SENEQUE
QUESTIONS NATURELLES II
Des foudres et des tonnerres
Traduction française de la Collection Panckoucke
M. Charpentier - F. Lemaistre,
Les Oeuvres de Sénèque le Philosophe, Paris, Garnier, 1863
Plan
· 3. La foudre punissante
· 4. Quelques classements
A. Préambule. De l'univers et de l'atmosphère
L'étude de l'univers et de ses diverses parties
[2,1,1] Toutes les questions sur l'univers se rapportent à l'une de ces trois parties, le ciel, l'atmosphère et la terre. Dans la première partie, on examine la nature des astres, leur grandeur, la forme des feux qui circonscrivent le monde. Le ciel est-il solide et d'une substance ferme et compacte, ou n'est-il qu'une agrégation de molécules déliées et subtiles ? Se meut-il de lui-même, ou reçoit-il le mouvement ? Les astres sont-ils placés au-dessous de lui, ou adhérents à sa substance même ? Comment le soleil ramène-t-il fidèlement les phases diverses de l'année ? Comment sa marche peut-elle être quelquefois rétrograde ? Telles sont, avec bien d'autres encore, les questions comprises dans la science du ciel.
[2,1,2] La seconde partie considère les corps placés entre le ciel et la terre, comme les nuages, la pluie, les neiges, et la foudre, terreur des mortels, en un mot tous les phénomènes dont l'air est l'objet ou la cause. Cette seconde partie se nomme météorologie, parce que, par rapport à nous, les phénomènes ont lieu dans une région supérieure. La troisième traite des champs, des terres, des arbres, des grains, et, pour employer le langage des juristes, de tout ce qui tient au sol.
[2,1,3] Mais, direz-vous, pourquoi ranger la question des tremblements de terre dans la partie où vous vous occuperez des tonnerres et des éclairs ? C'est que les tremblements de terre sont produits par le vent, qui n'est que l'air agité ; et quoique cet air s'introduise sous terre, ce n'est pas là qu'on doit le considérer ; il faut par la pensée le rétablir à la place qui lui est assignée par la nature.
[2,1,4] Une chose plus extraordinaire, c'est qu'à propos des corps célestes nous serons obligés de parler de la terre. Pourquoi ? dites-vous. Le voici. Lorsque nous examinerons les questions propres à la terre ; par exemple, si c'est un plan large, inégal, irrégulier, ou si elle a la forme d'une boule et ramène toutes ses parties à la sphère ; si elle sert de lien aux eaux, ou si elle est soutenue par elles ; si c'est un être vivant, ou un corps dépourvu d'intelligence et de vie, plein d'air, mais d'un air étranger : lors, dis-je, que tous ces problèmes et d'autres semblables viennent à leur tour de discussion, ils rentrent dans l'histoire de la terre, et sont rejetés à la troisième partie.
[2,1,5] Mais quand on cherche la situation de la terre, le lieu du monde qu'elle occupe, sa position par rapport aux astres et au ciel, ces questions remontent à la première partie, et méritent en quelque sorte une place plus honorable.
Les corps uns et les corps composés
[2,2,1] Après avoir ainsi divisé la nature, établissons quelques notions générales, et posons en principe que l'air est du nombre des corps doués d'unité.
[2,2,2] Pour vous faire comprendre cette expression et la nécessité de débuter par cet axiome, il faut reprendre les choses de plus haut, et distinguer des corps continus, et des corps contigus. Un corps continu est celui dont toutes les parties sont unies sans interruption : l'unité est la continuité sans contiguïté, et comme le résultat de la réunion intime de deux corps rapprochés.
[2,2,3] Vous ne doutez pas que parmi les corps soumis au tact et à la vue, qui excitent ou qui éprouvent des sensations, il n'y en ait de composés : cette composition a lieu par liaison, ou par coacervation ; par exemple, une corde, un navire, un tas de blé. D'autres ne sont pas composés --. tels sont les arbres, les pierres, il faut donc accorder que parmi les corps mêmes qui échappent à nos sens mais dont l'existence est démontrée par la raison, il en est qui ont l'unité en partage.
[2,2,4] Voyez quelle attention je mets à ne pas blesser vos oreilles. Je pouvais me tirer d'affaire, en employant le terme philosophique "corps un" : je vous en fais grâce ; mais ayez pour moi une attention du même genre. Que demandé-je ? c'est que quand j'emploierai le mot "un", vous le rapportiez non pas au nombre, mais à la nature même du corps lié dans toutes ses parties par sa seule unité, et sans aucun secours extérieur. Or, l'air est un corps de cette espèce
La différence entre les parties et les matériaux
[2,3,1] Le monde comprend tout ce qui est ou peut être l'objet de nos connaissances. Parmi ces corps, les uns font partie du monde, les autres sont des matériaux mis en réserve. La nature, comme tout artisan, a besoin de matériaux.
[2,3,2] Je m'explique : dans le corps humain, les os, les nerfs, les mains, les yeux sont des parties ; les sucs tirés des aliments que nous prenons, et qui doivent s'incorporer dans ces parties, sont des matériaux. Le sang à son tour peut se compter tout à la fois et parmi les parties de nous-mêmes, et parmi les matériaux ; car d'abord il sert à former les parties, et il est lui-même une de celles dont se compose le corps entier.
[2,4,1] C'est ainsi que l'air est une partie du monde, et une partie nécessaire. C'est lui qui joint le ciel et la terre. Il sépare les hautes régions des régions inférieures, mais en les unissant : il les sépare, puisqu'il est interposé entre elles ; il les unit, puisque, par son intermédiaire, elles communiquent réciproquement. Il transmet plus haut tout ce qu'il reçoit de la terre, et verse en revanche sur la terre les émanations des astres.
[2,4,2] Il fait partie du monde, comme les animaux et les plantes : car les animaux et les plantes font partie de l'univers, puisqu'ils entrent dans la composition du tout qui n'existerait pas sans eux. Mais un seul animal, un seul végétal ne fait pas partie du monde dans le sens propre ; car lors même qu'il périt, l'espèce, malgré cette perte, est encore entière. L'air, comme je le disais, est lié au ciel et à la terre ; il a été créé pour tous deux. Or, tout ce qui est partie essentielle d'une chose en partage l'unité ; car la nature ne produit rien qui ne soit un.
[2,5,1] La terre figure à la fois parmi les parties et parmi les matériaux du monde. Vous ne me demanderez pas, je pense, pourquoi elle en est une partie ; ou vous m'adresserez la même question au sujet du ciel : l'univers, en effet, n'existe pas plus sans l'une que sans l'autre. Ce sont deux parties nécessaires du tout ; ce sont elles qui fournissent les aliments que se partagent les animaux, les végétaux et les astres.
[2,5,2] Tout ce qu'il faut de force aux individus, tout ce qu'exigent les innombrables besoins du monde, la nature le trouve dans le ciel et la terre. C'est dans ce fonds qu'elle puise de quoi soutenir l'existence de ces astres si nombreux, si avides, et qui, toujours en action, ont toujours des pertes à réparer. La nature a pourvu ainsi aux besoins de chacune de ses parties ; le monde a sa provision pour l'éternité. Un exemple en petit vous fera concevoir cet immense mécanisme : l'oeuf contient autant de liquide qu'il en faut pour la formation de l'animal qui doit éclore.
De l'air et de sa tension
[2,6,1] L'air est contigu à la terre : il l'embrasse si étroitement, qu'il s'empare aussitôt de l'espace qu'elle a laissé libre. Il est une partie du monde : néanmoins, tout ce que la terre transmet il le reçoit ; et, sous ce point de vue, il doit être considéré comme figurant non plus dans les parties, mais dans les matériaux du grand tout. De là sa mobilité et ses perpétuelles agitations.
[2,6,2] Quelques philosophes ont supposé que l'air était un assemblage de molécules séparées, comme la poussière. C'est une erreur grave ; car un corps n'a de ressort que par l'unité de ses parties, qui toutes doivent concourir à son activité : or, si l'air était formé d'atomes, ses parties seraient éparses et isolées, sans qu'aucun principe d'union pût les rassembler et les contenir.
[2,6,3] Cependant, que de preuves n'avez-vous pas du ressort de l'air ! le ballon qui résiste au coup qu'on lui donne ; des fardeaux transportés à des espaces immenses, sans autre moteur que le vent ; la voix qui devient plus ou moins forte, selon l'impulsion donnée à l'air : et, en effet, la voix est-elle autre chose que le son produit par l'air mis en mouvement et modifié par la percussion de la langue ?
[2,6,4] Et la faculté de courir, de se mouvoir même, à qui l'homme la doit-il, sinon à l'action de l'air qu'il respire ? C'est l'air qui donne leur force aux nerfs, et à la course sa vélocité : c'est lui qui, s'agitant avec violence et se contournant en tourbillon, arrache les arbres et les forêts, emporte et brise des édifices entiers, et soulève la mer affaissée et immobile par elle-même.
[2,6,5] Considérons des effets moins frappants. Le chant n'est-il pas le résultat de la compression de l'air ? Les cors, les trompettes, et tous les instruments qui, à l'aide d'un canal envahi par l'eau, donnent un son plus fort que ne l'eût produit l'organe seul de la voix, ne doivent-ils pas leur action à l'air comprimé ? Considérons la force immense que déploient dans l'ombre des graines presque imperceptibles : leur ténuité leur a permis de s'implanter dans les jointures des pierres, et elles deviennent assez puissantes pour détacher des roches énormes, et détruire des monuments. Des racines, d'une ténuité, d'une finesse extrême, finissent par fondre des blocs et des masses entières de rochers. Quelle cause assigner à ces effets prodigieux, si ce n'est le ressort de l'air, sans lequel il n'est point de force, et contre lequel nulle force n'est assez puissante ?
[2,6,6] Quant à l'unité de l'air, n'y eût-il pas d'autre preuve, on la trouverait dans la cohésion des diverses parties de notre corps. Qui peut en effet les assujettir, si ce n'est fait ? Qu'est-ce qui donne le mouvement à notre âme ? et qu'est-ce que le mouvement lui-même, sinon l'effet d'un ressort naturel ? et d'où résulte cet effet, sinon de l'unité ? et où trouver cette unité ailleurs que dans l'air ? En un mot, par quelle force secrète des herbes tendres, de faibles moissons percent-elles la terre ; les arbres se couvrent-ils de verdure, étendent-ils leurs rameaux, portent-ils en haut leurs branches ? c'est uniquement par le ressort et l'unité de l'air.
