RENÉ GUÉNON
Taoïsme et Confucianisme
Article publié dans le "Voile d’Isis"
(août-septembre 1932)
Repris dans le recueil posthume "Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme"
Les peuples anciens, pour la plupart, ne se sont guère préoccupés d’établir pour leur histoire une chronologie rigoureuse ; certains ne se servirent même, tout au moins pour les époques les plus reculées, que de nombres symboliques, qu’on ne saurait, sans commettre une grave erreur, prendre pour des dates au sens ordinaire et littéral de ce mot. Les Chinois constituent, à cet égard, une exception assez remarquable : ils sont peut-être le seul peuple qui ait constamment pris soin, depuis l’origine même de sa tradition, de dater ses annales au moyen d’observations astronomiques précises, comportant la description de l’état du ciel au moment où se sont produits les événements dont le souvenir a été conservé. On peut donc, en ce qui concerne la Chine et son antique histoire, être plus affirmatif qu’en beaucoup d’autres cas ; et l’on sait ainsi que cette origine de la tradition que l’on peut appeler proprement chinoise remonte à environ 3 700 ans avant l’ère chrétienne. Par une coïncidence assez curieuse, cette même époque est aussi le commencement de l’ère hébraïque ; mais, pour cette dernière, il serait difficile de dire à quel événement, en réalité, se rapporte ce point de départ.
Une telle origine, pour si éloignée qu’elle puisse paraître lorsqu’on la compare à celle de la civilisation gréco-romaine et aux dates de l’antiquité dite « classique », est pourtant, à vrai dire, encore assez récente ; quel était, avant cette époque, l’état de la race jaune, qui habitait alors vraisemblablement certaines régions de l’Asie centrale ? Il est impossible de le préciser, en l’absence de données suffisamment explicites ; il semble que cette race ait traversé une période d’obscurcissement, d’une durée indéterminée, et qu’elle ait été tirée de ce sommeil à un moment qui fut aussi marqué par des changements importants pour d’autres parties de l’humanité. Il se peut donc, et même c’est la seule chose qui soit affirmée assez nettement, que ce qui apparaît comme un commencement n’ait été véritablement que le réveil d’une tradition fort antérieure, qui dut d’ailleurs être mise alors sous une autre forme, pour s’adapter à des conditions nouvelles. Quoi qu’il en soit, l’histoire de la Chine, ou de ce qui est ainsi appelé aujourd’hui, ne commence proprement qu’à Fo-hi, qui est regardé comme son premier empereur ; et il faut ajouter tout de suite que ce nom de Fo-hi, auquel est attaché tout l’ensemble des connaissances qui constituent l’essence même de la tradition chinoise, sert en réalité à désigner toute une période, qui s’étend sur une durée de plusieurs siècles.
Fo-hi, pour fixer les principes de la tradition, fit usage de symboles linéaires aussi simples et en même temps aussi synthétiques que possible : le trait continu et le trait brisé, signes respectifs du yang et du yin, c’est-à-dire des deux principes actif et passif qui, procédant d’une sorte de polarisation de la suprême Unité métaphysique, donnent naissance à toute la manifestation universelle. Des combinaisons de ces deux signes, dans toutes leurs dispositions possibles, sont formées les huit koua ou « trigrammes », qui sont toujours demeurés les symboles fondamentaux de la tradition extrême-orientale. Il est dit que, « avant de tracer les trigrammes, Fo-hi regarda le Ciel, puis baissa les yeux vers la Terre, en observa les particularités, considéra les caractères du corps humain et de toutes les choses extérieures » (1). Ce texte est particulièrement intéressant en ce qu’il contient l’expression formelle de la grande Triade : le Ciel et la Terre, ou les deux principes complémentaires dont sont produits tous les êtres, et l’homme, qui, participant de l’un et de l’autre par sa nature, est le terme moyen de la Triade, le médiateur entre le Ciel et la Terre. Il convient de préciser qu’il s’agit ici de l’« homme véritable », c’est-à-dire de celui qui, parvenu au plein développement de ses facultés supérieures, « peut aider le Ciel et la Terre dans l’entretien et la transformation des êtres, et, par cela même, constituer un troisième pouvoir avec le Ciel et la Terre » (2). Il est dit aussi que Fo-hi vit un dragon sortir du fleuve, unissant en lui les puissances du Ciel et de la Terre, et portant les trigrammes inscrits sur son dos ; et ce n’est là qu’une autre façon d’exprimer symboliquement la même chose.
