SENEQUE
DE LA COLERE
LIVRE II
I. Mon premier livre, Novatus, offrait une tâche engageante : on est porté comme sur une pente facile à parcourir les tableaux du vice; maintenant des questions plus subtiles m'appellent. Il faut chercher si la colère vient d'un libre choix ou d'entraînement, c'est-à-dire si elle s'émeut spontanément, ou s'il en est d'elle comme de tout transport qui s'élève en nous à notre insu. Voilà où doit descendre la discussion pour remonter ensuite plus haut. Ainsi, dans la formation du corps humain, les os, les nerfs, les articulations, charpente de tout l'édifice, et les viscères, si peu agréables à voir, se coordonnent avant le reste; vient ensuite ce qui fait les charmes de la figure et de l'extérieur; et enfin, quand l'œuvre est complète, la nature y jette comme dernier coup de pinceau ce coloris qui plaît tant aux yeux. Que l'apparence de l'injure soulève la colère, nul doute; mais suit-elle soudain cette apparence ; s'élance-t-elle sans que l'âme y acquiesce, ou lui faut-il pour se mouvoir l'assentiment de l'âme, voilà ce que nous cherchons. Nous tenons, nous, que la colère n'ose rien par elle-même et sans l'approbation de l'âme. Car saisir l'apparence d'une injure et en désirer la vengeance ; faire la double réflexion qu'on ne devait pas être offensé et qu'on doit punir l’offenseur, cela ne tient pas au mouvement physique qui devance en nous la volonté. Le mouvement physique est simple, celui de l'âme est complexe et offre plus d'un élément. On a compris quelque chose, on s'indigne, on con damne, on se venge : tout cela ne peut se faire si rame ne s'associe à l'impression des sens.
II. « A quoi, dis-tu, tend cette question? » A bien connaître la colère. Car si elle naît malgré nous, jamais la raison ne la surmontera. Tout mouvement non volontaire est irrésistible, inévitable, comme le frisson que donne une aspersion d'eau froide, comme certains contacts qui répugnent,[1] comme lorsqu'à de fâcheuses nouvelles notre poil se hérisse, que des mots déshonnêtes nous font rougir, et que le vertige saisit l'homme qui regarde au fond d'un précipice. Aucun de ces mouvements ne dépendant de nous, la raison avec ses conseils ne peut les prévenir. Mais ses conseils dissipent la colère : car ce vice de l'âme est volontaire ; ce n'est pas une de ces fatalités humaines, de ces accidents qu'éprouvent les plus sages, et dont il faut voir un exemple dans la souffrance morale dont nous frappe tout d'abord l'idée révoltante de l'injustice. Ce dernier sentiment s'éveille même aux jeux de la scène et à la lecture de l'histoire. Souvent on éprouve une sorte de colère contre un Clodius[2] qui bannit Cicéron, contre un Antoine qui l'assassine. Qui n'est révolté des exécutions militaires de Marius, des proscriptions de Sylla? Qui ne maudit un Théodote, un Achillas, et ce roi enfant, qui déjà est homme pour le crime?[3] Le chant même quelquefois et de rapides modulations nous animent ; nos âmes s'émeuvent au son martial des trompettes, à une tragique peinture, au triste appareil des supplices les plus mérités. Ainsi l'on rit avoir rire les autres, et l'on s'attriste avec la foule qui pleure ; et l'on s'échauffe à la vue de combats où l'on n'a point part. Mais ceci n'est pas de la colère, comme ce n'est point l'affliction qui contracte nos sourcils à la représentation d'un naufrage sur la scène; comme ce n'est point l'effroi qui glace le lecteur quand il suit Annibal depuis Cannes jusque sous nos murs. Toutes ces sensations sont d'une âme remuée sans le vouloir, des préludes de passions, non des passions réelles. De même encore l'homme de guerre, en pleine paix et sous la toge, tressaille au bruit du clairon; et le cheval de bataille dresse l'oreille au cliquetis des armes.[4] Alexandre, dit-on, aux chants de Xénophante, porta la main sur son épée.
III. Aucune de ces impulsions fortuites ne doit s'appeler passion : L'âme, à leur égard, est passive plutôt qu'active. Or la passion consiste non à s'émouvoir en face des objets, mais à s'y livrer, et à suivre cette impulsion accidentelle. Car si l'on croit qu'une pâleur subite, des larmes qui échappent, l'aiguillon secret de la concupiscence, un soupir profond, l'éclat soudain des yeux ou toute autre chose analogue soient l'indice d'une passion, d'un sentiment réels, on s'abuse, on ne voit pas que ce sont là des mouvements tout physiques. Il arrive au plus brave de pâlir quand on l'arme pour le combat, de sentir quelque peu ses genoux trembler au signal du carnage ; le cœur peut battre au plus grand capitaine quand les deux armées vont s'entrechoquer; l'orateur le plus éloquent frissonne au moment de prendre la parole. Mais la colère n'est pas une impression simple, elle se porte en avant; c'est un élan, et tout élan implique une adhésion morale, et dès qu'il s'agit de venger et de punir, ce ne peut être à l'insu de l'intelligence. Un homme se croit lésé : il veut se venger : un motif quelconque le dissuade, il s'arrête aussitôt. Je n'appelle point cela colère, mais mouvement de l'âme, qui cède à la raison. Ce qui est colère, c'est ce qui dépasse la raison et l'entraîne avec soi. Aussi cette première agitation de l'âme, causée par l'apparence de l'injure, n'est pas plus de la colère que ne l'est cette même apparence. La colère est l'élan qui suit, qui n'est plus seulement la perception de l'injure, mais qui en admet l'existence. C'est l'âme soulevée qui marche à la vengeance volontairement et avec réflexion. Est-il douteux que la peur porte à fuir, la colère à courir en avant? Vois donc si tu dois croire que l'homme recherche ou évite quoi que ce soit sans le consentement de son intelligence.
IV. Veux-tu savoir comment les passions naissent, grandissent, font explosion? L'émotion d'abord est involontaire, et comme l'avant-courrière et la menace de la passion; il y a ensuite une volonté, facile à vaincre : on croit la vengeance un devoir après l'injure, ou qu'il faut punir l'auteur du mal. L'instant d'après, l'homme n'est plus son maître : il veut se venger, non plus parce qu'il le faut, mais à l'aveugle; la raison a succombé. Quant à l'impulsion première, la raison n'y peut échapper, non plus qu'aux impressions physiques dont j'ai parlé, comme de bâiller en voyant bâiller les autres, ou de fermer les yeux quand une main étrangère s'y porte brusquement. Dans tout ceci la raison est impuissante ; l'habitude peut-être et une constante surveillance atténueront ces effets. Le second mouvement, qui naît de la réflexion, la réflexion en triomphe[5]....
