BARLET Martinès de Pasqually et Papus




MARTINES DE PASQUALLY ET PAPUS

F. Ch. Barlet (Albert Faucheux)


Parlons d’abord de la vie et de l’œuvre de Martinès de Pasqually, le maître mystérieux de Saint- Martin. Elle n’intéresse pas seulement les nombreux martinistes que nous comptons parmi nos amis, elle s’adresse aussi bien à tous ceux qui veulent se faire une idée précise de la portée et de la pratique de l’Occultisme. Avec ces lettres tous intimes d’un si grand maître, nous sommes introduits, à sa suite, à l’intérieur des loges si fermées que les meilleurs chercheurs n’en avaient pu pénétrer complètement le mystère.

Nul n’était mieux désigné que notre maître Papus pour recevoir le soin de recueillir et de mettre au jour ces précieux documents. C’est par le Martinisme qu’il a débuté dans ses études ésotériques; c’est du Martinisme qu’il a reçu cette ardeur de propagande intelligente autant qu’habile qui a si profondément remué le public. Le Martinisme lui doit un nombre de disciples assez grand pour qu’il ait pu les rassembler en une large association répandue fort loin.

Il nous démontre parfaitement du reste l’authenticité de ces pièces fidèlement préservées pendant un siècle; il les a classées aussi et interprétées avec une clarté particulièrement appréciable en ces mystères; il n’y a donc guère à ajouter à des commentaire si complets et si méthodiques. Cependant ces lettres sont tellement suggestives qu’il ne peut être inutile d’insister sur leurs déductions principales.

La plupart de nos lecteurs savent la richesse des symboles martinistes, si primitifs cependant : beaucoup d’entre eux ont poussé bien loin déjà les développement des principes supérieurs qu’ils représentent. Mais combien sait avec précision à quelle doctrine ils aboutissent, jusqu’à quelle pratique ils conduisent, quel rôle social le Martinisme a pu remplir? Ces lettres de Martinès nous l’apprennent et nous fournissent sur ces trois questions de très hauts enseignements.

Le caractère des pratiques qui y sont révélées est peut-être ce qu’il y a de plus remarquable : Deux voies parallèles, opposées, conduisent, on le sait, au maniement des forces invisibles : l’une tout de passivité, l’Illuminisme mystique; l’autre toute d’activité, le Magisme.

La première, indiquée par l’Imitations de Jésus Christ, enseignée par saint François de Sales, par saint Bonaventure, par sainte Thérèse, et une foule d’autres auteurs catholiques, ou encore par les yoguis de l’inde de l’Inde (représentés pour nous par la Lumière sur le sentier), comprend trois étapes principales : la Vie purgative, la Vie illuminative et la Vie unitive.

Dans la première il faut anéantir toute passion terrestre : «Tue l’ambition, tue le désir de vivre, tue le désir de la sensation», dit la Lumière sur le sentier : il faut ensuite éteindre ses propres facultés et, au prix de mille angoisses, faire ne soi un vide complet où les influences supérieures puissent descendre sans aucun mélanges; «prépare-toi à recevoir le pèlerin; cherche le guerrier et laisse-le combattre en toi», dit-on au disciple. Il doit faire en son âme la nuit obscure afin que rien de terrestre ne ternisse «la lumière divine» qui viendra l’illuminer; il doit faire l’absolu silence pour qu’aucun écho d’en bas ne trouble «la voix d’en haut», «le chant de vie» qui doit se faire entendre au loin.

Après les longs et pénibles travaux de cette seconde période, la lumière jaillit enfin, l’incompréhensible fusion commence; «la fleur qui a grandi dans l’orage s’épanouit en silence aux rayons du soleil divin»; la divine harmonie retentit admirable; un ravissement céleste récompense amplement les souffrances du néophyte, et en même temps la Puissance divine à qui son âme a fait place vient opérer par lui avec une facilité croissante les prodiges de la clairvoyance, de la guérison, de la prophétie sacrée. C’est la voie d’amour, où s’exercent les facultés féminines.