Toute la tradition fut donc d’abord contenue essentiellement et comme en germe dans les trigrammes, symboles merveilleusement aptes à servir de support à des possibilités indéfinies : il ne restait qu’à en tirer tous les développements nécessaires, soit dans le domaine de la pure connaissance métaphysique, soit dans celui de ses applications diverses à l’ordre cosmique et à l’ordre humain. Pour cela, Fo-hi écrivit trois livres, dont le dernier, appelé Yi-king ou « Livre des mutations », est seul parvenu jusqu’à nous ; et le texte de ce livre est encore tellement synthétique qu’il peut être entendu en des sens multiples, d’ailleurs parfaitement concordants entre eux, selon qu’on s’en tient strictement aux principes ou qu’on veut les appliquer à tel ou tel ordre déterminé. Ainsi outre le sens métaphysique, il y a une multitude d’applications contingentes, d’inégale importance, qui constituent autant de sciences traditionnelles : applications logique, mathématique, astronomique, physiologique, sociale, et ainsi de suite ; il y a même une application divinatoire, qui est d’ailleurs regardée comme une des plus inférieures de toutes, et dont la pratique est abandonnée aux jongleurs errants. Du reste, c’est là un caractère commun à toutes les doctrines traditionnelles que de contenir en elles-mêmes, dès l’origine, les possibilités de tous les développements concevables, y compris ceux d’une indéfinie variété de sciences dont l’Occident moderne n’a pas la moindre idée, et de toutes les adaptations qui pourront être requises par les circonstances ultérieures. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les enseignements renfermés dans le Yi-king, et que Fo-hi lui-même déclarait avoir tirés d’un passé très ancien et très difficile à déterminer, soient devenus à leur tour la base commune des deux doctrines dans lesquelles la tradition chinoise s’est continuée jusqu’à nos jours, et qui pourtant, en raison des domaines totalement différents auxquels elles se rapportent, peuvent sembler a première vue n’avoir aucun point de contact : le Taoïsme et le Confucianisme.
Quelles sont les circonstances qui, au bout d’environ trois mille ans, rendirent nécessaire une réadaptation de la doctrine traditionnelle, c’est-à-dire un changement portant, non sur le fond qui demeure toujours rigoureusement identique à lui-même, mais sur les formes dans lesquelles cette doctrine est en quelque sorte incorporée ? C’est là encore un point qu’il serait sans doute difficile d’élucider complètement, car ces choses, en Chine aussi bien qu’ailleurs, sont de celles qui ne laissent guère de traces dans l’histoire écrite, où les effets extérieurs sont beaucoup plus apparents que les causes profondes. En tout cas, ce qui paraît certain, c’est que la doctrine, telle qu’elle avait été formulée à l’époque de Fo-hi, avait cessé d’être comprise généralement dans ce qu’elle a de plus essentiel ; et sans doute aussi les applications qui en avaient été tirées autrefois, notamment au point de vue social, ne correspondaient-elles plus aux conditions d’existence de la race, qui avaient dû se modifier très sensiblement dans l’intervalle.
On était alors au VIe siècle avant l’ère chrétienne ; et il est à remarquer qu’en ce siècle se produisirent des changements considérables chez presque tous les peuples, de sorte que ce qui se passa alors en Chine semble devoir être rattaché à une cause, peut-être difficile à définir, dont l’action affecta toute l’humanité terrestre. Ce qui est singulier, c’est que ce VIe siècle peut être considéré, d’une façon très générale, comme le début de la période proprement « historique » : quand on veut remonter plus loin, il est impossible d’établir une chronologie même approximative, sauf dans quelques cas exceptionnels comme l’est précisément celui de la Chine ; à partir de cette époque, au contraire, les dates des événements sont partout connues avec une assez grande exactitude ; assurément, il y a là un fait qui mériterait quelque réflexion. Les changements qui eurent lieu alors présentèrent d’ailleurs des caractères différents suivant les pays : dans l’Inde, par exemple, on vit naître le Bouddhisme, c’est-à-dire une révolte contre l’esprit traditionnel, allant jusqu’à la négation de toute autorité, jusqu’à une véritable anarchie dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social ; en Chine, par contre, c’est strictement dans la ligne de la tradition que se constituèrent simultanément les deux formes doctrinales nouvelles auxquelles on donne les noms de Taoïsme et de Confucianisme.