V. Examinons maintenant cette question : ceux qui versent à flots le sang des hommes, qui se font du carnage une fête, sont-ils en colère lorsqu'ils tuent sans avoir reçu d'injure, sans même croire en avoir reçu? Ainsi fut Apollodore, ainsi Phalaris. Ce n'est pas là de la colère, c'est de la férocité : car elle ne fait pas le mal parce qu'on l'a offensée, elle qui veut bien même qu'on l'offense pourvu qu'elle fasse le mal ; elle frappe, elle déchire, non par vengeance, mais par volupté. Qu'est-ce donc que ce fléau, quelle est sa source? Toujours la colère qui, à force d'être exercée et assouvie, arrive à ne plus savoir ce que c'est que pitié, abjure tout pacte avec la société humaine et finit par se transformer en cruauté. L'homme rit alors, et s'applaudit et s'enivre de joie; son visage est loin d'exprimer la colère : il est cruel par passe-temps. Annibal, dit-on, à la vue d'un fossé plein de sang humain, s'écria : « Le beau spectacle! » Qu'il l'eût trouvé plus beau, si ce sang avait pu remplir un fleuve ou un lac! Faut-il s'étonner que tel soit ton plus doux spectacle, toi né dans le sang, dont l'enfance fut dressée au meurtre? Ton homicide étoile, que la fortune secondera vingt ans, va repaître partout tes yeux de ces délicieux tableaux : tu les verras et à Trasimène et à Cannes et, pour la dernière fois, sous les murs de ta chère Carthage.
Naguère, sous le divin Auguste, Volesus,[6] proconsul d'Asie, ayant fait en un jour tomber trois cents têtes sous la hache, et se promenant au milieu des cadavres d'un air superbe, comme s'il eût accompli l'œuvre la plus belle et la plus glorieuse, s'écria en grec : « O la royale exécution! » Qu'eût-il fait s'il eût été roi? Ce n'était pas là de la colère : c'était un mal pire, un mal sans remède....
VI. « Puisque, dit-on, la vertu applaudit à ce qui est honnête, ce qui ne l'est pas doit exciter son courroux. » Que ne dit-on aussi qu'elle doit être à la fois basse et sublime? Or ici c'est le dire, c'est la relever et la rabaisser du même coup : car le plaisir de voir une bonne action est noble, il exalte l'âme; et la colère qu'inspire la faute d'autrui est ignoble et d'un cœur rétréci. Toujours la vertu se gardera d'imiter les vices qu'elle réprime : elle doit châtier cette colère qui en rien ne vaut mieux, qui souvent est pire que les délits auxquels elle s'attaque. Le bonheur, la satisfaction sont l'apanage naturel de la vertu; la colère est aussi peu digne d'elle que l'affliction. Or la tristesse est compagne de la colère, cette tristesse où nous jette toujours le repentir ou le mauvais succès d'un emportement. Et si le rôle du sage était de s'irriter contre les fautes, il s'irriterait d'autant plus qu'elles seraient plus grandes, et s'irriterait souvent ; d'où il suit que le sage non seulement s'emporterait, mais serait le plus colère des hommes. Puis donc que, selon nous, toute colère, grave ou fréquente, n'a jamais place en l'âme du sage, que n'achevons-nous de l'en délivrer tout à fait? Car, encore une fois, il n'y a pas de limite possible, s'il doit se courroucer selon la gravité de chaque méfait. Le sage devra être ou injuste, s'il poursuit d'un courroux égal des délits inégaux, ou irascible à l'excès, s'il sort de lui-même à chaque crime qui méritera sa colère. Or quoi de plus indigne que de subordonner les sentiments du sage à la méchanceté d'autrui? Votre Socrate ne rapportera plus à la maison le visage avec lequel il en est sorti.
VII. D'ailleurs si le sage doit s'emporter contre les actions honteuses, et s'émouvoir et s'attrister de tous les crimes, rien n'est plus misérable que lui. Toute sa vie se passera dans l'irritation et le chagrin. Peut-il faire un pas sans heurter quelque scandale? Peut-il sortir de chez lui, qu'il ne traverse une foule de pervers, d'avares, de prodigues, d'impudents, tous triomphants par leurs vices mêmes? Nulle part ses yeux ne tomberont sans découvrir de quoi s'indigner. Il ne suffira pas aux transports sans fin qu'exigeront ces incessantes rencontres. Ceux qui dès l'aurore courent par milliers au forum, quels honteux procès, quels défenseurs plus infâmes ne suscitent-ils pas? L'un accuse les rigueurs du testament paternel, que c'était bien assez d'avoir méritées ; l'autre plaide contre sa mère ; un troisième se fait délateur d'un crime visiblement commis par lui seul; on élit magistrat tel autre pour condamner ce que lui-même a fait; et la foule est gagnée à la mauvaise cause par les belles paroles d'un avocat. Pourquoi m'arrêter à des faits spéciaux? Quand tu vois le forum inondé de citoyens, le champ de Mars où court s'entasser la multitude, et ce cirque où s'étale la majeure partie du peuple de Rome, sache bien que là sont réunis autant de vices que d'hommes.[7] Entre tous ces gens qui portent le costume de paix, nulle paix n'existe : ils sont prêts à s'entre-détruire pour le plus mince profit.
VIII. Nul ne tire son gain que du dommage d'autrui;[8] l'heureux on le hait, le malheureux on le méprise ; un grand t'écrase, tu écrases un petit; à chacun sa passion qui l'aiguillonne; pour un caprice, pour une chétive proie on aspire à tout bouleverser. C'est la vie des bandes de gladiateurs, qui vivant en commun pour se combattre. C'est la société des bêtes féroces; et encore celles-ci sont pacifiques entre elles et s'abstiennent de déchire» leurs semblables:[9] l'homme s'abreuve du sang de l'homme. En un seul point il se distingue des brutes que l'on voit lécher la main qui leur donne à manger ; sa rage dévore ceux même qui le nourrissent. Jamais la colère du sage ne cessera, si une fois elle commence. Partout débordent les vices et les crimes, trop multipliés pour que la loi pénale y remédie. Une immense lutte de perversité est engagée; la fureur de mal faire augmente chaque jour, à mesure que la honte est moindre. Abjurant tout respect de l'honnête et du juste, n'importe où sa fantaisie l'appelle, la passion y donne tête baissée ; et le génie du mal n'opère plus dans l'ombre : il marche aux yeux de tous ; il est à tel point déchaîné dans la société, il a si fort prévalu dans les âmes, que l'innocence n'est point seulement rare, elle a disparu. Voit-on en effet qu'il s'agisse de transgressions individuelles ou peu nombreuses? Non : c'est de toutes parts, comme à un signal donné, qu'on se lève pour tout confondre, le bien, le mal, dans un même chaos.