[2,7,1] Des philosophes supposent l'air divisé et partagé en molécules séparées par des interstices. La preuve sur laquelle ils se fondent pour établir dans ce fluide un vide disséminé, au lieu du plein absolu, c'est la facilité que les oiseaux ont à s'y mouvoir, et les grands comme les petits à le parcourir.
[2,7,2] Ils se trompent : les poissons trouvent dans l'eau la même facilité, et personne ne conteste l'unité à ce liquide, qui ne reçoit les corps qu'en refluant en sens contraire. Cette propriété de refluer autour des corps, désignée en grec par le mot "antiperistasis", se trouve dans l'air aussi bien que dans l'eau ; l'air, en effet, entoure tous les corps qui le pressent, et il n'est pas besoin d'y mêler le vide. Mais nous reprendrons ailleurs ce sujet.
[2,8,1] Des observations précédentes, nous devons conclure qu'il existe dans la nature un principe d'activité de la plus grande force. En effet, il n'est point de corps dont l'élasticité n'augmente la puissance. Or, l'élasticité d'un corps ne peut être mise en action par un autre corps qui ne serait pas lui-même essentiellement élastique ; de même qu'un corps ne peut être mû par un autre corps, à moins que ce dernier ne soit mobile par lui-même. Or, quel corps sera plus essentiellement élastique que l'air ? Peut-on nier le ressort naturel de l'air, en voyant cet élément impétueux ébranler la terre et ses montagnes, les maisons, les tours, les murailles, les villes et leurs habitants, les mers et leurs rivages ?
[2,9,1] L'élasticité de l'air n'est-elle pas prouvée encore par la célérité de ses déplacements, et la vitesse avec laquelle il se laisse pénétrer ? L'oeil plonge en un moment à plusieurs milles de distance ; un seul son retentit à la fois dans des villes entières ; la lumière, au lieu de se répandre graduellement, inonde d'un jet toute la nature.
[2,9,2] Quel ressort l'eau pourrait-elle avoir sans le secours de l'air ? Doutez-vous que ces jets qui, du milieu de l'arène, s'élancent jusqu'au faîte de l'amphithéâtre, soient produits par le ressort de l'eau ? Or, aucune pompe, aucune machine, ne peuvent lancer ni faire jaillir l'eau avec plus de force que l'air. L'air se prête à tous les mouvements de l'eau ; dans son mélange avec l'eau, il réagit sur elle, la soulève, la fait triompher de sa propre nature, et monter contre la tendance qui la porte à descendre.
[2,9,3] Eh quoi ! ce vaisseau qui s'enfonce à mesure qu'on le charge, ne prouve-t-il pas que c'est l'air uniquement, et non l'eau qui s'oppose à sa submersion ? car l'eau céderait, et ne pourrait soutenir le moindre fardeau, si elle n'était elle-même soutenue. Lorsqu'on laisse tomber dans un bassin plein d'eau un disque ou un corps plat, il rebondit au lieu de s'enfoncer : comment la chose aurait-elle lieu sans le ressort de l'air ?
[2,9,4] Comment la voix se transmettrait-elle à travers les murs les plus épais, si, dans les matières solides mêmes, il ne se trouvait de l'air pour recevoir et propager le son qui le frappe à l'extérieur ? L'air n'agit pas seulement sur les surfaces, il pénètre l'intérieur des corps ; ce qui lui est d'autant plus facile, que jamais ses parties ne se séparent, et qu'elles se joignent par les moyens mêmes qui paraissent les désunir. Supposez, entre l'air et nous, des murs élevés, des montagnes escarpées, leur interposition pourra être un obstacle entre l'air et nous, mais non entre ses molécules ; elle ne nous ferme que les voies par où nous aurions pu le suivre. L'air passe à travers les obstacles qui semblent devoir séparer ses parties ; et non seulement il se répand et reflue autour des milieux solides, mais il les pénètre et les traverse sans peine.
La variabilité de l'air et ses causes
[2,10,1] L'air s'étend depuis l'éther, fluide éminemment diaphane, jusqu'à la terre. Plus mobile, plus subtil, plus élevé que la terre et l'eau, il est plus dense et plus pesant que l'éther. Par lui-même il est froid et obscur ; la chaleur et la lumière lui viennent d'ailleurs.
[2,10,2] Au reste, il n'est pas le même dans tout l'espace qu'il occupe ; les substances qui l'avoisinent le modifient. Dans les hautes régions, il est extrêmement sec et chaud, et par conséquent d'une extrême ténuité, à cause de la proximité des feux éternels, des astres dont les mouvements sont si variés, et des cieux dont la circonvolution ne s'arrête jamais. Sa partie inférieure, contiguë à la terre, est dense et nébuleuse, parce qu'elle reçoit les émanations terrestres. Sa partie moyenne, pour la sécheresse et la ténuité tient le milieu entre la supérieure et l'inférieure, mais elle est plus froide que l'une et l'autre.
[2,10,3] La partie supérieure, en effet, est échauffée par le voisinage des astres : l'inférieure jouit, de son côté, d'une température plus douce, qu'elle doit d'abord aux exhalaisons terrestres, toujours accompagnées de chaleur ; ensuite à la réflexion des rayons du soleil, qui réchauffent doublement la partie de l'atmosphère jusqu'où ils peuvent pénétrer en se réfléchissant ; enfin à l'air expiré par les animaux et les végétaux, et qui est mêlé de chaleur, car la vie n'aurait pas lieu sans elle.
[2,10,4] Joignez à cela les feux artificiels que nous voyons, et ceux qui, couvant dans le sein de la terre, se manifestent quelquefois par des irruptions, et presque toujours brûlent obscurément dans leurs foyers invisibles. Ajoutez les émanations de tant de pays fertiles qui doivent avoir une certaine chaleur, puisque le froid est stérile, et que la chaleur est douée de la faculté de produire. La partie moyenne de l'air, éloignée et dépourvue de ces causes de chaleur, se maintient nécessairement dans sa froideur naturelle ; car nous avons averti que l'air est froid de sa nature.
[2,11,1] De ces trois régions de l'air, l'inférieure est la plus variable, la plus changeante, la plus inconstante. C'est dans le voisinage du globe que l'air est le plus actif et passif ; c'est là qu'il cause et éprouve le plus de perturbations ; cependant il n'est pas affecté partout et toujours de la même manière ; son état varie selon les lieux ; le trouble et le désordre sont circonscrits dans certaines parties.
[2,11,2] Les causes de ces changements et de cette inconstance doivent être imputées en partie à la terre, dont les diverses positions influent puissamment sur la température de l'air ; en partie au cours des astres, et notamment du soleil, ce régulateur des saisons, dont la révolution détermine l'hiver et l'été. Après le soleil, c'est la lune qui a le plus d'influence. Les étoiles, de leur côté, n'agissent pas moins sur la terre que sur l'air qui l'enveloppe. Leur lever et leur coucher, s'ils sont défavorables, amènent les froids, les pluies et les autres fléaux de la terre.
[2,11,3] Ces préliminaires étaient indispensables, avant de parler du tonnerre, de la foudre et des éclairs ; car, puisque ces phénomènes ont lieu dans l'air, il fallait expliquer la nature de cet élément, pour être à portée de juger jusqu'à quel point il est actif ou passif dans leur formation.
B. Formation de l'éclair, du tonnerre et de la foudre
Quelques généralités
[2,12,1] Il s'agit donc d'expliquer trois phénomènes, l'éclair, la foudre et le tonnerre qui, bien que produits en même temps, ne le paraissent pas à nos sens. L'éclair montre le feu, la foudre le lance : l'un n'est, pour ainsi dire, qu'une menace, un effort sans résultat ; l'autre est une vibration qui porte coup.
[2,12,2] Il est ici des points sur lesquels chacun est d'accord, et d'autres sur lesquels on se partage. On convient généralement que ces trois phénomènes sont formés dans les nuages et par les nuages. On convient encore que l'éclair et la foudre sont du feu, ou du moins semblent du feu.
[2,12,3] Passons aux points contestés. Les uns pensent que le feu réside dans les nuages ; les autres, qu'il se forme au moment de l'explosion, et n'existe pas avant d'éclater. Les premiers se divisent encore sur la cause productrice du feu, qu'ils font venir, les uns de la lumière, les autres des rayons du soleil qui, en se mêlant et se croisant, peuvent, par leurs rencontres fréquentes faire jaillir la flamme. Anaxagore prétend que ce feu émane insensiblement de l'éther, et que de ces hautes régions embrasées il tombe une infinité de particules ignées qui couvent longtemps au sein des nuages.
[2,12,4] Aristote soutient que le feu ne s'amasse point d'avance, et qu'il éclate au moment même où il se forme : son opinion peut se résumer ainsi : Deux parties du monde, la terre et l'eau, occupent la partie inférieure de l'espace -- toutes deux ont leurs émanations propres. Celles de la terre sont sèches et semblables à la fumée ; elles produisent les vents, le tonnerre et la foudre : celles des eaux sont humides, et forment les pluies et les neiges.
[2,12,5] Ces vapeurs sèches de la terre, qui, amoncelées dans l'atmosphère, donnent naissance aux vents, se trouvant comprimées latéralement par le choc des nuages, s'échappent et vont frapper les nuages voisins dans un assez grand espace : de la violence du coup résulte un bruit analogue à celui que fait entendre dans nos foyers la flamme qui pétille en dévorant du bois vert. Dans ce cas, des ballons d'air humide se crèvent par l'action de la flamme ; dans l'atmosphère, ces vapeurs que j'ai dit un peu plus haut être froissées par la collision des nuages, lorsqu'elles vont heurter d'autres nuages, ne peuvent ni se briser ni s'échapper en silence.
[2,12,6] Le bruit diffère selon la différence du choc. Pourquoi ? Parce que les nuages présentent un front plus large les uns que les autres. Du reste, c'est l'explosion des vapeurs comprimées qui est le feu : on l'appelle éclair ; c'est une flamme plus ou moins vive, allumée par un choc léger. On voit l'éclair avant d'entendre le son, parce que le sens de la vue, plus prompt, devance de beaucoup celui de l'ouïe.