Les fondateurs de ces deux doctrines, Lao-tseu et Kong-tseu, que les Occidentaux ont appelé Confucius, furent donc contemporains, et l’histoire nous apprend qu’ils se rencontrèrent un jour. « As-tu découvert le Tao ? » demanda Lao-tseu. « Je l’ai cherché vingt-sept ans, répondit Kong-tseu, et je ne l’ai pas trouvé. » Là-dessus, Lao-tseu se borna à donner à son interlocuteur ces quelques conseils : « Le sage aime l’obscurité ; il ne se livre pas à tout venant ; il étudie les temps et les circonstances. Si le moment est propice, il parle ; sinon, il se tait. Celui qui est possesseur d’un trésor ne le montre pas à tout le monde ; ainsi, celui qui est véritablement sage ne dévoile pas la sagesse à tout le monde. Voilà tout ce que j’ai à te dire : fais-en ton profit. » Kong-tseu, revenant de cette entrevue disait : « J’ai vu Lao-tseu ; il ressemble au dragon. Quant au dragon, j’ignore comment il peut être porté par les vents et les nuages et s’élever jusqu’au ciel. »
Cette anecdote, rapportée par l’historien Sse-matsien, définit parfaitement les positions respectives des deux doctrines, nous devrions plutôt dire des deux branches de doctrine, en lesquelles allait désormais se trouver divisée la tradition extrême-orientale : l’une comportant essentiellement la métaphysique pure, à laquelle s’adjoignent toutes les sciences traditionnelles ayant une portée proprement spéculative ou, pour mieux dire, « cognitive » ; l’autre confinée dans le domaine pratique et se tenant exclusivement sur le terrain des applications sociales. Kong-tseu avouait lui-même qu’il n’était point « né à la Connaissance », c’est-à-dire qu’il n’avait pas atteint la connaissance par excellence, qui est celle de l’ordre métaphysique et supra-rationnel ; il connaissait les symboles traditionnels, mais il n’avait pas pénétré leur sens le plus profond. C’est pourquoi son œuvre devait être nécessairement bornée à un domaine spécial et contingent, qui seul était de sa compétence ; mais du moins se gardait-il bien de nier ce qui le dépassait. En cela, ses disciples plus ou moins éloignés ne l’imitèrent pas toujours, et certains, par un travers qui est fort répandu chez les « spécialistes » de tout genre, firent preuve parfois d’un étroit exclusivisme, qui leur attira, de la part des grands commentateurs taoïstes du IVe siècle avant l’ère chrétienne, Lie-tseu et surtout Tchoang-tseu, quelques ripostes d’une cinglante ironie. Les discussions et les querelles qui se produisirent ainsi à certaines époques ne doivent pourtant pas faire regarder le Taoïsme et le Confucianisme comme deux écoles rivales, ce qu’ils ne furent jamais et ce qu’ils ne peuvent pas être, puisque chacun a son domaine propre et nettement distinct. Il n’y a donc, dans leur coexistence, rien que de parfaitement normal et régulier, et, sous certains rapports, leur distinction correspond assez exactement à ce qu’est, dans d’autres civilisations, celle de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel.
Nous avons déjà dit, d’ailleurs, que les deux doctrines ont une racine commune, qui est la tradition antérieure ; Kong-tseu, pas plus que Lao-tseu, n’a jamais eu l’intention d’exposer des conceptions qui n’auraient été que les siennes propres, et qui, par là même, se seraient trouvées dépourvues de toute autorité et de toute portée réelle. « Je suis, disait Kong-tseu, un homme qui a aimé les anciens et qui a fait tous ses efforts pour acquérir leurs connaissances » (3) ; et cette attitude, qui est à l’opposé de l’individualisme des Occidentaux modernes et de leurs prétentions à l’« originalité » à tout prix, est la seule qui soit compatible avec la constitution d’une civilisation traditionnelle. Le mot de « réadaptation », que nous employions précédemment, est donc bien celui qui convient ici ; et les institutions sociales qui en résultèrent sont douées d’une remarquable stabilité, puisqu’elles ont duré depuis vingt-cinq siècles et ont survécu à toutes les périodes de trouble que la Chine a traversées jusqu’ici. Nous ne voulons pas nous étendre sur ces institutions, qui, du reste, sont assez connues dans leurs grandes lignes ; nous rappellerons seulement que leur trait essentiel est de prendre pour base la famille, et de s’étendre de là à la race, qui est l’ensemble des familles rattachées à une même souche originelle ; un des caractères propres de la civilisation chinoise est, en effet, de se fonder sur l’idée de la race et de la solidarité qui unit ses membres entre eux, tandis que les autres civilisations, qui comprennent généralement des hommes appartenant à des races diverses ou mal définies, reposent sur des principes d’unité tout différents de celui-là.