…………………. Et l'hôte craint son hôte,
Le beau-père son gendre; et des frères entre eux
Rarement l'intérêt n'a point brisé les nœuds;
L'époux avare immole une épouse perfide;
La marâtre prépare un breuvage homicide;
Le fils des jours d'un père accuse la longueur....[10]
Et ce n'est là qu'un coin du tableau; le poète n'a pas décrit deux camps ennemis dans le même peuple ; le père jurant de défendre ce que le fils a fait serment de renverser; la patrie livrée aux flammes par la main d'un citoyen ; les routes infestées de cavaliers qui volent par essaim à la découverte des refuges de proscrits; les fontaines publiques empoisonnées;[11] la peste créée de main d'homme; des tranchées creusées par nous-mêmes autour de nos proches assiégés; des prisons encombrées; l'incendie dévorant les cités entières; des gouvernements, désastreux; la ruine des États et des peuples complotée dans l'ombre ; la gloire prostituée à des actes qui sous le règne des lois sont des crimes; les rapts, les viols, ton plus pur organe, ô homme! que la débauche n'excepte pas de ses souillures!
IX. Ajoute la foi publique parjurée par les nations, et les pactes rompus; la force faisant sa proie de tout ce qui ne peut résister; les captations, les vols, les fraudes, les dénégations de dépôts, tous crimes pour lesquels nos trois forums[12] ne suffisent pas. Si tu veux que le sage s'irrite en proportion de l'indignité des forfaits, ce ne sera plus de la colère, ce sera du délire.
Il est mieux de penser qu'il ne faut point de colère contre l'erreur. Que dirais-tu de l'homme qu'indigneraient les faux pas de son compagnon dans les ténèbres, la surdité d'un esclave qui n'entendrait pas l'ordre du maître, la distraction d'un autre qui négligerait ses devoirs pour considérer les amusements et les insipides jeux de ses camarades? En voudrais-tu aux gens d'être atteints de maladie, de vieillesse, de fatigue? Entre autres infirmités des mortels il y a cet aveuglement d'esprit qui leur fait une nécessité non seulement d’errer, mais d'aimer leurs erreurs. Pour ne pas t'irriter contre les individus, fais grâce à l'espèce tout entière; enveloppe l'humanité dans la même indulgence. Si tu t'emportes contre le jeune homme ou contre le vieillard qui fait une faute, emporte-toi contre l'enfant qui doit faillir un jour. Or peut-on en vouloir à cet âge qui n'est pas encore celui du discernement? Il y a une plus forte excuse, et plus légitime, pour l'homme que pour l'enfant. Car la condition de notre naissance, c'est d'être sujets à autant de maladies de l'âme que du corps ; non que notre intelligence soit lente ou obtuse, mais nous employons mal sa subtilité, nous sommes les uns pour les autres des exemples de vices. Chacun suit ses devanciers dans la mauvaise route qu'ils ont prise ; et comment ne pas excuser qui s'égare sur une voie devenue la voie publique?
X. La sévérité d'un chef d'armée punit les faits particuliers; mais il faut bien faire grâce quand c'est toute l'armée qui déserte.[13] Qui désarme la colère du juge? la foule des coupables. Il sent trop l'injustice et le péril de s'irriter contre des torts qui sont ceux de tous. Chaque fois qu'Héraclite sortait et qu'il voyait autour de lui tant de gens vivre ou plutôt périr si déplorablement, il pleurait et avait pitié de ceux surtout qu'il rencontrait joyeux et s'applaudissant de leur sort : c'était de la sensibilité, mais plus encore de la faiblesse ; et lui-même était parmi les gens à plaindre. Démocrite au contraire, dit-on, ne se trouvait jamais en public sans rire, tant il était loin de prendre au sérieux ce qui se faisait le plus sérieusement. La colère ici-bas est-elle raisonnable? Il y faudrait ou rire ou pleurer de tout. Le sage ne s'irritera pas contre ceux qui pèchent ; et pourquoi? Parce qu'il sait que la sagesse ne naît pas avec nous, qu'il faut l'acquérir ; que dans le cours des siècles quelques hommes à peine y arrivent, parce que la condition humaine, en cette vie lui est bien connue, et qu'un bon esprit n'accuse pas la nature. Ira-t-il s'étonner que des fruits savoureux ne pendent point aux buissons sauvages? S'étonnera-t-il que les épines et les ronces ne se chargent point de quelque substance nourricière? On n'est pas choqué d'une imperfection que la nature défend comme son œuvre.[14] Le sage donc, toujours calme et juste pour les erreurs, nullement ennemi, mais censeur de ceux qui pèchent, ne sort jamais sans se dire : « Je vais rencontrer beaucoup d'hommes adonnés soit au vin, soit à la débauche, beaucoup d'ingrats, beaucoup d'âmes avides ou agitées par les furies de l'ambition. » Il verra tout cela d'un œil aussi bienveillant que le médecin voit ses malades. Est-ce que le maître du vaisseau dont la charpente désunie fait eau de toutes parts s'en prend aux matelots ou au bâtiment? Il fait mieux : il court au remède, ferme passage à l'onde extérieure, rejette celle qui a pénétré, bouche les ouvertures apparentes, combat par un travail continu les infiltrations cachées qui remplissent insensiblement la cale, et ne se rebute pas de voir l'eau se renouveler à mesure qu'on la fait sortir. Il faut une lutte infatigable contre des fléaux toujours actifs et renaissants, non pour qu'ils disparaissent, mais pour qu'ils ne prennent pas le dessus.
XI. « La colère, dit-on, a cela d'utile, qu'elle nous sauve du mépris, qu'elle effraye les méchants. » D'abord la colère, si son pouvoir égale ses menaces, par cela même qu'elle se fait craindre, se fait haïr. Or il est plus dangereux d'inspirer la crainte que le mépris. Mais si la colère est impuissante, elle n'en est que plus exposée au mépris et n'évite pas le ridicule ; car quoi de plus pitoyable qu'un courroux qui s'exhale en stériles éclats? Et, puis, se faire craindre n'est souvent pas une preuve de supériorité ; et je ne réclamerais pas pour le sage l'arme de la bête féroce, la terreur. Eh! ne craint-on pas aussi la fièvre, la goutte, un ulcère rongeur? Et s'ensuit-il qu'il y ait quelque chose de bon dans ces maux? Loin de là, le mépris, le dégoût, l'horreur ne viennent-ils pas toujours de l'effroi qu'un objet nous cause? La colère, par elle-même, est hideuse et peu à craindre : mais beaucoup la redoutent comme l'enfant a peur d'un masque difforme. Et puis l'effroi ne rejaillit-il pas sur celui qui l'inspire ; peut-on se faire craindre et rester soi-même en sécurité? Rappelle-toi ce vers de Labérius, récité au théâtre dans le fort de la guerre civile, et qui frappa vivement tout le peuple, comme l'expression du sentiment universel :
Et qui fait peur à tous, de tous doit avoir peur.[15]
Ainsi l'a voulu la nature : tout ce qui est grand par la terreur doit en ressentir le contrecoup. Le cœur du lion tressaille aux plus légers bruits ; les plus fiers animaux s'effarouchent d'une ombre, d'une voix, d'une odeur inaccoutumée ; tout ce qui se fait craindre tremble à son tour. Le sage n'a donc pas lieu de souhaiter qu'on le craigne.