L’autre, à l’inverse, exige du néophyte, avec la même pureté de cœur préliminaire, l’exercice incessant d’une volonté qui doit se faire intrépide et se doubler d’intelligence et de prudence : «Savoir, vouloir, oser, se taire» est ici la devise du disciple. Il est appelé à dompter par sa propre énergie les forces inconscientes de la nature, à conjurer les êtres invisibles, à les contraindre d’opérer pour lui, quand il le souhaite, les prodiges magiques : talismans, guérisons ou révélations même. Tout le monde connaît ces opérations que Papus nous a détaillées dans son Traité de Magie pratique en leurs triples degrés d’aimantation, de concentration et d’évocation, ou opération capitale.

C’est la voie de la Volonté où s’exercent les facultés masculines ; c’est celle que les anciens nommaient la magia innuturalis.

Deux mots, correspondant à leur opération principale, caractérisent nettement ces deux œuvres occultes :

La première invoque l’Esprit, la seconde l’évoque.

Elles ne sont pas les seules : il en est une troisième, moins connue, moins exclusive aussi, moins extrême, qui joint la puissance de la volonté magique à l’humble piété du mysticisme, mais en les appliquant à des objets différents. Sans abandonner l’exercice de sa propre initiative, l’initié y appelle à son secours la puissance divine dont il désire se faire l’agent actif, Il invoque le divin; il évoque quand il le faut l’humain et l’infra-humain.

Cette troisième forme de l’Occultisme, qui est la plus pure, la plus puissante, mais la plus difficile aussi, est celle de la Théurgie.

C’est elle que définit comme voici le remarquable initié qui a écrit Art Magique.

Évoquer, vocare-ex; appeler l’esprit hors de son séjour, le contraindre à une comparution extérieure, Objective.

«Les fonctions principales des prêtres anciens étaient de trois sortes : Trouver le point de contact ou d’union entre l’homme et les êtres qui lui sont supérieurs : «Découvrir les lois constitutives de l’être humain et lui apprendre à adapter ses actions à la volonté de ces êtres supérieurs; «Invoquer ou solliciter leur aide pour l’accomplissement de la mission terrestre de l’homme.»

Pour cette dernière fonction la Théurgie a recours aux élans du mysticisme et développe toutes les facultés occultes qu’il comporte. Le théurge collabore ensuite avec les puissances supérieures par la projection de sa propre volonté soit sur les éléments de la nature physique, soit sur les esprits inférieurs, soit sur ses semblables et à toute distance : la suggestion, la lecture dans la pensée, l’ubiquité même sont à sa disposition s’il le faut.

Apollonius de Tyane nous décrit dans le Nuctaméron les difficiles degrés de cette énorme initiation; c’est celle des Mages antiques, des Égyptiens dont Moïse est le plus illustre disciple; c’est encore l’initiation des alchimistes et des Rose Croix du moyen âge; c’est celle à laquelle se rapporte Martinès, disciple de Boehm, bien qu’il ne la poursuivre pas dans toute son étendue.

Nous le voyons, en effet, par ses lettres, enseigner une certaine magie cérémonielle facile à reconnaître bien qu’elle n’y soit qu’indiquée. Le rituel s’en accomplit la nuit, en période lunaire convenable, principalement aux équinoxes, mais il est fort simple et exclusivement protecteur : ni épée ni bâton, aucune arme offensive, un simple cercle éclairé de quelques bougies, renforcé d’un triangle et de trois ou quatre mots puissants. Dans ce cercle, l’initié, convenablement orienté, au lieu d’évoquer debout, impératif, énergique, comme le Magicien, se prosterne humblement pour invoquer. (C’est la seule expression que les lettres nous répètent avec insistance.) Il attend alors avec patience la vision qui commencera par de rapides éclairs et finira par une apparition complète. Willermoz attendit plus de vingt ans avant d’y réussir, mais les documents montrent que le succès était fréquent dans l’école.

Ce rituel s’accompagnait du reste des pratiques catholiques les plus exactes.

Le but poursuivi dans ces «communications» était simplement un enseignement théorique, une doctrine qui était répandue ensuite par les martinistes dans les loges maçonniques en vue d’une influence sociale.