D’ordinaire, en Occident, quand on parle de la Chine et de ses doctrines, on pense à peu près exclusivement au Confucianisme, ce qui, du reste, ne veut pas dire qu’on l’interprète toujours correctement ; on prétend parfois en faire une sorte de « positivisme » oriental, alors qu’il est tout autre chose en réalité, d’abord en raison de son caractère traditionnel, et aussi parce qu’il est, comme nous l’avons dit, une application de principes supérieurs, tandis que le positivisme implique au contraire la négation de tels principes.
Quant au Taoïsme, il est généralement passé sous silence, et beaucoup paraissent ignorer jusqu’à son existence, ou tout au moins croire qu’il a disparu depuis longtemps et qu’il ne présente plus qu’un intérêt simplement historique ou archéologique ; nous verrons par la suite les raisons de cette méprise.
Lao-tseu n’écrivit qu’un seul traité, d’ailleurs extrêmement concis, le Tao-te-King ou « Livre de la Voie et de la Rectitude » ; tous les autres textes taoïstes sont, ou des commentaires de ce livre fondamental, ou des rédactions plus ou moins tardives de certains enseignements complémentaires qui, tout d’abord, avaient été purement oraux. Le Tao, qu’on traduit littéralement par « Voie », et qui a donné son nom à la doctrine elle-même, est le Principe suprême, envisagé au point de vue strictement métaphysique : il est à la fois l’origine et la fin de tous les êtres, ainsi que l’indique très clairement le caractère idéographique qui le représente. Le Te, que nous préférons rendre par « Rectitude » plutôt que par « Vertu » comme on le fait quelquefois, et cela afin de ne pas paraître lui donner une acception « morale » qui n’est aucunement dans l’esprit du Taoïsme, le Te, disons-nous, est ce qu’on pourrait appeler une « spécification » du Tao par rapport à un être déterminé, tel que l’être humain par exemple : c’est la direction que cet être doit suivre pour que son existence, dans l’état où il se trouve présentement, soit selon la Voie, ou, en d’autres termes, en conformité avec le Principe. Lao-tseu se place donc tout d’abord dans l’ordre universel, et il descend ensuite à une application ; mais cette application, bien que visant proprement le cas de l’homme, n’est nullement faite à un point de vue social ou moral ; ce qui y est envisagé, c’est toujours et exclusivement le rattachement au Principe suprême, et ainsi, en réalité, nous ne sortons pas du domaine métaphysique.
Aussi n’est-ce point à l’action extérieure que le Taoïsme accorde de l’importance ; il la tient en somme pour indifférente en elle-même, et il enseigne expressément la doctrine du « non-agir », dont les Occidentaux ont en général quelque peine à comprendre la véritable signification, bien qu’ils puissent y être aidés par la théorie aristotélicienne du « moteur immobile », dont le sens est le même au fond, mais dont ils ne semblent pas s’être jamais appliqués à développer les conséquences. Le « non-agir » n’est point l’inertie, il est au contraire la plénitude de l’activité, mais c’est une activité transcendante et tout intérieure, non-manifestée, en union avec le Principe, donc au delà de toutes les distinctions et de toutes les apparences que le vulgaire prend à tort pour la réalité même, alors qu’elles n’en sont qu’un reflet plus ou moins lointain. Il est d’ailleurs à remarquer que le Confucianisme lui-même, dont le point de vue est cependant celui de l’action, n’en parle pas moins de l’« invariable milieu », c’est-à-dire de l’état d’équilibre parfait, soustrait aux incessantes vicissitudes du monde extérieur mais, pour lui, ce ne peut être là que l’expression d’un idéal purement théorique, il ne peut saisir tout au plus, dans son domaine contingent, qu’une simple image du véritable « non-agir », tandis que, pour le Taoïsme, il est question de tout autre chose, d’une réalisation pleinement effective de cet état transcendant. Placé au centre de la roue cosmique, le sage parfait la meut invisiblement, par sa seule présence, sans participer à son mouvement, et sans avoir à se préoccuper d’exercer une action quelconque ; son détachement absolu le rend maître de toutes choses, parce qu’il