XII. Et ne t'imagine pas que la colère soit quelque chose de grand parce qu'elle effraye. On s'effraye aussi des choses les plus viles, des poisons, de la dent meurtrière d'un reptile ou d'un animal féroce. Est-il étrange que de nombreuses troupes de bêtes fauves soient arrêtées, repoussées vers le piège par un cordon de plumes bigarrées, qui doit le nom d'épouvantail à l'effet qu'il produit? L'être sans raison a peur sans motif. Un char en mouvement, une roue qui tourne, fait rentrer le lion dans sa loge; le cri du porc épouvante l'éléphant. La colère nous inspire la même crainte que l'ombre à l'enfant, qu'une plume rouge à la bête sauvage ; elle n'a rien de la fermeté du vrai courage, mais elle intimide les âmes faibles. « Otez donc de ce monde l'iniquité, me dira-t-on, si vous voulez en ôter la colère. Or l'un n'est pas plus possible que l'autre. » D'abord, on peut se préserver du froid, quoique l'hiver soit dans la nature, et de la chaleur malgré les mois d'été, soit par les avantagés du lieu, qui garantissent des intempéries de la saison, soit que des organes endurcis nous rendent insensibles au chaud comme au froid. Ensuite retourne la proposition et dis : Il faut arracher la vertu du cœur humain avant d'y admettre la colère; car le vice est incompatible avec la vertu: Et il est aussi impossible d'être en même temps irascible et sage, que malade et sain. « On ne peut, dit-on, bannir entièrement la colère, la nature humaine ne le permet pas. » Cependant il n'est rien de si difficile et de si pénible que l'esprit humain ne puisse vaincre, rien qu'on ne se rende familier par une pratique assidue, point de passion si sauvage et si indomptée, qui ne plie enfin au joug de la discipline. Tout ce que l'âme se commande elle l'obtient.[16] Des hommes sont parvenus à ne rire jamais, ou à renoncer soit au vin, soit aux femmes, soit même aux habitudes de tous,[17] ou à se contenter d'un court sommeil pour prolonger d'infatigables veilles, ou à courir en montant sur la plus mince corde, ou à porter d'énormes fardeaux, qui dépassent presque les forces humaines, ou à plonger à d'immenses profondeurs et à rester longtemps sous les eaux sans reprendre haleine.
XIII. Il est mille autres choses où la persévérance force tout obstacle et fait voir que rien n'est difficile à l'âme qui s'impose la loi de l'endurer. Dans les faits que je viens de citer, le prix était nul ou peu digne d'un travail si opiniâtre. Qu'obtient en effet de si brillant l'homme qui s'est exercé à courir sur la corde tendue, à charger ses épaules de poids énormes, à ne pas laisser clore ses yeux au sommeil, à pénétrer au fond de la mer? L'encouragement était mince, et pourtant ici la constance est venue à bout de son œuvre. Et nous n'appellerons pas à notre aide cette patience qu'attend une récompense si haute, le calme inaltérable et la félicité de l'âme? Qu'il est beau d'échapper à la colère, cette horrible maladie, et en même temps à la rage, à la violence, à la cruauté, à la démence, à tout son cortège de passions!
Ne cherchons point une apologie et une excuse à nos emportements, en les présentant comme utiles ou inévitables; car quel vice a jamais manqué d'avocat? Ne dis point : « La colère ne peut s'extirper. » Ils sont guérissables les maux qui nous travaillent ; et la nature elle-même, qui nous créa pour le bien, vient en aide à qui veut se corriger.[18] D'ailleurs la route des vertus n'est pas, comme il l'a semblé à quelques uns, difficile et escarpée : c'est de plain-pied qu'on arrive à elles. Je ne vous propose point là une chimère : on chemine aisément vers la vie heureuse,[19] partez seulement sous de bons auspices et avec l'assistance des dieux. Ce qui est bien plus difficile, c'est de faire ce que vous faites. Quel plus doux repos en effet que celui d'une âme en paix, et quoi de plus fatigant que la colère?[20] Quoi de plus calme que la clémence, et de plus affairé que la cruauté? La chasteté est, en plein loisir; l'incontinence, toujours préoccupée; toutes les vertus s'entretiennent sans beaucoup d'efforts : les vices coûtent cher à nourrir.[21]
Doit-on écarter la colère? C'est ce qu'avouent en partie ceux mêmes qui disent qu'il faut la modérer. Proscrivons-la tout à fait : rien d'utile n'en pourrait sortir; sans elle le crime sera plus aisément, plus justement prévenu, et le méchant puni et ramené au bien.
XIV. Le sage accomplira tous ses devoirs sans aucun impur auxiliaire, sans s'associer rien qu'il faille maintenir avec inquiétude dans son juste tempérament. Jamais donc la colère ne doit être admise : on peut parfois la simuler,[22] s'il faut commander l'attention d'esprits paresseux, comme on emploie l'aiguillon et la torche pour exciter un cheval lent à prendre sa course. Souvent l'ascendant de la crainte est nécessaire, quand la raison est impuissante. Mais la colère n'est pas plus utile à l'homme que l'abattement ou l'effroi. « Quoi! ne survient-il pas des occasions qui la provoquent? » C'est alors surtout qu'il faut lui résister. Il n'est pas difficile de maîtriser son âme, lorsqu'on voit l'athlète, qui s'occupe de la plus grossière partie de lui-même, supporter les coups et la douleur pour épuiser les forces de l'adversaire ; s'il riposte, c'est l'à-propos qui l'y invite, jamais le ressentiment. Pyrrhus, dit-on, ce grand maître d'exercices gymniques, recommandait toujours à ses élèves de ne point s'irriter. La colère, en effet, trouble tous les calculs de l'art, c'est de frapper seulement, non de parer, qu'elle se préoccupe. Ainsi souvent la raison conseille la patience ; la colère, la vengeance, et d'un mal d'abord supportable, elle nous jette dans un pire. Un seul mot blessant coûta parfois l'exil à qui ne sut pas l'endurer; pour n'avoir pas digéré en silence une faible injure, on s'est vu écrasé sous d'affreuses catastrophes, et tel qui s'est révolté d'une légère restriction à la plus large indépendance s'est attiré le joug le plus accablant.