La foudre ne tombe pas de l'Empyrée
[2,13,1] Quant à l'opinion de ceux qui supposent que le feu s'amasse dans les nuages, mille raisons en démontrent la fausseté. Si ce feu tombe du ciel, pourquoi ne tombe-t-il pas tous les jours, puisque le ciel est perpétuellement embrasé ? Ensuite on n'apporte aucune raison de la chute du feu, qui par sa nature tend toujours à monter ; car ce feu éthéré est bien différent de nos flammes terrestres, d'où il tombe des étincelles, parce que des parties pesantes s'y trouvent mêlées ; aussi ces étincelles ne descendent pas, elles sont réellement entraînées et précipitées.
[2,13,2] Or, rien de semblable n'a lieu dans ce feu pur des régions célestes ; il ne contient rien qui le porte en bas ; s'il s'en échappait quelques parties, le tout serait en danger ; car ce qui tombe en détail peut bien aussi crouler en masse. D'ailleurs, comment des feux qu'à tout moment leur légèreté empêche de tomber, auraient-ils pu s'élever à cette hauteur, s'ils renfermaient en eux quelques particules pesantes ?
[2,13,3] Mais quoi ! ne voit-on pas tous les jours des feux se porter en bas, ne fût-ce que la foudre même dont il est ici question ? Oui ; mais ces feux ne se meuvent point d'eux-mêmes : ils sont emportés. La puissance qui les entraîne n'existe point dans l'éther ; là, point de compression, point d'explosion, point de désordre, mais une éternelle régularité.
[2,13,4] Au milieu d'un ordre parfait, les feux épurés de l'éther, placés à la région supérieure du monde, pour la garde du monde même, suivent constamment leur marche brillante. Ils ne peuvent quitter d'eux-mêmes la place qu'ils occupent ; ils ne peuvent en être chassés par une force étrangère, parce que l'éther n'admet aucune substance passagère : un assemblage de corps fixes et symétriques exclut toute espèce de trouble et de désordre.
[2,14,1] Mais, objecte-t-on, pour expliquer la formation des étoiles filantes, vous dites que certaines parties de l'air peuvent attirer à elles le feu des régions supérieures et s'enflammer à leur approche. Sans doute mais il y a bien de la différence entre l'opinion qui fait tomber le feu de l'éther, contre sa tendance naturelle, et celle qui attribue le fait dont il s'agit à la chaleur éthérée, se communiquant de proche en proche aux régions inférieures de l'air, et y excitant une inflammation. Le feu ne tombe pas de l'éther, ce qui est impossible, mais il se forme dans l'air.
[2,14,2] Ainsi, dans un vaste incendie, nous voyons quelquefois des bâtiments isolés, après avoir été longtemps échauffés, s'enflammer d'eux-mêmes. Il est donc vraisemblable que la couche supérieure de l'air, qui a la propriété d'attirer le feu à elle, s'allume en partie par la chaleur de l'éther placé au-dessus ; nécessairement il doit y avoir quelque analogie entre la couche inférieure de l'éther et la couche supérieure de l'air : l'air supérieur ne peut pas être fort différent de l'éther inférieur, parce que les passages ne sont jamais brusques dans la nature. Au point où les deux régions se touchent, les qualités doivent se confondre, de sorte qu'on ne saurait dire où l'air commence et où l'éther finit.
Théorie selon laquelle la foudre naît de l'air en mouvement et le tonnerre des nuages déchirés par l'air
[2,15,1] Quelques-uns de nos philosophes pensent que l'air, pouvant se convertir en feu et en eau, ne va point chercher ailleurs de nouvelles causes d'inflammation. Ils prétendent qu'il s'allume par son propre mouvement ; qu'il brise les parois des nuages épais et compacts, et que l'explosion de ces grands corps est nécessairement accompagnée d'un bruit qui retentit au loin. Or cette résistance des nuages, qui ne cèdent qu'avec peine contribue à rendre le feu plus violent ; ainsi la main aide le fer à couper, quoique ce soit le fer qui coupe.
Fulguration et foudre
[2,16,1] Quelle différence y a-t-il donc entre l'éclair et la foudre ? la voici : l'éclair est un feu très développé ; la foudre est un feu concentré et lancé avec impétuosité. Il nous arrive souvent de remplir d'eau le creux de nos deux mains réunies ; en les serrant ensuite fortement, nous en voyons le fluide jaillir comme d'un siphon. La même chose arrive à peu près dans l'atmosphère. La compression réciproque des nuages chasse l'air interposé, qui s'enflamme par le choc, et s'échappe comme poussé par une machine de guerre. Les balistes mêmes et les scorpions ne chassent les traits qu'avec bruit.
Théories sur le tonnerre
[2,17,1] Quelques philosophes pensent que l'air, venant à traverser des nuages froids et humides, rend un son, comme le fer rouge qui frémit et siffle quand on le trempe dans l'eau. De même donc que le métal incandescent ne s'éteint dans l'eau où on le plonge, qu'avec un long sifflement ; de même dit Anaximène, l'air, en perçant la nue, fait entendre le bruit du tonnerre, et ses efforts, en traversant les nuages déchirés qui lui font obstacle, propagent l'incendie par sa fuite même.
[2,18,1] Anaximandre attribue tout au vent. Le tonnerre, dit-il, est le son produit par le choc d'un nuage. Pourquoi ce son est-il plus ou moins fort ? parce que le choc a plus ou moins de force. Pourquoi tonne-t-il par un temps serein ? c'est qu'alors même le vent perce à travers l'air qu'il frappe. Pourquoi tonne-t-il quelquefois sans qu'il éclaire ? c'est que le vent, trop ténu et trop faible, est impuissant pour produire la flamme, et peut cependant produire le son. Qu'est-ce donc que l'éclair ? un ébranlement de l'air qui se sépare, qui s'affaisse sur lui-même et ouvre les voies à une flamme trop peu active pour se dégager elle-même. Qu'est-ce que la foudre ? le brusque élan d'un vent plus vif et plus dense.
[2,19,1] Anaxagore prétend que tout s'opère ainsi, quand l'éther envoie dans les régions inférieures quelque principe actif : ainsi le feu, heurtant contre un nuage froid, produit le tonnerre : quand il déchire la nue, il produit l'éclair ou bien la foudre, suivant qu'il a plus ou moins de force et de vivacité.
[2,20,1] Diogène d'Apollonie attribue certains tonnerres au feu, et d'autres au vent. Le feu produit ceux qu'il annonce et qu'il précède : au vent appartiennent ceux qui font du bruit sans aucune flamme.
[2,20,2] En admettant qu'un des deux phénomènes a lieu quelquefois sans l'autre, nous remarquerons cependant que les deux forces n'agissent pas toujours différemment, et que l'une ou l'autre peut indistinctement produire les deux effets. Et d'abord, qui niera qu'une impulsion violente de l'air puisse, en produisant le son, produire aussi la flamme ? Qui ne conviendra, d'un autre côté, que le feu, qui perce les nuages, peut bien ne pas en jaillir avec éclat, si, après en avoir déchiré quelques-uns, il est étouffé dans un amas puissant d'autres nuages qu'il n'a plus la force de rompre ? Ainsi, dans ce dernier cas, le feu se dissipe sous forme de vent et perd l'éclat qui le décèle, tandis qu'i1 enflamme ce qu'il a pu rompre dans l'intérieur de sa prison.
[2,20,3] Ajoutez que, nécessairement, la foudre qui se précipite avec impétuosité pousse et chasse l'air devant elle, et entraîne le vent à sa suite, quand elle fend l'air avec tant de violence : voilà pourquoi les corps, avant d'être frappés par la foudre, sont ébranlés par le vent que la flamme a poussé devant elle avec violence.
La fulguration et la foudre sont des feux allumés par le frottement des nuages
[2,21,1] Maintenant laissons nos guides pour marcher par nous-mêmes, et passons des faits avoués aux points en litige. Voici les faits reconnus : la foudre est du feu ; il en est de même de l'éclair : ce n'est qu'une flamme, qui, avec plus de force, serait devenue foudre. Ces deux météores sont de même nature, et ne diffèrent que par le degré d'impétuosité.
[2,21,2] Que la foudre soit du feu, c'est ce que prouve la chaleur qui l'accompagne, et ce que prouveraient, à défaut de chaleur, les effets qu'elle produit. Souvent elle a causé de vastes incendies, consumé des forêts entières, et réduit en cendres des quartiers de villes. On voit des corps brûlés sans le contact immédiat de la foudre, et d'autres auxquels elle donne la couleur de la suie. Parlerai-je de l'odeur sulfureuse qu'exhalent tous les corps foudroyés ?
[2,21,3] Il est donc certain que la fondre et l'éclair sont du feu : l'un et l'autre ne diffèrent que par les lieux et les temps où ils se montrent. L'éclair est la foudre qui ne descend pas jusqu'au globe, et la foudre est l'éclair qui vient toucher le globe.
[2,21,4] Ce n'est point pour jouer sur les mots que j'insiste sur cette distinction, mais pour mieux prouver l'affinité, l'identité de nature de ces deux météores. La foudre est quelque chose de plus que l'éclair ; retournons la proposition : l'éclair est à peu de chose près la foudre.
[2,22,1] Puisqu'il est constant que les deux phénomènes sont ignés, voyons comment le feu s'engendre parmi nous ; car il s'engendrera de même dans l'atmosphère. Or, le feu naît ici-bas de deux façons : d'abord, par la percussion, par exemple en le faisant jaillir de la pierre ; ensuite, par le frottement, comme celui de deux morceaux de bois. Tous les bois cependant ne sont pas propres à donner ainsi du feu ; il n'y a que le laurier, le lierre, et quelques autres dont les bergers se servent pour cet usage.
[2,22,2] Il se peut donc que les nuages s'enflamment de même, ou par percussion, on par frottement. Voyez avec quelle force s'élancent les tempêtes, avec quelle impétuosité se roulent les tourbillons. Plus violents que toutes nos machines, ils brisent, enlèvent, et lancent à d'énormes distances tout ce qu'ils trouvent sur leur passage.
[2,22,3] Est-ce merveille qu'avec une force si intense ils fassent jaillir du feu des matières étrangères, ou de leur propre substance ? Quelle chaleur dévorante ne doivent pas éprouver les corps qu'ils froissent sur leur passage ? néanmoins, pour la vitesse et la force, on ne saurait les comparer aux astres, à qui nul ne conteste une incalculable puissance.
[2,23,1] Il est possible que des nuages poussés contre d'autres nuages par l'impulsion légère d'un vent qui fraîchit doucement, produisent un feu qui brille sans éclater : car il faut moins de force pour former l'éclair, que pour engendrer la foudre.