ne peut plus être affecté par rien. « Il a atteint l’impassibilité parfaite ; la vie et la mort lui étant également indifférentes, l’effondrement de l’univers ne lui causerait aucune émotion. À force de scruter, il est arrivé à la vérité immuable, la connaissance du Principe universel unique. Il laisse évoluer les êtres selon leurs destinées, et se tient, lui, au centre immobile de toutes les destinées… Le signe extérieur de cet état intérieur, c’est l’imperturbabilité ; non pas celle du brave qui fonce seul, pour l’amour de la gloire, sur une armée rangée en bataille ; mais celle de l’esprit qui, supérieur au ciel, à la terre, à tous les êtres, habite dans un corps auquel il ne tient pas, ne fait aucun cas des images que ses sens lui fournissent, connaît tout par connaissance globale dans son unité immobile. Cet esprit-là, absolument indépendant, est maître des hommes ; s’il lui plaisait de les convoquer en masse, au jour fixé tous accourraient ; mais il ne veut pas se faire servir » (4). « Si un vrai sage avait dû, bien malgré lui, se charger du soin de l’empire, se tenant dans le non-agir, il emploierait les loisirs de sa non-intervention à donner libre cours à ses propensions naturelles. L’empire se trouverait bien d’avoir été remis aux mains de cet homme. Sans mettre en jeu ses organes, sans user de ses sens corporels, assis immobile, il verrait tout de son œil transcendant ; absorbé dans la contemplation, il ébranlerait tout comme fait le tonnerre ; le ciel physique s’adapterait docilement aux mouvements de son esprit ; tous les êtres suivraient l’impulsion de sa non-intervention, comme la poussière suit le vent. Pourquoi cet homme s’appliquerait-il à manipuler l’empire, alors que le laisser-aller suffit ? » (5).
Nous avons insisté spécialement sur cette doctrine du « non-agir » ; outre qu’elle est effectivement un des aspects les plus importants et les plus caractéristiques du Taoïsme, il y a à cela des raisons plus spéciales que la suite fera mieux comprendre. Mais une question se pose : comment peut-on parvenir à l’état qui est décrit comme celui du sage parfait ? Ici comme dans toutes les doctrines analogues qui se trouvent en d’autres civilisations, la réponse est très nette : on y parvient exclusivement par la connaissance ; mais cette connaissance, celle-là même que Kong-tseu avouait n’avoir point obtenue, est d’un tout autre ordre que la connaissance ordinaire ou « profane », elle n’a aucun rapport avec le savoir extérieur des « lettrés », ni, à plus forte raison, avec la science telle que la comprennent les modernes Occidentaux. Il ne s’agit pas là d’une incompatibilité, encore que la science ordinaire, par les bornes qu’elle pose et par les habitudes mentales qu’elle fait prendre, puisse être souvent un obstacle à l’acquisition de la véritable connaissance ; mais quiconque possède celle-ci doit forcément tenir pour négligeables les spéculations relatives et contingentes où se complaisent la plupart des hommes, les analyses et les recherches de détail dans lesquelles ils s’embarrassent, et les multiples divergences d’opinions qui en sont l’inévitable conséquence. « Les philosophes se perdent dans leurs spéculations, les sophistes dans leurs distinctions, les chercheurs dans leurs investigations. Tous ces hommes sont captifs dans les limites de l’espace, aveuglés par les êtres particuliers » (6). Le sage, au contraire, a dépassé toutes les distinctions inhérentes aux points de vue extérieurs ; au point central où il se tient, toute opposition a disparu et s’est résolue dans un parfait équilibre. « Dans l’état primordial, ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres, et de leurs contacts causés par la giration universelle. Elles cesseraient, si la diversité et le mouvement cessaient. Elles cessent d’emblée d’affecter l’être qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien. Cet être n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini. Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où il n’y a pas de conflits. Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière, son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer » (7).