XV. « Pour preuve, dit-on, que la colère a en soi quelque chose de généreux, considérez que les peuples libres sont les plus irascibles : voyez les Germains et les Scythes. » C'est qu'en effet les âmes courageuses et fortement trempées par la nature, que des mœurs plus douces n'apprivoisent point encore, sont promptes à s'irriter. Car il est des vices qui ne prennent naissance que chez les meilleurs caractères, comme des arbres vigoureux s'élèvent sur un sol heureux quoique négligé; fécondé par l'homme, ses produits sont autres et bien plus nombreux. Ainsi, dans les âmes essentiellement énergiques, l'irascibilité est fruit du terroir; pleines de sève et de feu, rien de chétif ni d'avorté n'en sort; mais ce n'est là qu'une vigueur brute, comme tout ce qui croît sans culture, par la seule vertu de son principe; et si l'éducation ne les dompte bien vite, ces germes du vrai courage dégénèrent en audace et en témérité. Eh! ne voit-on pas à la douceur de caractère s'allier des faiblesses analogues, comme la pitié, l'amour, le vain respect humain? Oui, je signalerais plus d'un bon naturel par ses imperfections mêmes ; mais ce n'en sont pas moins des défauts, quoique étant les indices d'un caractère estimable. Quant à ces peuples dont l'humeur sauvage fait l'indépendance, de même que les lions et les loups, indociles à la discipline, ils ne peuvent non plus l'imposer. Je vois là non pas le génie vigoureux de l'homme, mais un instinct farouche et intraitable; or nul ne peut commander, s'il ne sait obéir.
XVI. Aussi l'empire a presque toujours appartenu aux peuples des régions tempérées;[23] chez ceux qui inclinent vers les glaces du septentrion les caractères sont, selon le mot d'un poète :
Après comme le ciel qui pèse sur leurs têtes.
« Mais, ajoute-t-on, les animaux les plus irascibles passent pour les plus généreux. » Quelle erreur de nous comparer des êtres qui, au lieu de raison, n'ont qu'une furie aveugle! L'homme, au lieu de cette furie, a la raison. Et encore n'est-ce point là chez les bêtes l'arme universelle. Le lion a pour auxiliaire son courroux ; le cerf, l'instinct de la peur; le vautour, son vol impétueux; la colombe, sa fuite rapide. D'ailleurs il n'est pas même vrai que les races les plus irascibles soient les meilleures. Je veux croire que celles qui vivent de proie valent d'autant mieux que leur rage est plus ardente; mais je louerai dans le bœuf sa patience, dans le cheval sa docilité sous le frein. Qui donc vous fait ravaler l'homme à de si malheureux parallèles, quand vous avez et l'univers et Dieu, que seul de toutes les créatures l'homme peut comprendre, parce que seul il doit l'imiter?
« Les caractères emportés, dit-on, passent pour les plus francs. » Oui, comparés aux hommes de fraude et d'astuce; et puis, ils paraissent francs parce qu'ils sont tout en dehors. Moi, je ne les appellerai pas francs, mais inconsidérés, qualification qu'on impose aux sots, aux débauchés, aux dissipateurs, à tous les vices qui calculent peu.
XVII. « L'orateur, dit-on, qui s'emporte en vaut mieux quelquefois. » Dis plutôt : qui feint de s'emporter; de même les histrions qui par leur débit remuent le peuple, ne ressentent pas la colère, mais ils la jouent bien. Devant les juges aussi, dans les assemblées, partout où il s'agit d'entraîner et de maîtriser les esprits, on feindra tour à tour la colère, la crainte, la pitié qu'on voudra inspirer aux autres; et souvent ce qu'une vraie émotion n'aurait pu faire, une émotion factice l'obtiendra. « C'est une âme faible, dit-on, qu'une âme incapable de colère. » Oui, si elle n'a pas de ressort plus puissant que celui-là.
Ne soyons ni brigand, ni victime; ni compatissant, ni cruel: l'un serait mollesse, l'autre, dureté de cœur. Que le sage tienne le milieu; et s'il faut faire acte de vigueur, qu'il montre non de la colère, mais de l'énergie.
XVIII. Nous avons traité de ce qui concerne la colère en elle-même : venons aux moyens de la guérir. Je les divise en deux classes ; ceux qui l'empêchent de naître, et ceux qui, une fois née, préviennent ses écarts.
Dans le régime du corps humain, il y a des prescriptions pour le maintien de la santé, il y en a pour la rétablir : ainsi, veut-on repousser la colère, le traitement sera autre que pour la calmer et la vaincre. Certains préceptes embrasseront la vie entière; et l'éducation et les âges suivant y auront leur part. L'éducation réclame les plus grands soins, ces soins si féconds dans l'avenir ; car s'il est aisé de façonner une âme encore tendre, il ne l'est pas d'extirper des vices grandis avec nous. Les âmes nées ardentes sont les plus ouvertes à la colère : en effet, comme il y a quatre éléments, le feu, l'eau, l'air et la terre, il y a leurs propriétés correspondantes qui sont la chaleur, l'humidité, la sécheresse et le froid. Et ainsi, les variétés de lieux, de races, de tempéraments, de penchants, proviennent du mélange des quatre principes ; et les divers caractères sont plus ou moins prononcés selon que tel ou tel élément y domine. De là vient aussi qu'un pays s'appelle humide ou sec, froid ou chaud. Les animaux et les hommes se différencient de la même manière.
XIX. Ce qui importe, c'est dans quelle mesure chacun de nous participe du chaud et de l'humide : celui des deux éléments qui prévaudra déterminera nos penchants. L'élément chaud rend l'homme irascible : car le feu est actif et opiniâtre. L'élément froid fait l'homme timide : le froid étant un principe qui engourdit et paralyse. Partant de là, quelques stoïciens ont dit que la colère prend naissance dans la poitrine, quand le sang bouillonne autour du cœur. Voilà, selon eux, son vrai siège ; et leur seule raison c'est que la poitrine est la plus chaude partie de tout le corps. Chez ceux où domine le principe humide, la colère croît, par degrés : la chaleur en eux n'est pas toute prête, ils ne la doivent qu'au mouvement. C'est pourquoi les colères des enfants et des femmes sont plutôt vives que profondes et sont plus faibles à leur début. Dans l'âge où la fibre est plus sèche, nos transports sont véhéments, soutenus, mais n'augmentent pas ni ne gagnent beaucoup, une chaleur qui décline étant trop voisine du froid. Les vieillards sont difficiles, portés à la plainte, comme les malades, les convalescents et ceux chez qui la fatigue ou les pertes de sang ont épuisé la chaleur. Il en est de même des hommes que la soif ou la faim aiguillonne, ou dont le sang est appauvri, ou dont les organes insuffisamment restaurés s'affaissent. Le vin enflamme la colère, car il augmente la chaleur relative de chaque tempérament,
XX. Des hommes s'emportent dans l'ivresse, d'autres s'emportent même à jeun.[24] Il n'y a pas d'autre cause de l'extrême irascibilité des blonds, comme de ceux dont le visage est coloré, et qui ont naturellement le teint que la colère donne aux autres : trop de mobilité agite leur sang. Mais si la nature produit des tempéraments irritables, il est mille causes qui accidentellement peuvent faire ce que fait la nature. C'est tantôt la maladie, une altération d'organes, tantôt le travail, des veilles continues, des nuits inquiètes, le chagrin, l'amour; tous les poisons du corps et de l'âme tendent à faire de celui qui souffre un esprit quinteux, Mais tout cela n'est que germes et prédispositions ; la cause toute-puissante, c'est l'habitude qui, si elle est profonde, alimente le vice. Changer le naturel est difficile ; il est même impossible de refondre les éléments une fois combinés à la naissance. Mais il est bon de les connaître pour qu'aux tempéraments inflammables on interdise le vin; « le vin qu'il faut refuser aux enfants, » dit Platon, lequel ne veut pas qu'on attise le feu par le feu.[25] Ne les surchargeons pas non plus d'aliments ; ce serait donner au corps trop de développement, et, en même temps que le corps, épaissir l'esprit. Qu'ils s'exercent par le travail, sans aller jusqu'à la fatigue, de manière à diminuer, non à consumer leur ardeur, et que ce bouillonnement excessif jette seulement son écume. Les jeux ont aussi leur avantage ; et des récréations modérées détendent et rafraîchissent l'esprit. Les tempéraments lymphatiques ou trop secs et froids n'ont pas à craindre la colère, mais des défauts pires, la pusillanimité, l'hésitation, le découragement, l'esprit de soupçon.