[2,23,2] Nous avons déjà fait voir plus haut quel degré de chaleur le frottement donnait aux corps. Comme l'air peut se convertir en feu, lorsqu'un frottement considérable agit sur lui, il est presque hors de doute qu'il en jaillira une flamme éphémère, destinée à s'évanouir bientôt, parce qu'elle ne sort pas d'un corps solide qui lui prête de la consistance ; transitoire et instantanée, elle n'a de durée que celle du trajet qu'elle parcourt, jetée dans l'espace sans aliments.
Première objection : la foudre descend ; si elle était un feu, elle monterait
[2,24,1] Mais, dira-t-on, puisqu'il est dans la nature du feu, comme vous l'avez établi, de tendre vers les régions supérieures, comment se fait-il que la foudre se porte vers la terre ? La loi que vous avez posée serait-elle fausse ? ne voyons-nous pas le feu monter et descendre indifféremment ? Ces deux mouvements sont possibles en effet -- naturellement le feu se porte vers la région supérieure, et il s'y élève effectivement, quand aucun obstacle ne s'y oppose ; de même l'eau, qui naturellement se porte en bas, contrainte de céder à une force étrangère qui la pousse en sens contraire, monte vers le lieu même d'où elle est tombée en pluie.
[2,24,2] La même nécessité qui a produit Ie feu de la foudre, en détermine la chute. Le feu éprouve alors ce qui arrive aux jeunes arbres dont la cime encore souple peut être courbée jusqu'à toucher la terre, au lieu que, abandonnée à elle-même, elle se redresse et reprend tout d'un élan sa place. Ce n'est pas dans l'état de contrainte qu'on doit examiner les corps.
[2,24,3] Laissez au feu sa liberté, il regagnera le ciel, séjour des corps les plus légers. Se trouve-t-il une chose qui l'entraîne et le détourne de sa voie naturelle, il ne suit plus sa nature, il n'obéit qu'à la force.
Deuxième objection : les nuages sont pleins d'eau et l'eau est l'ennemie du feu. Réponse
[2,25,1] Vous prétendez, dit-on encore, que des nuées humides, ou même chargées d'eau, donnent par le frottement naissance à la flamme. Mais comment la flamme peut-elle se développer dans les nuées qui semblent aussi incapables que l'eau même de la produire ?
[2,26,1] D'abord le nuage où le feu est produit n'est pas de l'eau ; c'est un air chargé de vapeurs, disposé à former de l'eau ; la transformation n'est pas faite, elle est seulement prête à se faire. Il ne faut pas croire que l'eau se rassemble dans les nuages pour s'épancher ensuite ; l'instant de sa formation est celui de sa chute.
[2,26,2] Ensuite, quand je vous accorderais qu'un nuage est humide et plein d'eau toute formée, rien n'empêcherait que le feu se formât dans ce nuage humide, ou, ce qui est plus extraordinaire encore, dans l'eau même ; car des philosophes ont soutenu que nul corps ne pouvait être converti en feu, sans avoir passé préalablement à l'état d'eau. Il se peut donc qu'un nuage, sans que l'eau qu'il contient change de nature, lance de la flamme de quelques-unes de ses parties, comme nous voyons le bois brûler d'un côté et suer de l'autre.
[2,26,3] Je ne prétends pas nier par là l'incompatibilité des deux éléments dont l'un détruit l'autre : je dis seulement que, quand le feu a plus de force que l'eau, il triomphe, et qu'à son tour l'eau neutralise les effets du feu, si elle se trouve en plus grande quantité : voilà pourquoi le bois vert ne brûle pas. Le point important, c'est donc la quantité de l'eau ; si elle est trop faible, elle sera hors d'état d'arrêter le développement du feu.
[2,26,4] Quelle raison aurions-nous d'en douter ? Posidonius rapporte qu'autrefois, lorsqu'une île nouvelle surgit dans la mer Égée, on voyait la mer écumer pendant le jour, et rejeter du fond de ses abîmes une épaisse fumée, indice certain de la flamme qu'elle cachait dans son sein. Bientôt elle jeta des feux non pas continuels, mais qui brillaient par intervalles, comme la foudre, toutes les fois que la flamme inférieure surmontait le poids des eaux qui la couvraient.
[2,26,5] Ensuite on vit des pierres, des rocs énormes lancés dans les airs, les uns encore intacts, que l'air violemment comprimé avait chassés avant leur calcination, les autres rongés et réduits à la légèreté de la pierre ponce. Enfin parut au-dessus des eaux le cratère de ce volcan dont la hauteur s'accrut insensiblement, et dont toutes les dimensions s'agrandirent au point de former une île.
[2,26,6] De nos jours, le même fait s'est renouvelé sous le consulat de Valérius Asiaticus. Que prouvent ces exemples ? que le feu n'a pu être éteint par la mer qui le couvrait, et que ses efforts pour sortir n'ont pu être comprimés par l'énorme poids des eaux. Asclépiodote, disciple de Posidonius, nous apprend que la masse d'eau à travers laquelle le feu fit éruption avait deux cents pas de profondeur.
[2,26,7] Si un pareil volume d'eau n'a pas pu éteindre le feu qui s'élançait du fond de la mer, comment les nuages, composés de vapeur subtile et déliée, y parviendraient-ils au milieu de l'atmosphère ? Ils sont si peu contraires à la formation des feux, qu'on ne voit au contraire naître la foudre que dans un ciel nébuleux ; elle n'a pas lieu dans un temps serein. Un jour pur n'a pas à redouter la foudre ; et la nuit même est à l'abri de ses coups, si elle n'est obscurcie par des nuages.
[2,26,8] Eh quoi ! dans la nuit la plus calme, à la lueur même des étoiles, ne voit-on pas briller l'éclair ? -- Sans doute, mais soyez sûr qu'au lieu d'où part l'éclair, il se trouve des nuages que la forme sphérique de la terre ne nous permet pas d'apercevoir.
[2,26,9] Ajoutez que des nuages, placés en bas et dans le lointain, peuvent, par leur collision réciproque, produire un feu qui, lancé vers le haut, se montre dans la partie pure et sereine du ciel, quoique formé dans un nuage obscur et ténébreux.
Le bruit du tonnerre est causé par l'éclatement de l'air dans un nuage
[2,27,1] On a distingué plusieurs espèces de tonnerres. Les uns produisent un murmure sourd, semblable à celui qui précède les tremblements de terre, quand le vent, n'ayant pas d'issue, s'agite et gronde. Voici comment on rend raison de ce phénomène.
[2,27,2] Quand les nuages en se réunissant ont enfermé l'air, et qu'il roule au milieu d'eux de cavités en cavités, il rend un son rauque, égal et soutenu, semblable aux mugissements des taureaux ; et comme, dans cette région, l'état des nuages humides ferme toute issue à l'air, les tonnerres de cette espèce annoncent une pluie abondante.
[2,27,3] Une autre espèce de tonnerre fait entendre un bruit plus aigu : c'est moins un son qu'un éclat semblable à celui d'une vessie qu'on crèverait sur la tête de quelqu'un. Ces tonnerres se produisent quand un nuage roulé en tourbillons s'entrouvre et laisse échapper l'air qui le distendait. Ce bruit éclatant et soudain se nomme proprement fracas : il terrasse et tue les hommes ; quelques-uns, sans perdre la vie, restent stupides et hors d'eux-mêmes : cet état d'aliénation, effet de la commotion produite par le météore, prend le nom de stupeur.
[2,27,4] Ce bruit peut encore être occasionné par un air enfermé dans un nuage creux, et qui, raréfié par son mouvement même, se dilate, cherche à se mettre plus au large, et résonne en faisant effort contre les parois qui l'enveloppent. Si le choc de nos deux mains produit un bruit éclatant, quel fracas ne doit pas résulter de la collision de deux nuées, de deux masses énormes qui s'entrechoquent avec violence !
Une objection : Pas de tonnerre dans le cas d'un nuage heurtant une montagne. Réponse
[2,28,1] Mais, dites-vous, on voit des nuages heurter des montagnes sans qu'il en résulte de retentissement. -- Je réponds d'abord que la simple collision ne suffit pas pour produire le bruit ; il faut une disposition particulière des mains propre à cet effet. On ne peut applaudir en battant des mains sur le revers, mais en frappant paume contre paume ; et encore l'intensité du son varie-t-elle, selon qu'on frappe du creux ou du plat de la main. En second lieu, un simple mouvement ne suffit pas aux nuages, il leur faut une impulsion violente comme celle d'un orage.
[2,28,2] Les montagnes ne divisent pas les nuages, elles en changent seulement la direction, et tout au plus en émoussent les parties les plus saillantes. Il ne suffit pas que l'air sorte d'une vessie gonflée, pour qu'elle rende un son : si on la divise avec un instrument tranchant, l'air sort sans bruit ; pour qu'il y ait explosion, il faut la rompre et non la couper. J'en dis autant des nuages : sans un choc brusque et violent, ils ne retentissent pas. Ajoutez que les nuages portés contre une montagne ne s'y brisent point : ils se moulent autour de certaines parties de la montagne, autour des arbres, des arbustes, des roches escarpées et proéminentes ; et, ainsi dispersés, ils laissent échapper par mille issues l'air qu'ils peuvent renfermer. Or, pour produire le tonnerre, il faut que la masse entière fasse explosion :
[2,28,3] la preuve, c'est que le vent qui se divise en passant par les branches des arbres siffle, et ne tonne pas. Il faut un grand coup, une rupture générale d'un nuage aggloméré, pour produire le son éclatant que fait entendre le tonnerre.
L'air est propre à la production du son
[2,29,1] De plus, l'air est propre à transmettre le son : et en effet, la voix n'est que le résultat de la percussion de l'air. Les nuages doivent donc retentir, parce qu'étant pleins de cavités et distendus, ils s'entrouvrent : car vous voyez qu'il y a bien plus de sonorité dans un espace vide que dans un espace plein, dans un corps distendu que dans celui qui ne l'est pas. C'est sur ce principe qu'est fondée la forme des cymbales et des tambours : ceux-ci ne résonnent que par la répercussion de l'air contre leurs parois intérieures ; celles-là ne doivent leur bruit aigu qu'à la compression de l'air dans leurs cavités.