C’est pour cela, et non par une sorte de scepticisme qu’exclut évidemment le degré de connaissance où il est parvenu, que le sage se tient entièrement en dehors de toutes les discussions qui agitent le commun des hommes ; pour lui, en effet, toutes les opinions contraires sont pareillement sans valeur, parce que, du fait même de leur opposition, elles sont toutes également relatives. « Son point de vue à lui, c’est un point d’où ceci et cela, oui et non, paraissent encore non-distingués. Ce point est le pivot de la norme ; c’est le centre immobile d’une circonférence, sur le contour de laquelle roulent toutes les contingences, les distinctions et les individualités ; d’où l’on ne voit qu’un infini, qui n’est ni ceci ni cela, ni oui ni non. Tout voir dans l’unité primordiale non encore différenciée, ou d’une distance telle que tout se fond en un, voilà la vraie intelligence… Ne nous occupons pas de distinguer, mais voyons tout dans l’unité de la norme. Ne discutons pas pour l’emporter, mais employons, avec autrui, le procédé de l’éleveur de singes. Cet homme dit aux singes qu’il élevait : Je vous donnerai trois taros le matin, et quatre le soir. Les singes furent tous mécontents. Alors, dit-il, je vous donnerai quatre taros le matin, et trois le soir. Les singes furent tous contents. Avec l’avantage de les avoir contentés, cet homme ne leur donna en définitive, par jour que les sept taros qu’il leur avait primitivement destinés. Ainsi fait le sage ; il dit oui ou non, pour le bien de la paix, et reste tranquille au centre de la roue universelle, indifférent au sens dans lequel elle tourne » (8).
Il est à peine besoin de dire que l’état du sage parfait, avec tout ce qu’il implique et sur quoi nous ne pouvons insister ici, ne peut être atteint d’un seul coup, et que même des degrés inférieurs à celui-là, et qui sont comme autant de stades préliminaires, ne sont accessibles qu’au prix d’efforts dont bien peu d’hommes sont capables. Les méthodes employées à cet effet par le Taoïsme sont d’ailleurs particulièrement difficiles à suivre, et l’aide qu’elles fournissent est beaucoup plus réduite que celle qu’on peut trouver dans l’enseignement traditionnel d’autres civilisations, de l’Inde par exemple ; en tout cas, elles sont à peu près impraticables pour des hommes appartenant à des races autres que celle à laquelle elles sont plus particulièrement adaptées. Du reste, même en Chine, le Taoïsme n’a jamais eu une très large diffusion, et il n’y a jamais visé, s’étant toujours abstenu de toute propagande ; cette réserve lui est imposée par sa nature même ; c’est une doctrine très fermée et essentiellement « initiatique », qui comme telle n’est destinée qu’à une élite, et qui ne saurait être proposée à tous indistinctement, car tous ne sont pas aptes à la comprendre ni surtout à la « réaliser ». On dit que Lao-tseu ne confia son enseignement qu’à deux disciples, qui eux-mêmes en formèrent dix autres ; après avoir écrit le Tao-te-king, il disparut vers l’Ouest ; sans doute se réfugia-t-il dans quelque retraite presque inaccessible du Tibet ou de l’Himalaya, et, dit l’historien Sse-ma-tsien, « on ne sait ni où ni comment il finit ses jours ».
La doctrine qui est commune à tous, celle que tous, dans la mesure de leurs moyens, doivent étudier et mettre en pratique, c’est le Confucianisme, qui, embrassant tout ce qui concerne les relations sociales, est pleinement suffisant pour les besoins de la vie ordinaire. Pourtant, puisque le Taoïsme représente la connaissance principielle dont dérive tout le reste, le Confucianisme, en réalité, n’en est en quelque sorte qu’une application dans un ordre contingent, il lui est subordonné en droit par sa nature même ; mais c’est là une chose dont la masse n’a pas à se préoccuper, qu’elle peut même ne pas soupçonner, puisque seule l’application pratique rentre dans son horizon intellectuel ; et, dans la masse dont nous parlons, il faut assurément comprendre la grande majorité des « lettrés » confucianistes eux-mêmes. Cette séparation de fait entre le Taoïsme et le Confucianisme, entre la doctrine intérieure et la doctrine extérieure, constitue, toute question de forme étant mise à part, une des plus notables différences qui existent entre la civilisation de la Chine et celle de l’Inde ; dans cette dernière, il n’y a qu’un corps de doctrine unique, le Brâhmanisme, comportant à la fois le principe et toutes ses applications, et, des degrés les plus inférieurs aux plus élevés, il n’y a pour ainsi dire aucune solution de continuité. Cette différence tient pour une grande part à celle des conditions mentales des deux peuples ; cependant, il est très probable que la continuité qui s’est maintenue dans l’Inde, et sans doute dans l’Inde seule, a existé aussi autrefois en Chine, depuis l’époque de Fo-hi jusqu’à celle de Lao-tseu et de Kong-tseu.