XXI. Aussi devra-t-on ménager et caresser de tels caractères et les rappeler aux affections gaies. Et comme il faut à la colère d'autres remèdes qu'à l'abattement, des remèdes non seulement différents, mais contraires, on obviera d'abord au défaut le plus prononcé. Rien, je le répète, de plus utile que de jeter de bonne heure les bases d'une saine éducation. Difficile tâche que celle d'un gouverneur, qui doit prendre garde et d'entretenir la colère chez son élève et d'émousser sa vigueur morale. La chose réclame toute la clairvoyance d'un bon observateur. Car les dispositions qu'il faut cultiver et celles qu'il faut étouffer se nourrissent d'aliments semblables ; or les semblables trompent aisément l'Homme même le plus attentif. De la licence naît la témérité, de la contrainte l'affaissement; les éloges relèvent un jeune cœur et le font bien présumer de ses forces ; mais ces mêmes éloges engendrent l'arrogance et l'irritabilité. Il faut entre ces deux écueils diriger l'enfant de manière à user tantôt du frein, tantôt de l'aiguillon. Qu'on ne lui impose rien d'humiliant, rien de servile; qu'il n'ait jamais besoin de demander avec supplication et qu'il ne gagne pas à le faire ; n'accordons rien qu'à ses mérites présents, à sa conduite passée, à ses bonnes promesses pour l'avenir. Dans ses luttes avec ses jeunes camarades, ne souffrons pas qu'il se laisse vaincre ou qu'il se mette en colère ; tâchons qu'il devienne l'ami de ses rivaux de tous les jours, afin que dans ces combats il s'accoutume à vouloir vaincre et non pas nuire. Toutes les fois qu'il l'aura emporté, qu'il aura fait quelque chose de louable, passons-lui un peu de fierté, mais non de ces élans de joie qui dégénèrent en une sorte d'ivresse, laquelle à son tour produit la morgue et la présomption. Accordons-lui quelque délassement ; mais ne l'énervons pas dans le désœuvrement et la paresse, et retenons-le loin du contact des voluptés. Car rien ne dispose à la colère comme une éducation molle et complaisante; voilà pourquoi plus on a d'indulgence pour un enfant unique, ou plus on lâche la bride à un pupille, plus on gâte leurs bonnes qualités. Il ne résistera pas à une offense, celui qui n'a jamais éprouvé un refus, celui dont une mère empressée a toujours essuyé les larmes, à qui toujours on a donné raison contre son gouverneur. Ne vois-tu pas comme toute grande fortune a de grandes colères pour compagnes?[26] C'est chez les riches, les nobles, les magistrats qu'elles se montrent davantage, là où tout ce qu'il y a de frivole et de vain dans le cœur de l'homme se gonfle au vent de la prospérité. La prospérité est la nourrice de la colère, parce que ses superbes oreilles sont assiégées de mille voix approbatrices qui lui crient : « Vous ne vous mesurez pas selon votre rang, vous vous rabaissez vous-même, » et tant d'autres flatteries auxquelles résisterait à peine une âme saine et dès l'origine affermie dans le bien.
Ayons donc grand soin d'écarter de l'enfant la flatterie : qu'il entende la vérité ; qu'il connaisse quelquefois la crainte, toujours le respect; qu'en présence des grandes personnes il se lève; qu'il n'obtienne rien par l'emportement. Ce que nous refusons à ses larmes, offrons-le-lui quand il se sera calmé. Quelle que soit la richesse paternelle, qu'il ne puisse que la voir, sans disposer de rien; qu'on lui reproche tout ce qu'il aura fait de mal.
XXII. Il est essentiel de donner à l'enfance des précepteurs et des pédagogues d'un caractère doux. Toute nature encore tendre s'attache à ce qui l'approche et s'y modèle en grandissant : l'adolescent est prompt à reproduire les habitudes de sa nourrice et de ses maîtres. Un enfant élevé chez Platon, et ramené dans sa famille, était témoin des cris de fureur de son père : « Jamais, dit-il, je n'ai vu cela chez Platon. » Sans doute, demeuré chez son père, il lui eût plus vite ressemblé qu'au philosophe.
Qu'avant tout la nourriture de l'enfant soit frugale, ses vêtements sans luxe et sa mise semblable à celle de ses camarades. Il ne s'indignera point qu'on le compare à d'autres, celui que dès l'abord vous aurez fait l'égal du grand nombre. Mais tout ceci ne s'applique qu'à nos enfants. Pour nous, le hasard de la naissance et l'éducation ne laissent plus de place ni au reproche ni aux préceptes ; il s'agit de régler les jours qui nous restent.
Il nous faut donc combattre les causes déterminantes. Un motif de ressentiment, c'est l'idée qu'on a reçu une injure : n'y croyons pas facilement ; ne nous laissons pas aller aux apparences même les plus visibles. Souvent le faux a les dehors du vrai. Différons toujours : le temps dévoile la vérité. Ne prêtons point aux incriminations une oreille complaisante ; ayons pour suspect et connaissons bien ce travers de l'humanité qui nous fait croire volontiers ce qu'il nous fâche d'entendre, et prendre feu avant de juger.