Deuxième objection : le heurt sonore de matières autres que l'air. Réponse
[2,30,1] Quelques philosophes, Asclépiodote entre autres, pensent que le tonnerre et la foudre peuvent être produits par la rencontre de corps quelconques. Jadis l'Etna, dans une de ses grandes éruptions, vomit une quantité prodigieuse de sables brûlants. Un nuage de poussière voila le jour : une nuit soudaine épouvanta les peuples. En même temps, dit-on, on entendit des tonnerres, on vit éclater des foudres ; mais ces météores, comme il est probable, furent produits plutôt par le concours de corps arides et brûlants, que par les nuages, qui vraisemblablement avaient tous disparu de cette atmosphère enflammée.
[2,30,2] L'armée que Cambyse envoya contre le temple de Jupiter Ammon, fut ensevelie sous des monceaux de sable que le vent du midi faisait pleuvoir comme de la neige. Il est probable que le frottement des sables entrechoqués produisit aussi dans cette occasion des foudres et des tonnerres. "
[2,30,3] Cette opinion ne répugne pas à notre théorie. En effet, nous avons dit que de la terre émanaient des corpuscules de deux espèces, secs et humides, qui se répandaient dans toute l'atmosphère. Dans les cas dont il est ici question, il se forme des nuages plus denses et plus compacts que s'ils n'étaient composés que de simple vapeur : ceux-ci peuvent se briser avec bruit ;
[2,30,4] mais les autres assemblages occasionnés ou par les éruptions volcaniques, ou par les vents qui ont balayé la surface de la terre, doivent produire le nuage avant le retentissement. Or, les nuages peuvent être formés par des corpuscules secs comme par des corpuscules humides, puisqu'ils ne sont, comme nous l'avons déjà dit, qu'un air plus dense et chargé de molécules étrangères.
C. Les effets remarquables de la foudre
1. Effets physiques et physiologiques
[2,31,1] Au reste, en considérant les effets merveilleux de la foudre, on ne peut douter, qu'il n'y ait en elle une force surnaturelle, inappréciable à nos sens. Elle fond l'argent dans une bourse qu'elle laisse intacte et sans l'endommager ; l'épée se liquéfie dans le fourreau qui reste entier ; le fer des javelots coule le long du bois qui demeure intact ; les tonneaux se brisent, sans que le vin s'échappe, mais la consistance acquise par le liquide ne dure que trois jours.
[2,31,2] Une circonstance encore bien remarquable, c'est que les hommes et les animaux frappés de la foudre, ont la tête tournée vers le côté d'où elle est partie, et que les rameaux des arbres qu'elle a renversés se tiennent droits, dirigés dans le même sens. Enfin les serpents et les autres animaux venimeux cessent de l'être, dès que la foudre les a frappés. Mais où est la preuve ? dites-vous. C'est que les vers ne naissent pas dans des cadavres venimeux, et que les animaux en question, frappés de la foudre, sont en proie aux vers au bout de quelques jours.
2. Propriétés prophétiques de la foudre
[2,32,1] Un fait plus merveilleux, c'est que la foudre annonce l'avenir ; je ne dis pas un ou deux événements particuliers, mais l'ordre et la série entière des destins, qui sont tracés par la foudre en caractères plus visibles et plus frappants que dans un livre.
[2,32,2] La différence entre nous et les Toscans, les plus habiles interprètes des tonnerres, c'est que, selon nous, l'explosion de la foudre a lieu par suite de la collision des nuages, et que, suivant eux, la collision n'a lieu que pour amener l'explosion. En effet, comme ils rapportent tout à Dieu, ils croient non pas que les foudres annoncent l'avenir parce qu'elles sont formées, mais qu'elles sont formées parce qu'elles doivent annoncer l'avenir. Néanmoins elles se produisent de la même manière, que leur pronostic soit ou la cause ou l'effet de leur formation.
[2,32,3] Mais comment présageraient-elles l'avenir, si ce n'était pas Dieu qui les envoyait ? comment les oiseaux donnent-ils des auspices favorables ou défavorables, quoique leur vol n'ait pas lieu exprès pour l'homme ? Les Toscans répondent que c'est encore Dieu qui dirige les oiseaux. C'est lui supposer bien du loisir et le réduire à de bien chétifs détails, que de le montrer occupé à arranger des songes pour l'un, des entrailles de victimes pour l'autre.
[2,32,4] Oui, le secours divin intervient dans tous les événements ; mais il ne dirige pas les ailes de l'oiseau, il ne façonne pas les entrailles des animaux sous le couteau du sacrificateur. Le destin déroule sa marche d'une tout autre manière : il répand d'avance et partout des signes de l'avenir ; mais de ces signes, les uns nous sont familiers, les autres nous sont inconnus. Tout ce qui arrive est un pronostic de ce qui arrivera. Mais les événements fortuits, et qui échappent au calcul, ne donnent point de prise à la divination ; elle ne s'exerce que sur ceux qui sont soumis à des lois régulières et constantes.
[2,32,5] Pourquoi donc, demanderez-vous, l'aigle, le corbeau et un très petit nombre d'oiseaux, ont-ils le privilège spécial d'annoncer les grands événements, tandis que la voix des autres n'a rien de prophétique ? c'est qu'il y a beaucoup d'oiseaux dont les mouvements n'ont encore pu être ni observés, ni assujettis à l'art, et beaucoup d'autres qui ne pourront jamais l'être, parce qu'ils vivent trop loin de nous. Mais, au fond, il n'est aucun être dont les mouvements et la rencontre ne présagent quelque chose. On n'en peut remarquer qu'un certain nombre.
[2,32,6] Les auspices sont une science d'observation : ainsi le pronostic existe pour qui observe ; mais ceux même qu'on observe point ne sont pas sans effet.
[2,32,7] Les observateurs chaldéens ont reconnu l'influence des cinq planètes : mais tant de milliers d'astres, croyez-vous qu'ils brillent en vain au firmament ? Quelle est la cause des erreurs où tombent les tireurs d'horoscopes ? c'est qu'ils n'attachent notre sort qu'à cinq astres seulement, tandis qu'il n'en est pas un de ceux qui brillent sur nos têtes, qui n'exerce quelque influence sur notre destinée. Sans doute la proximité des planètes rend leur action plus directe ; sans doute la fréquence de leurs mouvements multiplie, par rapport à nous et aux autres êtres, les différences de leurs aspects ; mais les astres mêmes qui sont immobiles, ou qui paraissent tels, parce que leur rapidité égale celle du monde, ne laissent pas d'avoir droit et empire sur nous. Il est d'autres influences que celles des planètes dont vous devez tenir compte, si vous voulez faire entrer dans l'horoscope toutes celles que les astres ont sur nous. Au reste, il n'est pas plus facile d'apprécier leur pouvoir, que d'en douter.
[2,33,1] Revenons aux foudres, dont la science comprend trois parties : l'observation, l'explication, la conjuration. La première suppose une formule, une règle particulière ; la seconde constitue la divination ; la troisième a pour objet de rendre les dieux favorables, en leur demandant d'envoyer les biens, d'écarter les maux, de confirmer leurs promesses, et de détourner l'effet de leurs menaces.
[2,34,1] On attribue à la foudre une vertu souveraine, parce que son intervention neutralise tous les autres présages. Les siens sont irrévocables, et ne peuvent être modifiés par aucun autre signe. Les menaces des victimes, des oiseaux, sont abolies par l'apparition favorable de la foudre, tandis que les annonces de la foudre ne sauraient être annulées par les entrailles des victimes, ou par le vol des oiseaux.
[2,34,2] Ici la théorie me semble en défaut. Pourquoi ? parce qu'il n'y a rien de plus vrai que le vrai. Si les oiseaux ont prédit l'avenir, cet auspice ne peut être neutralisé par la foudre ; ou s'il peut l'être, les oiseaux n'ont donc pas prédit l'avenir. Je ne compare pas ici l'oiseau à la foudre : ce sont deux signes de vérité que je compare ensemble ; s'ils annoncent le vrai tous deux, l'un vaut l'autre. Si donc l'intervention de la foudre annule les indications du sacrificateur ou de l'augure, c'est qu'on a mal inspecté les entrailles des victimes, mal observé le vol des oiseaux. Peu importe lequel de ces deux signes a plus de force et d'énergie ; pourvu que l'un et l'autre annoncent la vérité, tous deux sont égaux, en tant que signes.
[2,34,3] La flamme a plus de force que la fumée ; sans doute : mais la flamme n'est pas un indice du feu plus sûr que la fumée. Si vous disiez : "Toutes les fois que les indications des victimes et celles de la foudre se contredisent, il faut plutôt en croire la foudre," peut-être serais-je de votre avis ; mais si vous dites : "Les premiers signes ont prédit la vérité, mais la foudre réduit à néant leurs présages, et mérite une croyance exclusive," vous êtes en défaut. Pourquoi ? c'est que le nombre des auspices n'y fait rien : le destin est un ; s'il a été bien interprété par le premier auspice, le second ne détruira pas le premier, puisque c'est la même chose.
[2,34,4] Ainsi, je le répète, peu importe par quel présage nous cherchons l'avenir puisque cet avenir est le même, quel que soit le présage par lequel nous le cherchons.
Destinée et divination
[2,35,1] La foudre ne peut changer le destin. Pourquoi ? parce qu'elle fait elle-même partie du destin. À quoi servent donc les expiations, les sacrifices, si les arrêts du destin sont immuables ? Permettez que je défende l'opinion un peu dure de ceux qui, sans rejeter les cérémonies religieuses, ne voient dans les voeux qu'on adresse au ciel, que la consolation d'un esprit malade.
[2,35,2] Le destin ne se conduit pas suivant nos idées ; nulle prière ne le touche ; il est insensible aux égards et à la pitié ; il suit son cours irrévocable, et exécute ses arrêts tels qu'il les a rendus : torrent rapide qui jamais ne remonte vers sa source, qui ne s'arrête jamais, dont chaque flot est poussé par le flot qui le suit ; une rotation éternelle emporte tous les événements. La première loi du destin est l'immutabilité.
[2,36,1] Qu'est-ce que le destin ? l'irrésistible nécessité des faits et des choses. Prétendre le fléchir par des sacrifices, par l'immolation d'une brebis blanche, c'est méconnaître l'essence divine. Un sage, dites-vous, ne peut pas changer d'avis : que sera-ce de Dieu ? Le sage ne sait ce qui vaut le mieux qu'à l'instant présent ; mais pour Dieu tout est présent.
Est-il possible de détourner la menace du destin ?
[2,37,1] Cependant je vais plaider la cause de ceux qui pensent qu'on peut conjurer la foudre, et qui ne doutent point de l'efficacité des expiations, pour écarter, diminuer ou suspendre les dangers.