On voit maintenant pourquoi le Taoïsme est si peu connu des Occidentaux : il n’apparaît pas au-dehors comme le Confucianisme, dont l’action se manifeste visiblement dans toutes les circonstances de la vie sociale ; il est l’apanage exclusif d’une élite, peut-être plus restreinte en nombre aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été, et qui ne cherche aucunement à communiquer à l’extérieur la doctrine dont elle est la gardienne ; enfin, son point de vue même, son mode d’expression et ses méthodes d’enseignement sont tout ce qu’il y a de plus étranger à l’esprit occidental moderne. Certains, tout en connaissant l’existence du Taoïsme et en se rendant compte que cette tradition est toujours vivante, s’imaginent cependant que, en raison de son caractère fermé, son influence sur l’ensemble de la civilisation chinoise est pratiquement négligeable, sinon tout à fait nulle ; c’est là encore une grave erreur, et il nous reste maintenant à expliquer, dans la mesure où il est possible de le faire ici, ce qu’il en est réellement à cet égard.
Si l’on veut bien se reporter aux quelques textes que nous avons cités plus haut à propos du « non-agir », on pourra comprendre sans trop de difficulté, tout au moins en principe, sinon dans les modalités d’application, ce que doit être le rôle du Taoïsme, rôle de direction invisible, dominant les événements au lieu d’y prendre une part directe, et qui, pour ne pas être clairement apparent dans les mouvements extérieurs, n’en est que plus profondément efficace. Le Taoïsme remplit, comme nous l’avons dit, la fonction du « moteur immobile » : il ne cherche point à se mêler à l’action, il s’en désintéresse même entièrement en tant qu’il ne voit dans l’action qu’une simple modification momentanée et transitoire, un élément infime du « courant des formes », un point de la circonférence de la « roue cosmique » ; mais, d’autre part, il est comme le pivot autour duquel tourne cette roue, la norme sur laquelle se règle son mouvement, précisément parce qu’il ne participe pas à ce mouvement, et sans même qu’il ait à y intervenir expressément. Tout ce qui est entraîné dans les révolutions de la roue change et passe ; seul demeure ce qui, étant uni au Principe, se tient invariablement au centre, immuable comme le Principe même ; et le centre, que rien ne peut affecter dans son unité indifférenciée, est le point de départ de la multitude indéfinie des modifications qui constituent la manifestation universelle.
Il faut ajouter tout de suite que ce que nous venons de dire, concernant essentiellement l’état et la fonction du sage parfait, puisque c’est celui-ci seul qui a effectivement atteint le centre, ne s’applique rigoureusement qu’au degré suprême de la hiérarchie taoïste ; les autres degrés sont comme des intermédiaires entre le centre et le monde extérieur, et, comme les rayons de la roue partent de son moyeu et le relient à la circonférence, ils assurent, sans aucune discontinuité, la transmission de l’influence émanée du point invariable où réside l’« activité non-agissante ». Le terme d’influence, et non d’action, est bien celui qui convient ici ; on pourrait aussi, si l’on veut, dire qu’il s’agit d’une « action de présence » ; et même les degrés inférieurs, bien qu’étant fort éloignés de la plénitude du « non-agir », en participent cependant encore d’une certaine manière. D’ailleurs, les modes de communication de cette influence échappent nécessairement à ceux qui ne voient que le dehors des choses ; ils seraient tout aussi peu intelligibles à l’esprit occidental, et pour les mêmes raisons, que les méthodes qui permettent l’accession aux divers degrés de la hiérarchie. Aussi serait-il parfaitement inutile d’insister sur ce qu’on appelle les « temples sans portes », les « collèges où l’on n’enseigne pas », ou sur ce que peut être la constitution d’organisations qui n’ont aucun des caractères d’une « société » au sens européen de ce mot, qui n’ont pas de forme extérieure définie, qui parfois n’ont pas même de nom, et qui cependant créent entre leurs membres le lien le plus effectif et le plus indissoluble qui puisse exister ; tout cela ne saurait rien représenter à l’imagination occidentale, ce qui lui est familier ne fournissant ici aucun terme valable de comparaison.