Cette doctrine ne ressort pas complètement des quelques passages que Papus a eu soin de rassembler en un chapitre spécial : il nous la développera sans doute dans l’ouvrage qu’il nous promet sur Willermoz ; en attendant, il la résume très nettement en quelques mots. C’est de l’homme tout particulièrement qu’elle s’occupe, et, plus spécialement encore, de sa chute et de sa «réintégration».

Parmi les Anges créés tout d’abord, que Martinès nomme «les Esprits premiers libres», quelques-uns ayant prévariqué par orgueil, l’Univers physique fut formé pour les «contenir en privation», puis l’Homme fut créé à son tour et placé dans la même enceinte avec mission de régénérer les anges déchus. Mais, s’étant au contraire laissé corrompre par eux, par imprudence et présomption, il tomba à son tour dans son état actuel de matérialité.

Il lui est permis de se «réintégrer» en identifiant à nouveau sa volonté à celle de Dieu, et, alors, la Nature entière déchue avec les anges rebelles sera réintégrée avec lui; mais il lui faut pour cela l’assistance des Anges restés purs, et il lui est permis d’entrer avec eux en communication.

Saint-Martin nous apprend en outre que la réintégration se fait par trois moyens successifs : l’effusion du sang (guerres et sacrifices), la douleur et l’amour; à ces trois moyens correspondent trois âges principaux de l’humanité dont le dernier a commencé avec Jésus Christ que Saint Martin nomme «le Réparateur».

Cette doctrine de la Chute, que le philosophe Baader (de 1797 à 1832) a spécialement développée et soutenue était issue de celle de Boehm dont cet auteur était disciple comme Martinès. Toutefois, il faudra remarquer, parmi les lettres que Papus nous révèle, celle où Saint Martin distingue clairement le grand maître Boehm de ses disciples. Les théories de ces derniers sont moins universelles et moins exclusivement mystiques, «plutôt spirituelles que divines». Elles s’attachent au progrès de l’humanité avec le secours des messagers divins; Boehm songe plutôt à la réintégration directe au sein de la Divinité.

Cette remarque nous donne le caractère du grand mouvement martiniste. Ce n’était pas tout à fait une école d’Illuminisme, car l’illuminisme est purement mystique; c’était une tentative d’application sociale avec diffusion prudente par les loges, c’est-à-dire un effort très remarquable de restitution d’un collège ésotérique pour l’initiation la plus pure et la plus synthétique et en vue d’une régénération sociale.

Cet effort a-t-il réussi, comme le pouvaient faire espérer les premiers succès et la haute valeur des disciples qui s’y étaient consacrés? – Nullement!

Dans cet excellent chapitre sur les sociétés secrètes qui sont comme l’âme de ce livre substantiel, Papus nous montre avec sa netteté de vue et d’exposition ordinaires ce qu’il est advenu du Martinisme; nous allons voir pourquoi.

La Franc-Maçonnerie moderne, née en Angleterre, ne tarda pas, nous dit-il à se partager en deux tronçons rivaux : l’un, la Grande Loge anglaise de France, à tendances pratiques (vengeance des Templiers); l’autre, celle du Rite écossais, plus philosophique, issue de l’Illuminisme, aboutissant au Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident (la reconstruction du Temple, les traditions des thérapeutes et la Rose Croix).

C’est à ce second groupe que se rattachent les loges martinistes. Puis la scission s’accélère; de misérables scandales accentuent le caractère sectaire des loges françaises qui aboutissent par l’intrigue à la fondation du Grand Orient. Le Rite écossais, en partie déchu lui-même, fusionne à son tour avec ce Grand Orient en lui fournissant ses grandes mystiques supérieurs, tandis que les loges martinistes isolées s’endorment petit à petit.

Puis la Franc Maçonnerie abandonnée depuis longtemps déjà des supérieurs inconnus (S.I.) va, à travers les désordres sanglants de 1793, après avoir porté et maintenu quelques temps la bourgeoisie au pouvoir, tomber dans cet état de matérialisme dégénérescent où nous la voyons aujourd’hui.