[2,37,2] Plus tard, nous développerons les conséquences de ces principes ; en attendant, notons un point commun aux Étrusques et à nous. Comme eux, nous croyons que les voeux sont utiles, sans que pour cela le destin perde rien de sa force et de sa puissance. N'y a-t-il pas, en effet, des événements dont l'existence est suspendue par les dieux, et dont l'issue favorable est attachée aux voeux et aux prières des mortels ? Dans ce cas, les voeux font partie du destin, loin de lui être contraires.
[2,37,3] Mais, dit-on, la chose doit arriver, ou ne peut pas arriver : si elle doit arriver, elle arrivera, quand même vous ne feriez point de voeux ; si elle ne doit pas arriver, elle n'arrivera pas, en dépit des voeux que vous pourriez faire. Ce dilemme est faux, parce qu'il y a un milieu dans l'alternative ; c'est-à-dire, la chose arrivera, si l'on fait des voeux.
[2,38,1] Mais, réplique-t-on, l'existence ou la non-existence des voeux est aussi un fait nécessaire compris dans le destin. En supposant que je me rende, que je dise : Oui, les voeux eux-mêmes sont compris dans l'ordre du destin ; eh bien ! il s'ensuivrait que ces voeux sont inévitables.
[2,38,2] Le destin porte qu'un tel sera savant, s'il étudie : mais le même destin a réglé qu'il étudierait, donc il étudiera. Un tel sera riche, s'il court la mer : mais ce même destin qui lui promet l'opulence, veut aussi qu'il coure la mer ; donc il la courra. J'en dis autant des expiations. Cet homme évitera le danger, s'il détourne par des sacrifices expiatoires l'effet des menaces du ciel. Mais ces actes expiatoires sont compris aussi dans la destinée ; il faudra donc qu'ils aient lieu.
[2,38,3] Voilà les objections par lesquelles on cherche à prouver que la volonté humaine n'a aucune part aux événements, et que tout est soumis aux lois du destin. Quand nous aurons à discuter cette question, nous verrons comment, sans déroger au destin, l'homme conserve l'exercice de son libre arbitre. Il suffit pour l'instant d'avoir résolu la question proposée ; d'avoir expliqué comment, en laissant au destin tous ses droits, les sacrifices et les expiations peuvent conjurer les dangers ; car, loin de combattre le destin, tout cela rentre dans l'accomplissement de ses lois.
[2,38,4] Mais, direz-vous, à quoi bon l'aruspice, puisque, indépendamment de ses conseils, le sacrifice expiatoire aura nécessairement lieu ? Il sert comme ministre du destin. Ainsi la guérison, quoique décidée par le destin, est due pourtant au médecin, parce que le médecin est l'intermédiaire par lequel nous arrive ce bienfait.
Théorie de Cécina sur les diverses sortes de foudres révélatrices de la destinée
[2,39,1] Cécina distingue trois espèces de foudres : ce sont les foudres de conseil, d'autorité, et les foudres de station. La première vient avant l'événement, mais après le projet : ainsi un homme forme une résolution ; un coup de foudre l'y confirme ou l'en détourne. La seconde suit l'événement, et indique s'il est propice ou funeste.
[2,39,2] La troisième se montre à l'homme tranquille, qui n'agit et ne pense même pas : elle porte des menaces, ou des promesses, ou des avis. C'est ce qu'il appelle foudre d'admonition, mais je ne vois pas en quoi elle diffère de la foudre de conseil. Donner avis, c'est bien donner conseil ;
[2,39,3] néanmoins il y a quelque nuance qui les distingue. Le conseil engage ou dissuade ; tandis que l'admonition indique, mais d'une manière vague, le péril qui approche, tel qu'un incendie, une trahison de nos proches, un complot de nos esclaves.
[2,39,4] Je vois encore une autre distinction : le conseil se donne à un homme qui médite un projet, l'avis à un homme qui ne pense à rien. Les deux faits ont leur caractère propre. L'indécision sollicite le conseil ; l'avis se donne spontanément.
Réfutation de cette théorie. Les seules différences entre les foudres concernent leurs effets matériels
[2,40,1] Les foudres ne diffèrent qu'en signification : il y a entre elles parité de nature. On distingue la foudre qui perce, celle qui renverse, celle qui brûle. La première est une flamme subtile, qui passe par l'issue la plus étroite, à cause de la pureté et de la ténuité de ses parties.
[2,40,2] La seconde est globuleuse et renferme un mélange d'air dense et orageux. La première revient et s'échappe aisément par le passage qui lui a servi d'entrée. La seconde a une sphère d'activité plus étendue ; quand elle frappe, elle brise au lieu de percer.
[2,40,3] Enfin la foudre qui brûle contient quantité de particules terrestres ; c'est un feu plutôt qu'une flamme -- aussi laisse-t-elle des traces de feu bien marquées sur les corps qu'elle touche. Quoique jamais la foudre ne soit sans feu, la dénomination d'ignée s'applique spécialement à la troisième espèce, à cause des traces sensibles de feu laissées par elle ; elle brûle, ou bien elle noircit les corps qu'elle frappe.
[2,40,4] Elle brûle de trois manières : ou par une simple inhalation qui n'endommage pas la substance du corps, ou par combustion, ou par inflammation. Ces trois modes d'action ne diffèrent que par le degré ou la manière. Toute combustion suppose ustion ; mais toute ustion, non plus que toute inflammation, ne suppose pas combustion ;
[2,40,5] car le feu peut n'avoir agi qu'en passant. Qui ne sait que des objets brûlent, sans prendre feu, mais que jamais ils ne prennent feu, sans brûler. Je n'ajouterai qu'un mot : la combustion peut avoir lieu sans inflammation, et réciproquement il peut y avoir inflammation sans combustion.
[2,40,6] Passons à la foudre qui altère la couleur de ce qu'elle touche. Elle colore ou décolore les objets. Voici en quoi consiste la différence : décolorer, c'est altérer la nuance, sans la changer totalement ; colorer, c'est changer la couleur, et teindre, par exemple, en bleu, en noir, en blanc pâle.
3. La foudre punissante
La foudre, arme de Jupiter contre les méchants. Comment il faut interpréter cette croyance
[2,41,1] Ici encore les Étrusques et les philosophes sont d'accord ; mais voici le dissentiment : les premiers veulent que la foudre soit lancée par Jupiter, qu'ils arment de trois sortes de carreaux. La première est une foudre d'avis et de paix, envoyée par la volonté seule de Jupiter. La seconde part encore de la main du dieu, mais sur l'avis de son conseil composé des douze grands dieux. Cette foudre est salutaire, mais non sans faire quelque mal.
[2,41,2] La troisième est encore lancée par Jupiter, mais seulement après qu'il a consulté les dieux, qu'on nomme supérieurs et enveloppés. Cette foudre ravage, englobe, dénature tout ce qu'elle rencontre ; elle frappe les états comme les particuliers : c'est un feu destructeur qui ne laisse rien dans son état primitif.
[2,42,1] Au premier aspect, rien de plus contraire à la raison que cette doctrine de nos ancêtres. Quoi de plus absurde que de se représenter Jupiter, du sein des nuages, lançant la foudre contre des colonnes, des arbres, quelquefois contre ses propres statues ; laissant les sacrilèges impunis, pour frapper des moutons, incendier des autels, détruire des troupeaux inoffensifs ; et enfin prenant conseil des autres dieux, comme incapable d'en prendre de lui seul ? Croirons-nous que la foudre sera propice, pacifique, lancée par le seul Jupiter, et funeste, quand il l'aura lancée d'après l'avis des dieux ?
[2,42,2] Voulez-vous savoir mon sentiment ? Je ne pense pas que nos ancêtres aient été assez stupides pour supposer Jupiter injuste ou pour le moins impuissant : car, lorsque les feux qu'il lance frappent les têtes innocentes et ménagent les coupables, y a-t-il d'autre alternative qu'entre l'impuissance et l'injustice ?
[2,42,3] Quel était donc le but de cette doctrine ? Ils ont jugé, en hommes sages, que la crainte était le frein de l'ignorance, et qu'il fallait faire redouter à l'homme un être supérieur à lui. Pour contenir l'audace du crime, il était bon de présenter une force contre laquelle chacun jugeât la sienne impuissante. C'est donc afin d'effrayer ceux que la crainte seule empêche d'être criminels, qu'ils ont fait planer sur leur tête un dieu vengeur, toujours prêt à frapper.
[2,43,1] Pourquoi donc la seule foudre qu'on puisse détourner, est-elle celle que Jupiter lance de lui-même, tandis que celle qu'il envoie après avoir consulté les autres dieux est nuisible et destructive ? parce que Jupiter, c'est-à-dire le roi de l'univers, doit toujours, s'il est seul, faire du bien, et ne peut faire du mal que sur l'avis des dieux qui le conseillent.
[2,43,2] Grande leçon pour ceux qui exercent sur les hommes la souveraine puissance ! qu'ils sachent que la foudre même ne part qu'après une délibération ; qu'ils s'entourent de sages conseillers, qu'ils pèsent les avis, qu'ils en adoucissent la rigueur, qu'ils songent que Jupiter lui-même, pour frapper légitimement, ne se borne pas à prendre conseil de lui-même.
[2,44,1] Nos ancêtres n'étaient pas non plus assez simples pour s'imaginer que Jupiter changeât de foudre. Je ne vois qu'une idée poétique dans ce passage : "Il est un foudre plus léger, où la main des Cyclopes n'a point fait entrer tant de flamme, tant de courroux ni de vengeance. Les dieux le nomment le foudre de paix."
[2,44,2] Ces hommes d'une sagesse profonde n'ont point partagé l'erreur commune : ils n'ont pas cru que Jupiter se jouât quelquefois avec des foudres sans effet ; ils ont voulu avertir les hommes chargés de lancer la foudre sur les coupables, que le même châtiment ne doit pas tomber sur toutes les fautes : qu'il y a des foudres pour détruire, d'autres pour toucher et effleurer, d'autres enfin pour briller seulement à la vue.
La vraie nature de Jupiter
[2,45,1] Ils n'ont pas même cru que le Jupiter qui lance la foudre fût celui qu'on adore dans le Capitole et dans les autres temples. Ils ont reconnu le même Jupiter que nous, le gardien et le modérateur de l'univers, l'âme et l'esprit du grand tout, l'architecte et le maître de ce grand édifice du monde. Tous les noms lui conviennent.
