunissait les membres dispersés de celui qu'elle aimait!
Les épouses s'apitoyaient sur Isis, les mères pleuraient sur les tourments de Cérès appelant sa fille, interrogeant les cieux, la terre, les eaux et les sombres abîmes du royaume des ténèbres ! Combien, quelques siècles plus tard, s'attendriront sur le sort de Marie affaissée au pied de la croix du Calvaire !
Le mythe hébreu renonce à tous ces moyens de charmer, d'émouvoir; il est sévère, et néglige de parler au cœur, pour ne s'adresser qu'à la raison; le génie de Moïse semble s'y refléter, y revivre.
Nous avons entendu l'explication astrologique du symbole d'Hiram ; demandez aux francs-maçons modernes ce que sont en réalité les trois mauvais compagnons qui ont voulu assassiner le maître, ils vous répondront ce qu'ils disent à tous les initiés : Hiram, c'est la raison étemelle de laquelle découlent la justice et la liberté; les trois compagnons sont I'IGNORANCE, le MENSONGE et I'AMBITION ; les neuf compagnons qui vont à la recherche du maître sont les vertus , l'étude , la science qui servent et honorent l'humanité.
L'ambition dirigeait le complot, le mensonge frappa le premier, l'ignorance jeta le voile sur la tète du maître ; puis tous trois essayèrent d'entraîner les ouvriers, c'est-à-dire les hommes, et tous les malheurs vinrent affliger l'humanité. Le mensonge nia le droit de tous à la liberté, prêcha de mauvaises doctrines, fit des lois une fausse interprétation, jeta l'erreur dans les esprits, le trouble dans les relations; l'ambition, s'appuyant sur lui, brisa cette liberté qu'il sapait, établit le despotisme d'où naquirent la misère, l'esclavage, les proscriptions, l'intolérance religieuse qui a versé tant de sang, et l'ignorance, tour à tour devint sa complice ardente, armée du glaive, marchant à ses ordres, égorgeant ceux qu'elle désignait à son aveugle fureur ; tour à tour s'endormit dans une stupide indifférence qu'elle décorait du nom de tranquillité et de repos ; tranquillité de la mort, repos de la tombe
Nous abrégeons ces détails, parce que nous aussi, comme les initiés qui ont traité des anciens mystères, nous ne croyons pas utile de tout écrire. Ce que nous avons dit suffira pour faire comprendre que la franc-maçonnerie est une lutte perpétuelle contre l'ambition, le mensonge et l'ignorance; qu'on s'étonne ensuite du nombre d'ennemis qu'elle eut à combattre à toutes les époques (1).
(1) Les diverses sociétés de compagnonnage qui existent en France font remonter leur origine à la construction du temple de Salomon ; la plupart d'entre elles , toutes peut-être, nous ne savons, ont adopté le mythe d'Hiram, bien qu'elles se donnent des chefs particuliers. Quelques-uns des tailleurs de pierre s'appellent enfants de maître Jacques, qui était sculpteur et architecte, collègue d'Hiram, et auquel la légende attribue une vie et une mort assez semblables a celles de ce dernier. Le père Soubise, également employé dans les travaux du temple, est le patron des charpentiers.
Tous, ou à peu près, ont, comme nous l'avons dit, adopté le mythe d'Hiram ; malheureusement le sens de ce symbole si grand, si profond, duquel date une ère nouvelle pour les travailleurs, paraît n'avoir pas été bien saisi par tout ceux qui l'ont accepté ; plusieurs ont vu dans le meurtre symbolique un fait vrai, un crime réel qu'ils ont attribué i une des divisions du compagnonnage. Un jour que nous nous efforcions de faire comprendre à des compagnons que tous les hommes sont frères, que le travail étant la loi générale , tous ont un droit égal au travail, et qu'une grande et belle association comme la leur ne pourrait être puissante et utile qu'à la condition d'abjurer les haines qui divisent les différentes sociétés, qu'à la condition de renoncer pour toujours aux luttes sanglantes qui les déshonoraient, il nous fut nettement répondu que jamais les charpentiers ne pardonneraient aux (nous croyons devoir taire le nom), qu'ils ne fraterniseraient jamais avec eux, parce qu'ils ont tué Hiram.
Voilà ce qu'on avait fait d'un admirable symbole; heureusement ces idées se sont modifiées aujourd'hui; le compagnonnage est entré dans une voie de réforme, et ce progrès remarquable est dû en grande partie aux efforts et au livre de M. Agricol Perdiguier.