Au niveau le plus extérieur, il existe sans doute des organisations qui, étant engagées dans le domaine de l’action, semblent plus facilement saisissables, quoiqu’elles soient encore bien autrement secrètes que toutes les associations occidentales qui ont quelque prétention plus ou moins justifiée à posséder ce caractère. Ces organisations n’ont en général qu’une existence temporaire ; constituées en vue d’un but spécial, elles disparaissent sans laisser de traces dès que leur mission est accomplie ; ce ne sont que de simples émanations d’autres organisations plus profondes et plus permanentes, dont elles reçoivent leur direction réelle, alors même que leurs chefs apparents sont entièrement étrangers à la hiérarchie taoïste. Certaines d’entre elles, qui ont joué un rôle considérable dans un passé plus ou moins éloigné, ont laissé dans l’esprit du peuple des souvenirs qui s’expriment sous une forme légendaire : ainsi, nous avons entendu raconter qu’autrefois les maîtres de telle association secrète prenaient une poignée d’épingles et la jetaient à terre, et que de ces épingles naissaient autant de soldats tout armés. C’est exactement l’histoire de Cadmus semant les dents du dragon ; et ces légendes, que le vulgaire a seulement le tort de prendre à la lettre, ont, sous leur apparence naïve, une très réelle valeur symbolique.
Il peut d’ailleurs arriver, dans bien des cas, que les associations dont il s’agit, ou tout au moins les plus extérieures, soient en opposition et même en lutte les unes avec les autres ; des observateurs superficiels ne manqueraient pas de tirer de ce fait une objection contre ce que nous venons de dire, et d’en conclure que, dans de telles conditions, l’unité de direction ne peut pas exister. Ceux-là n’oublieraient qu’une chose, c’est que la direction en question est « au-delà » de l’opposition qu’ils constatent, et non point dans le domaine où s’affirme cette opposition et pour lequel seul elle est valable. Si nous avions à répondre à de tels contradicteurs, nous nous bornerions à leur rappeler l’enseignement taoïste sur l’équivalence du « oui » et du « non » dans l’indistinction primordiale, et, quant à la mise en pratique de cet enseignement, nous les renverrions tout simplement à l’apologue de l’éleveur de singes.
Nous pensons en avoir dit assez pour faire concevoir que l’influence réelle du Taoïsme puisse être extrêmement importante, tout en demeurant toujours invisible et cachée ; ce n’est pas seulement en Chine qu’il existe des choses de ce genre, mais elles semblent y être d’une application plus constante que partout ailleurs. On comprendra aussi que ceux qui ont quelque connaissance du rôle de cette organisation traditionnelle doivent se défier des apparences et se montrer fort réservés dans l’appréciation d’événements tels que ceux qui se déroulent actuellement en Extrême-Orient, et qu’on juge trop souvent par assimilation avec ce qui se passe dans le monde occidental, ce qui les fait apparaître sous un jour complètement faux. La civilisation chinoise a traversé bien d’autres crises dans le passé, et elle a toujours retrouvé finalement son équilibre ; en somme, rien n’indique jusqu’ici que la crise actuelle soit beaucoup plus grave que les précédentes, et, même en admettant qu’elle le soit, ce ne serait pas encore une raison pour supposer qu’elle doive forcément atteindre ce qu’il y a de plus profond et de plus essentiel dans la tradition de la race, et qu’un tout petit nombre d’hommes peut d’ailleurs suffire à conserver intact dans les périodes de trouble, car les choses de cet ordre ne s’appuient point sur la force brutale de la multitude. Le Confucianisme, qui ne représente que le côté extérieur de la tradition, peut même disparaître si les conditions sociales viennent à changer au point d’exiger la constitution d’une forme entièrement nouvelle ; mais le Taoïsme est au delà de ces contingences. Qu’on n’oublie pas que le sage, suivant les enseignements taoïstes que nous avons rapportés, « reste tranquille au centre de la roue cosmique », quelles que puissent être les circonstances, et que même « l’effondrement de l’univers ne lui causerait aucune émotion ».
Notes
(1) Livre des Rites de Tcheou.
(2) Tchoung-young,
(3) Liun-yu, VII.
(4) Tchouang-tseu, V.
(5) Tchouang-tseu, XI.
(6) Tchouang-tseu, XXIV.
(7) Tchouang-tseu, XIX.
(8) Tchouang-tseu, II.