[2,45,2] Voulez-vous l'appeler le destin ? le nom sera bien choisi : c'est de lui que tout dépend, il renferme en lui toutes les causes des causes. Voulez-vous le nommer la providence ? vous aurez encore raison ; c'est lui dont la sagesse pourvoit à tous les besoins du monde, en règle l'ordre, en dirige les mouvements. Aimez-vous mieux l'appeler la nature ? vous ne vous tromperez pas ; car c'est lui qui a donné naissance à tout, et c'est son souffle qui nous anime.
[2,45,3] Enfin, le désignez-vous sous le nom de monde ? ce ne sera pas avec moins de justesse ; car lui-même est tout ce que vous voyez, tout entier disséminé dans. ses propres parties, et se soutenant par sa propre énergie. Les Étrusques ont pensé comme nous ; et s'ils ont dit qu'il lançait la foudre, c'est que rien ne se fait sans lui.
Le véritable rôle de Jupiter
[2,46,1] Mais pourquoi Jupiter épargne-t-il les coupables qu'il devrait frapper, tandis qu'il frappe les innocents ? -- La question que vous me proposez est trop importante ; ce n'est ni le lieu ni le moment de l'examiner. Notons, en attendant, que ce. n'est point Jupiter qui lance la foudre, mais que tout est disposé de manière que les choses qui ne se font pas par lui ne se font pourtant pas sans raison, et que cette raison vient de lui. Les causes secondes agissent, mais par sa permission : ce qu'il ne fait pas par lui-même, se fait d'après l'ordre qu'il a établi : il n'intervient pas dans les détails, mais il donne à l'ensemble le signal, l'énergie et la cause.
4. Quelques classements
Les Étrusques classent les foudres selon leur échéance. Réfutation
[2,47,1] Je n'adopte pas la classification de ceux qui divisent les foudres en perpétuelles, finies ou prorogées. Les perpétuelles sont celles dont les pronostics concernent toute une existence, et, sans se borner à un fait particulier, embrassent toute la série des événements futurs de la vie. Telles sont celles qui apparaissent lors de l'acceptation d'un héritage, du changement d'état soit d'un homme, soit d'une ville. Les foudres finies ne se rapportent qu'à un jour marqué ; et les prorogées sont celles dont l'effet peut être suspendu, mais non détruit et anéanti.
[2,48,1] Voici sur quelles raisons je me fonde pour rejeter cette division. La foudre qu'on appelle perpétuelle est finie. Elle répond aussi à un jour marqué, et elle ne cesse pas d'être finie, parce qu'elle embrasse un temps considérable. La foudre prorogée est aussi finie ; car, de l'aveu même des auteurs de cette division, on sait quel est l'intervalle qui peut s'écouler entre son apparition et son effet ; ainsi les délais qu'on obtient sont, au plus, de dix ans pour les foudres particulières, et de trente ans pour les foudres publiques. Toutes les foudres, tous les événements ont donc un jour marqué ; car l'incertain ne saurait être saisi ni déterminé.
[2,48,2] La doctrine de l'observation des éclairs n'a rien que de vague et d'équivoque. On pourrait cependant adopter la division du philosophe Attale, qui s'était livré spécialement à cet examen, et avoir égard au lieu de l'apparition, au temps, à la personne, à la circonstance, à la qualité, à la quantité. Si je voulais traiter à part chacun de ces détails, je m'engagerais dans une oeuvre sans fin.
Les éclairs classés suivant le genre d'avertissement qu'ils donnent. Théorie de Cécina
[2,49,1] J'exposerai maintenant les noms que Cécina donne aux foudres, et le jugement que j'en porte. Il distingue les postulatoires, qui veulent qu'un sacrifice interrompu, ou fait contre les règles, soit recommencé ; les monitoires, qui indiquent les dangers dont il faut se garder ; les sinistres, qui annoncent la mort ou l'exil ; les fallacieuses, qui font du mal avec l'apparence du bien : ainsi elles donnent un consulat qui causera la mort du consul, ou un héritage qui coûtera cher à l'héritier ; les déprécatives, dont les menaces ne sont pas suivies d'effet ;
[2,49,2] les péremptales, qui mettent à néant les menaces des précédentes ; les attestantes, qui confirment ces mêmes menaces ; les atterranées, qui tombent dans un lieu fermé ; les ensevelies, qui frappent un lieu déjà foudroyé, et non purifié par des expiations ; les royales, qui tombent ou dans les comices, ou dans un lieu remarquable d'un état libre, et le menacent de la royauté ;
[2,49,3] les infernales, dont les feux s'élancent de la terre ; les hospitalières, qui somment, ou plutôt, pour me servir d'un langage plus respectueux, qui invitent Jupiter à assister à nos sacrifices ; mais, ajoute Cécina, malheur à celui qui l'aura invité, si le dieu arrive irrité contre lui ! Enfin les auxiliaires, qui portent bonheur à ceux qui les ont invoqués.
Théorie d'Attale
[2,50,1] Combien était plus simple la division d'Attale, ce grand homme, qui à la science des Étrusques avait joint la subtilité des Grecs ! " Parmi les foudres, dit-il, il en est qui annoncent des événements relatifs à nous ; d'autres qui n'annoncent rien, ou dont l'intelligence nous est interdite.
[2,50,2] Les événements annoncés par la foudre, sont ou favorables, ou contraires, ou indifférents. Les événements contraires sont ou inévitables, ou évitables, ou susceptibles d'être atténués ou suspendus. Les événements favorables sont ou durables, ou momentanés.
[2,50,3] Les événements mixtes se composent de bien et de mal, ou de bien qui se convertit en mal, ou de mal qui se change en bien. Les événements indifférents sont ceux qui ne doivent nous inspirer ni crainte, ni joie : tel serait un voyage dont on n'aurait aucun bien à espérer, ni aucun mal à craindre".
[2,51,1] Je reviens aux foudres qui annoncent des événements, mais des événements indifférents pour nous : telle est, par exemple, celle qui indique si, dans la même année, il tombera une foudre de même nature. Il y a des foudres qui n'annoncent aucun événement, ou un événement dont l'intelligence nous échappe : comme sont celles qui tombent dans la mer, ou dans les déserts ; leur pronostic est nul ou perdu pour nous.
5. Autres effets variés et surprenants de la foudre
[2,52,1] Ajoutons de courtes observations sur la force de la foudre, qui n'agit pas de la même manière sur tous les corps. Elle brise avec éclat les corps solides qui lui opposent de la résistance ; quelquefois elle traverse sans dommage les corps qui cèdent à son action. Elle lutte contre la pierre, le fer et les substances les plus dures, parce qu'elle est obligée d'y pénétrer de vive force et de s'y ouvrir une issue. Les substances tendres et poreuses, quelque combustibles qu'elles paraissent d'ailleurs, sont épargnées ; le passage étant plus facile, elle déploie moins de violence. Voilà pourquoi, comme je l'ai dit, elle fond l'argent qui s'y trouve ; sans endommager la bourse, ses feux déliés traversent sans peine des pores imperceptibles. Les parties solides du bois lui opposent de la résistance, mais elle triomphe bientôt de la matière rebelle.
[2,52,2] Comme nous l'avons remarqué, son action destructive varie : la nature du dommage révèle celle de l'action ; mais toujours on reconnaît l'oeuvre de la foudre. Souvent elle agit différemment sur les diverses parties du même corps : ainsi, dans un arbre, elle brûle les parties les plus sèches, brise et perfore les parties solides, enlève l'écorce la plus extérieure, rompt et met en lambeaux les couches intérieures de la même écorce, et enfin froisse et crispe les feuilles. Elle congèle le vin, et fond le fer et le cuivre.
[2,53,1] Un fait singulier, c'est que le vin gelé par la foudre, et rétabli dans son premier état, cause la mort de ceux qui en boivent ou les rend fous. J'ai cherché la cause de ce phénomène ; voici celle qui s'est présentée à moi. La foudre renferme un principe vénéneux. Or, il est vraisemblable qu'en condensant et congelant le vin, elle y laisse une partie de ce principe ; car ce liquide n'aurait pu se solidifier, sans quelque élément de cohésion.
[2,53,2] On sait d'ailleurs que l'huile et tous les parfums exhalent une odeur repoussante, quand ils ont été frappés de la foudre. D'où il suit que ce feu si subtil, dont la direction est contre nature, contient un principe délétère, capable de tuer par le choc et même par la simple exhalation. Enfin, partout où la foudre tombe, on sent une odeur de soufre très prononcée ; et cette odeur naturellement forte, respirée en abondance, peut causer le délire.
[2,53,3] Nous reviendrons à loisir sur ces faits. Peut-être même tâcherons-nous de faire voir combien ils se rattachent étroitement à cette philosophie, mère des arts, qui la première a cherché les causes, observé les effets, et, ce qui est plus beau que l'inspection de la foudre, comparé les résultats aux principes.
D. Retours en arrière et conclusion
Théories sur le tonnerre : Posidonius, Clidème, Héraclite
[2,54,1] Je reviens à l'opinion de Posidonius. De la terre et des corps terrestres partent des émanations, les unes humides, les autres sèches et semblables à la fumée -- celles-ci servent d'aliment à la foudre ; celles-là forment les pluies. Les vapeurs sèches et fumeuses élevées dans l'atmosphère ne se laissent pas enfermer dans les nuages, et brisent leurs barrières : de là le bruit auquel on donne le nom de tonnerre.
[2,54,2] Dans l'air même il est des molécules qui s'atténuent, et deviennent par suite plus sèches et plus chaudes. Renfermées, elles cherchent également à se mettre en liberté, et s'échappent avec fracas. L'explosion est tantôt générale et accompagnée d'une violente détonation, tantôt partielle et moins sensible.
[2,54,3] C'est donc l'air qui, en parcourant ou en déchirant les nuages, en fait jaillir la foudre. Mais le mouvement de l'air qui tourbillonne, emprisonné dans la nue, est la cause la plus puissante d'inflammation.
[2,55,1] Le tonnerre n'est autre chose que le son produit par un air desséché, et par suite d'un frottement ou d'une explosion. La collision des nuages, selon Posidonius, produit aussi ce genre de détonation, mais ce choc n'est que partiel, parce que ce sont des parties, et non des masses totales qui se heurtent. Un corps mou ne retentit qu'en frappant un corps dur : ainsi les flots ne s'entendent que quand ils se brisent sur les rochers.