XXIII. Et quand on se laisse entraîner non pas même par des rapports, mais par des soupçons ; quand on s'irrite contre un air de visage ou un sourire inoffensif mal interprétés? Plaidons contre nous-mêmes la cause de l'absent, et tenons en suspens notre courroux. Car un châtiment différé peut s'accomplir; accompli, c'est l'irrévocable. On connaît ce tyrannicide qui, sur pris avant la consommation de son acte, et torturé par Hippias pour qu'il déclarât ses complices, indiqua les amis de celui-ci qui se trouvaient là et qu'il savait tenir le plus à la vie du tyran. Hippias, les ayant fait tuer l'un après l'autre à mesure qu'ils étaient nommés, demande s'il en reste encore. « Il ne reste plus que toi, répond l'Athénien, car je ne t'ai laissé per sonne à qui tu fusses cher. » Ainsi la colère porta le tyran à prêter son bras au tyrannicide, à immoler de son propre glaive ses défenseurs. Avec combien plus de magnanimité Alexandre, averti par une lettre de sa mère de prendre garde au poison de son médecin Philippe, but sans crainte le breuvage qu'il lui présentait! Il aima mieux en croire son cœur pour juger un ami : il fut digne de l'avoir innocent, digne de le rendre à la vertu, s'il l'eût trahie. Je loue d'autant plus ce trait d'Alexandre, que nul ne fut si sujet que lui à la colère; et plus la modération est rare chez les rois, plus elle mérite d'éloges.[27]
Ainsi a fait J. César, qui, dans nos guerres civiles, fut si clément après la victoire. Il avait mis la main sur des portefeuilles de correspondances entre Pompée et ceux qui paraissaient avoir suivi le parti contraire ou être restés neutres, il brûla le tout ; et, bien que d'habitude très modéré dans sa colère, il aima mieux qu'elle lui fût impossible. Il pensa que la plus gracieuse manière de pardonner est d'ignorer les torts de chacun. Notre facilité à croire fait la plus grande partie du mal: souvent même on doit refuser de l'apprendre, car en certaines choses il vaut mieux être dupe que défiant.
XXIV. Loin de nous cette manie.de soupçon et de conjecture qui irrite si souvent à faux. Un tel m'a salué peu civilement ; l'embrassade de tel autre a été bien froide ; celui-ci a brusque ment rompu son propos commencé ; celui-là ne m'a pas invité à son repas; j'ai vu de l'éloignement sur le visage de tel antre. Jamais les raisons ne manquent aux soupçonneux : voyons plus simplement les choses et jugeons-les avec bienveillance. Ne croyons qu'à ce qui frappe nos yeux, qu'à l'évidence même ; et quand la vanité de nos soupçons sera démontrée, gourmandons notre crédulité. De cette sévérité naîtra l'habitude de ne pas croire trop aisément.
XXV. Il suit de là aussi qu'on se doit garder d'entrer en fureur pour les plus minces et les plus misérables sujets. Mon esclave est peu alerte, mon eau à boire trop tiède, mon lit mal arrangé, ma table négligemment dressée. S'irriter de si peu est folie. Il est souffrant et dans un fâcheux état de santé, l'homme qui frissonne au plus léger souffle ; ses yeux sont malades, si une étoffe blanche l'éblouit ; il est perdu de mollesse, s'il a mal au côté, rien qu'à voir travailler autrui. Mypdiridès, dit-on, de la ville des Sybarites, voyant un ouvrier fouiller la terre et lever un peu haut son outil, se plaignit que cela le fatiguait et lui défendit de faire ce travail en sa présence. Il contait souvent avec chagrin qu'il s'était meurtri l'épiderme en couchant sur des feuilles de rose repliées. Quand les voluptés ont empoisonné à la fois l'âme et le corps, toutes choses semblent insupportables, non parce qu'elles sont dures, mais par la mollesse de celui qu'elles touchent. Y a-t-il en effet de quoi entrer dans des accès de rage pour la toux ou l'éternuement d'un valet, pour une mouche qu'il n'aura pas chassée prestement; pour un chien qui se trouve sur notre chemin, pour une clef tombée par mégarde de la main d'un esclave? Supporterai-je avec calme un citoyen qui m'injurie, des diatribes en plein forum ou au sénat, si le bruit d'un banc que l'on tire offense mon oreille? Endurerai-je la faim, la soif, une campagne sous un ciel ardent, si je m'emporte contre un valet parce qu'il a mal délayé la neige dans le vin?
XXVI. Aussi rien n'alimente l'irascibilité comme la mollesse, toute despotique et impatiente. Il faut traiter durement notre âme, pour qu'elle ne soit sensible qu'aux atteintes graves.
Notre courroux s'émeut ou de ce qui ne saurait nous faire injure, ou de ce qui a pu nous en faire. Du premier genre sont les choses inanimées : un livre que des caractères trop menus, que les fautes du copiste font rejeter ou mettre en pièces ; un vêtement qu'on déchire parce qu'il déplaît. Qu'il est absurde de s'en prendre à des objets qui ne méritent ni ne sentent notre dépit![28] « Mais si je me fâche, c'est contre ceux qui ont fait ces choses-là. » D'abord, souvent notre colère précède cette distinction; et puis peut-être ces ouvriers auraient de bonnes raisons à donner. L'un n'a pu mieux faire qu'il n'a fait ; et ce n'est pas exprès pour te désobliger qu'il est resté novice; l'autre ne cherchait pas à t'offenser. Après tout, cette bile amassée contre les personnes, quelle folie de la décharger sur les choses? L'extravagance peut seule s'attaquer à des objets dénués de sentiment, de même qu'à l'animal privé d'intelligence qui ne nous fait aucune injure, parce qu'il ne peut le vouloir ; car l'injure ne part que de la réflexion. Oui, il peut nous nuire, tout comme une épée ou une pierre; nous faire injure, il ne le peut. Il est pourtant des hommes qui croient leur honneur compromis si un cheval docile sous d'autres mains regimbe sous la leur; comme si c'était par réflexion, et non grâce à l'habitude et à l'art d'en tirer parti, que certaines choses sont plus maniables pour certains hommes.
XXVII. Si dans tous les cas la colère est peu sage, elle ne l'est pas plus contre des enfants ou contre ces esprits que leur faiblesse rapproche de l'enfance. Toutes leurs fautes, auprès d'un juge équitable, deviennent innocentes par l'absence de discernement.
Il est des êtres qui, impuissants pour nuire, n'ont jamais qu'une action bienfaisante et salutaire ; tels sont les dieux immortels qui ne peuvent ni ne veulent le mal. Leur nature est douce et pacifique, aussi éloignée de faire l'injure que de la recevoir. Les insensés et les ignorants leur imputent les tempêtes de la mer, les pluies excessives, les hivers persistants, tandis que nul de ces phénomènes, heureux ou funestes, ne s'opère directement en vue de l'homme. Ce n'est point pour nous qu'a lieu dans le monde le retour périodique de l'hiver et de l'été ; tout s'exécute d'après les lois qui gouvernent les choses célestes. C'est trop présumer de soi que de se croire digne d'être l'objet de ces grands mouvements.[29] Non, rien de tout cela ne se fait contre nous ; bien au contraire, tout cela concourt à notre conservation.