D’où vient donc cet échec? Il faut l’attribuer au caractère trop restreint encore de l’Initiation martiniste : sa Théurgie manquait trop des pratiques volontaires; restée trop près de l’Illuminisme elle n’avait pas assez développé chez ses disciples ces facultés actives du magisme qui donnent la puissance réelle sur le monde terrestre ou inférieur.

L’adaptation par Martinès de l’occultisme à l’accomplissement terrestre, n’étant pas complète, ne pouvait satisfaire les esprits pratiques, ou forger assez fortement tous les anneaux de la chaîne hiérarchique qui relie les moindres disciples aux plus initiés; la rupture était inévitable. Le mystère qui n’avait sa raison d’être que dans les grades supérieurs, ou dans ceux qui auraient dû y conduire sans discontinuité, fut conservé partout après la scission; mais il ne pouvais plus être alors qu’une forme de la conspiration politique, au lieu d’être la condition de la régénération sociale : agent de la révolution, non d’évolution : telles furent les créations des ventes et des carbonari qui achevèrent la décadence.

Sachons apprécier le très haut enseignement que nous donne ici l’histoire sur le rôle véritable de l’occultisme et la mission de ses initiés. Ceux-ci ne doivent négliger aucune branche de science divine, aucun des deux pôles de sa pratique, s’ils veulent être en état d’accomplir le grand œuvre du Solve et coagula dont Moïse et le Christ nous ont laissé des modèles si sublimes.

Et comme aucun de nous n’est capable, sans doute, d’un travail aussi vaste, comme en notre faiblesse de néophytes nous sommes obligés de spécialiser nos études mêmes, nous ne pourrons méditer les appuis supérieurs que nous cherchons encore qu’en unissant en une fraternité cordiale et sincère tous nos efforts divers vers le Bien et la Science.

Ce fut la pensée première du groupe ésotérique : c’est aussi fort heureusement celle qui se formule parmi nous tous de plus en plus en ce moment par des projets d’union multipliés. Reconnaissons bien que, si les rivalités des premiers temps se sont montrées trop ardentes, ce n’était que par excès de zèle et de conviction; hâtons-nous maintenant de nous rassembler en unité où toutes les dispositions individuelles trouveront un libre exercice avec un but commun : la conquête de l’invisible supérieur pour le perfectionnement terrestre. Une fois l’union faite, la hiérarchie s’établira bientôt pour effacer les personnalités au profit exclusif du Grand Œuvre.

Voilà la première leçon que nous donnent les lettres de Martinès ainsi éclairées par Papus.

La seconde est relative à l’action sociale.

C’est encore un devoir pressant pour l’occultiste que celui d’adapter la Science des Principes à tous les besoins sociaux de son temps, parce que ces besoins se modifient avec la marche de l’évolution. Ce n’est pas assez qu’il tente de perfectionner, en même temps que la sienne, quelques âmes particulièrement disposées aux efforts suprêmes, il faut encore qu’il puise dans l’ésotérisme les formules pratiques et simples adaptées aux justes instinct, aux désirs légitimes de la foule, ou celles qui doivent ennoblir ces désirs eux-mêmes. C’est encore une tâche où l’école martiniste semble s’être montrée insuffisante, si l’on en juge par l’oeuvre du plus célèbre et de ses initiés, Saint-Martin, ou par les sombres conceptions de son disciple Joseph de Maistre.

Nous avons aujourd’hui un grand maître en cette œuvre d’adaptation sociale; tout le monde à nommé Saint-Yves, l’éminent disciple qui a su réserver si complètement, selon la tradition occidentale, les principes orientaux ou païens de son maître, avant lui presque ignoré, Fabre d’Olivet. C’est en cette école que nous trouverons nos modèles pour compléter ceux du Martinisme.

Bien d’autres questions encore, fort imposantes, surgissent à la lecture de ces curieuses lettres, mais il faut se borner à celle qui viennent d’être effleurées, et laisser au lecteur le charme de résoudre les autres. Les réflexions que nous venons de soulever avaient surtout pour but de préciser quelque peu l’entraînement de l’initiation occultiste.

C’est par là que le livre attrayant de Papus se rattache à celui dont nous avons encore à parler

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