[2,55,2] Objectera-t-on que le feu plongé dans l'eau siffle en s'éteignant ? Admettons ce fait : il favorise notre explication. Ce n'est pas le feu qui rend alors un son, c'est l'air qui s'échappe à travers l'eau qui l'éteint. En vous accordant que le feu naisse et s'éteigne dans les nuages, c'est toujours l'air et le frottement qui lui donnent naissance.
[2,55,3] Quoi ! dit-on, est-il impossible qu'une de ces étoiles volantes, dont avez parlé, tombe dans un nuage et s'y éteigne ? Supposons que ce fait ait lieu ; c'est une cause naturelle et constante que nous cherchons ici, et non une cause rare et fortuite. En convenant avec vous qu'après le tonnerre on voit quelquefois étinceler des feux semblables à des étoiles qui filent obliquement, il s'ensuivrait que le tonnerre a été produit non par eux, mais en même temps qu'eux.
[2,55,4] Clidème dit que l'éclair n'est qu'une vaine apparence, et non un feu réel. C'est ainsi, dit-il, que le mouvement des rames produit pendant la nuit la lueur qu'on observe sur les eaux de la mer. Les deux cas sont différents : dans l'un, l'éclat parait pénétrer la substance de l'eau même ; dans l'autre, il s'élance et s'échappe de l'air.
[2,56,1] Héraclite regarde l'éclair comme l'effort d'un feu naissant, et semblable à cette flamme incertaine qui, en s'allumant dans nos foyers, expire et se relève tour à tour. Les anciens donnaient aux éclairs le nom de "fulgetra" ; nous disons "tonitrua" au pluriel :-- ils disaient au singulier "tonitruum" ou "tonum". Je trouve ces deux expressions dans Cécina, écrivain élégant, qui se serait fait un nom dans l'éloquence, si la gloire de Cicéron n'eût étouffé la sienne.
[2,56,2] Remarquons encore que le verbe qui exprime l'éruption de l'éclair hors de la nue, avait la pénultième brève chez les anciens, au lieu qu'elle est longue parmi nous. Nous disons "fulgere" comme "splendere" : ils disaient "fulgere".
La propre théorie de Sénèque. Réponse à trois question particulières
[2,57,1] Mais vous voulez savoir quel est mon sentiment : car jusqu'ici je n'ai fait qu'enregistrer les opinions d'autrui. Je vais vous le dire. L'éclair est une lumière soudaine qui brille au loin ; il a lieu quand l'air raréfié dans les nuages se convertit en un feu qui n'a pas assez de force pour aller plus avant.
[2,57,2] Ce n'est pas, je pense, un fait étrange pour vous, que cette raréfaction de l'air par le mouvement, et l'inflammation qui en est la suite. Ainsi la balle de plomb que lance la fronde se fond et se liquéfie par le frottement de l'air, comme elle le ferait par l'action du feu. Les foudres sont plus fréquentes en été, parce que l'atmosphère est plus chaude, et que l'inflammation est plus prompte, quand le frottement a lieu contre des corps échauffés.
[2,57,3] C'est ainsi que se produit l'éclair qui ne fait que briller, et la foudre qui tombe sur la terre : ces deux effets sont dus à la même cause ; ils ne diffèrent qu'en ce que l'éclair a moins de force et d'aliment. Pour résumer mon opinion en un mot, la foudre, c'est l'éclair avec plus de force et d'énergie. Lors donc que les vapeurs chaudes et fumeuses, émanées de la terre, se sont portées contre les nuages, et ont longtemps roulé dans leur sein, elles finissent par s'échapper. Si leur force est peu considérable, il n'en résulte qu'une simple lumière ;
[2,57,4] mais si l'éclair trouve plus d'aliments, la flamme devient plus forte, plus active ; ce n'est point un feu qui apparaît, c'est la foudre qui tombe.
[2,58,1] Suivant quelques philosophes, la foudre remonte après être tombée ; d'autres veulent qu'elle s'arrête quand elle est surchargée d'aliments, et qu'elle n'a lancé qu'un coup médiocre. Mais pourquoi ces brusques apparitions de la foudre ? pourquoi ses feux n'ont-ils pas plus de continuité ? Parce que son mouvement est extrêmement rapide. Elle déchire le nuage et enflamme l'air en même temps ; ensuite le feu s'éteint, quand le mouvement vient à cesser. L'air ne forme pas des courants assez suivis pour que l'incendie se propage. Une fois allumé par la violence de ses mouvements, ses efforts ne tendent qu'à s'échapper ; du moment qu'il s'ouvre passage, la lutte cesse, et la même cause qui l'a mis en liberté le porte jusqu'à terre, ou le dissipe dans l'atmosphère, selon que la force de dépression est plus ou moins grande.
[2,58,2] Pourquoi la foudre se dirige-t-elle obliquement ? C'est que l'air, dont elle se forme, suit naturellement une ligne oblique et tortueuse. D'ailleurs le feu, porté en haut par sa nature, sollicité à descendre par une force étrangère, doit décrire une route oblique et moyenne. D'autres fois, quand les deux forces agissent également, on voit le feu monter, et ensuite redescendre.
[2,58,3] Enfin, pourquoi la foudre frappe-t-elle si souvent le sommet des montagnes ? C'est que les montagnes sont voisines des nuages, et que la foudre ne peut tomber du ciel sans les rencontrer.
En conclusion : exhortation morale. Il est absurde d'avoir peur de la mort en général, de la foudre en particulier
[2,59,1] Je vois ce que vous désirez, ce que vous attendez avec impatience. J'aime mieux, dites-vous, ne pas redouter la foudre, que de la connaître. Réservez pour d'autres l'indication de ses causes : je veux moins être instruit de sa nature, que délivré de la crainte de ses effets.
[2,59,2] Je vous suivrai sur ce terrain : car à toutes nos actions, à tous nos discours, il faut mêler quelque chose d'utile. En sondant les mystères de la nature, en discutant sur l'essence divine, il faut affranchir l'âme de ses faiblesses, et ensuite l'affermir. C'est une chose nécessaire aux savants eux-mêmes dont l'unique but est l'étude ; non pas pour éviter les coups du sort, car de toutes parts les traits pleuvent sur nous, mais pour les soutenir avec courage et constance.
[2,59,3] Nous pouvons bien n'être pas vaincus, mais nous ne pouvons nous flatter de n'être pas ébranlés, et pourtant j'ai parfois l'espoir que nous le pourrions. Quel est ce moyen ? Méprisez la mort ; et vous mépriserez tout ce, qui mène à la mort, guerres, naufrages, morsures des bêtes féroces, chute subite des édifices qui s'écroulent.
[2,59,4] Que peuvent faire de plus ces événements, que de séparer l'âme du corps ? Eh bien ! cette séparation, nul soin ne peut l'empêcher, nulle félicité ne peut en dispenser, nulle puissance la rendre impossible. Le sort dispose à son gré de tous les autres événements ; la mort appelle également tous les hommes. Que les dieux soient irrités ou propices, il n'en faut pas moins mourir.
[2,59,5] Que le désespoir donc nous inspire du courage. Les animaux les plus lâches, que la nature a créés pour la fuite, quand toute issue, leur est fermée, veulent tenter le combat malgré leur faiblesse. Il n'est point d'ennemi plus redoutable que celui dont l'audace est excitée par le désespoir ; la nécessité provoque toujours des efforts plus irrésistibles que le courage seul. Un grand coeur, lorsque tout est perdu, se surpasse ou du moins reste l'égal de lui-même.
[2,59,6] Regardons-nous donc comme désespérés, relativement à la mort ; eh ! ne le sommes-nous pas ? Oui, Lucilius, nous sommes tous réservés à la mort. Tout ce peuple qui circule sous vos yeux, que dis-je ? tout ce que vous imaginez d'hommes vivants sur le globe, la nature ne tardera pas à les rappeler et à leur ouvrir un tombeau ; le jour seul est incertain, le fait ne l'est pas : tôt ou tard il faut arriver à ce terme commun.
[2,59,7] Eh quoi ! ne serait-ce pas à vos yeux le comble de la pusillanimité et de la démence, que de solliciter avec instance un moment de répit ! Ne mépriseriez-vous pas celui qui, placé parmi des malheureux destinés à périr, demanderait, comme une grâce, de tendre la gorge le dernier ? Cependant, n'est-ce pas ce que nous faisons ? Nous attachons un grand prix à mourir un instant plus tard.
[2,59,8] Le supplice de la mort a été décerné contre tous les hommes : arrêt fatal, mais juste ; car, et telle est la consolation des malheureux qui vont le subir, ceux dont la cause est la même ont le même sort. Livrés au bourreau par le juge ou le magistrat, nous le suivrions d'un pas ferme, nous tendrions le cou au glaive ; et qu'importe que nous allions à la mort de force ou de gré ?
[2,59,9] Insensés, vous avez donc oublié la fragilité de la vie, puisque vous ne craignez la mort qu'alors qu'il tonne ? C'est donc de la foudre que dépend votre vie ? Vous êtes donc sûrs de vivre, si vous lui échappez ? Mais le fer, mais la pierre, mais la fièvre, viendront vous attaquer. La foudre n'est pas le plus grand des dangers, c'est le plus éclatant.
[2,59,10] Quel malheur pour vous, si l'incalculable célérité de cette mort vous en dérobe le sentiment ; si votre trépas est expié ; si, même en expirant, vous n'êtes pas inutile au monde, mais lui donnez le présage de quelque grand événement ! Quel malheur pour vous d'être enseveli avec la foudre !
[2,59,11] Mais vous tremblez au fracas du ciel ; un vain nuage vous fait pâlir ; à l'aspect d'un éclair, vous mourez d'effroi ! Qu'est-ce donc ? est-il plus beau de mourir de peur que d'un coup de fondre ? Armez-vous plutôt de courage contre les menaces du ciel ; et quand le monde sera embrasé de toutes parts, songez qu'aucun atome de cette masse immense ne sera perdu pour vous.
[2,59,12] Si vous croyez que c'est pour vous que le ciel se confond, que les tempêtes mugissent, que les nuages amoncelés s'entrechoquent et retentissent ; si vous pensez que ces feux puissants ne jaillissent et n'éclatent que pour vous faire périr, alors consolez-vous en pensant que votre mort mérite tout ce fracas.
[2,59,13] Mais cette pensée même sera impossible : de tels coups font grâce de la crainte. Entre autres avantages, la foudre a celui de prévenir votre attente. Son explosion ne se fait craindre qu'après qu'on y a échappé.