Nous avons dit que la puissance de nuire manque à certains êtres, que d'autres n'en ont pas la volonté. Parmi ceux-ci seront les bons magistrats, les pères, les instituteurs, les juges, dont il faut recevoir les châtiments comme on subit le scalpel, la diète et toute autre rigueur salutaire. Sommes-nous punis? songeons non pas à la punition seule, mais à ce que nous avons fait : ouvrons un interrogatoire sur notre conduite ; si nous voulons nous dire la vérité, nous jugerons la réparation inférieure au délit. Si nous voulons apprécier justement toutes choses, persuadons-nous bien d'abord que nul de nous n'est sans reproche. Car voici d'où viennent nos indignations les plus vives: « Je n'ai point failli ; je n'ai rien fait, » disons-nous; c'est-à-dire que nous ne convenons de rien. Toute réprimande, toute correction nous exaspère ; et alors même à nos premières fautes nous ajoutons, nouveaux méfaits, l'orgueil et la rébellion. Quel est celui qui ose dire qu'il n'a failli contre aucune loi? Quand il dirait vrai, quelle étroite vertu qu'une vertu légale! Combien plus loin s'étend la règle du devoir que celle du droit? Que de choses la piété, l'humanité, la bienfaisance, la justice et l'honneur exigent, dont nulle n'est gravée aux tables de la loi!
XXVIII. Mais cette formule si restreinte de vertu, nous ne pouvons même la remplir. Nous avons tous ou fait ou médité le mal, nous l'avons souhaité ou favorisé; et souvent, si nous ne fûmes point coupables, c'est pour n'avoir pu réussir à l'être.
Que cette pensée nous rende plus indulgents pour ceux qui pèchent et plus dociles aux réprimandes. Surtout point de colère contre nous-mêmes, (qui épargnera-t-on si on ne se respecte?) et moins encore contre les dieux. Ce n'est point par leur volonté, mais par la loi de notre condition mortelle, que nous subissons les disgrâces qui nous surviennent. Mais les maladies, les souffrances nous assiègent! Il faut bien sortir de manière ou d'autre du domicile malsain qui nous est échu.
Il te reviendra qu'un tel a mal parlé de toi : songe si tu ne l'as point provoqué ; songe sur combien de gens tu tiens de mauvais discours; songe, en un mot, que les uns le font, non pour attaquer, mais par représailles; les autres soit par entraînement, soit par contrainte, soit par ignorance ; que même, si on le fait sciemment et avec volonté, en te nuisant on n'a pas dessein de te nuire. Ou on a cédé à l'attrait d'un bon mot; ou ce qu'on a fait n'était pas pour nous fermer la route, mais on ne pouvait arriver qu'en nous écartant de la sienne. Souvent c'est un flatteur qui blesse en voulant caresser. En se rappelant que de fois on a été soi-même en butte à des soupçons faux, que de services la fortune nous a rendus sous les apparences de l'outrage, que d'inimitiés se sont chez nous tournées en affections, on sera moins prompt à s'émouvoir, surtout si chaque fois qu'on nous blesse, la conscience nous crie : « Et toi-même! » Mais où trouver ce juge si impartial? Celui qui convoite toute femme mariée et se croit autorisé à la séduire dès qu'elle est celle d'un autre, celui-là ne veut pas que la sienne soit vue ; le plus rigoureux exacteur de la foi promise est un perfide ; une bouche parjure tonne contre le mensonge; le chicaneur s'indigne qu'on l'attaque en justice. Tel ne veut pas qu'on porte atteinte à la pudeur de ses jeunes esclaves, et lui-même s'est prostitué. Les vices d'autrui sont sous nos yeux : nous rejetons derrière nous les nôtres.[30] Ainsi un père gourmande les longs festins d'un fils moins déréglé que lui. On n'accorde rien aux passions des autres, et l'on a tout permis aux siennes ; et le tyran s'emporte contre l'homicide, et le sacrilège est sans pitié pour le larcin.[31] Les hommes, en grande partie, s'irritent non pas contre le délit, mais contre le délinquant. Nous deviendrons plus tolérants, si nous rentrons en nous-mêmes, si nous nous disons : « N'avons-nous pas, nous, aussi fait quelque chose de pareil? Ces égarements n'ont-ils pas été les nôtres? Gagnerons-nous à ce qu'ils soient condamnés? »
Le grand remède de la colère, c'est le temps. N'exigez pas dès l'abord qu'elle pardonne, mais qu'elle juge ; elle se dissipe pour peu qu'elle attende ; n'essayez pas de l'étouffer d'un seul coup, dans la violence de ses premiers élans : la victoire complète s'obtiendra par des succès partiels.
XXIX. Des choses qui nous offensent, les unes nous sont redites, les autres frappent directement nos yeux ou nos oreilles. Pour celles qu'on nous raconte, il ne faut pas nous presser d'y croire. Beaucoup de gens mentent pour tromper; beaucoup parce qu'ils sont trompés eux-mêmes. L'un accuse pour faire sa cour et suppose l'injure pour avoir l'air d'en plaindre la victime. Un autre est jaloux et voudrait désunir d'étroites amitiés ; un autre, sournoisement, se fait un jeu et un spectacle d'observer de loin, et salis risque, ceux qu'il a mis aux prises.
Si tu étais juge d'un procès sur la plus modique somme, sans témoin rien ne te serait prouvé; sans serment, le témoin ne ferait pas foi; tu donnerais aux deux parties les remises, le temps convenables; tu les entendrais plus d'une fois, car la vérité ressort d'autant mieux qu'on l'a plus souvent débattue. Et ton ami, tu le condamnes sur-le-champ, sans l'ouïr, sans l'interroger? Avant qu'il puisse connaître son accusateur ou son crime, te voilà furieux! Es-tu sûr de la vérité, bien instruit du pour et dû contre? Mais le délateur lui-même abandonnera son dire, s'il lui faut le prouver. « Ne va pas, a-t-il dit, me citer; si tu me mets en avant, je nierai, et jamais tu ne sauras plus rien de moi. » En même temps qu'il te pousse, il se dérobe lui-même à la lutte et à ses périls. Ne vouloir dire les choses que clandestinement, c'est, ou peu s'en faut, ne rien dire. Quoi de plus injuste que de croire à des rapports secrets et d'éclater publiquement?
XXX. Souvent on est soi-même témoin de la chose qui-blesse. Alors examinons le caractère et l'intention de son auteur. C'est un enfant? excusons son âge : il ignore s'il fait mal. C'est un père? ou ses bienfaits sont assez grands pour qu'il ait même le» droit d'offense, Ou peut-être est-ce encore un service que nous prenons pour une injure. C'est une femme? son faible jugement l'égare. C'est par ordre? qui peut, sans injustice, s'irriter contre la nécessité? Par représailles? il n'y a plus injure situ souffres ce que tu as fait souffrir. C'est ton juge? soumets ta sentence à la sienne. Ton roi? s'il punit en toi un coupable, courbe-toi devant sa justice; innocent, cède à la fortune. C'est un animal sans raison ou un être qu'on en dirait privé? tu t'assimiles à lui en perdant ton sang-froid. C’est une maladie, une calamité? elle passera plus légère si tu la supportes en homme. C'est un dieu? tu perds ta peine à t'irriter contre lui, tout comme à appeler son courroux sur d'autres. C'est un homme de bien qui t'a fait injure? n'en crois rien. Un méchant? n'en sois pas surpris : il payera à quelque autre le mal qu'il t'a fait, et il s'est puni lui-même en le faisant.
Deux motifs, ai-je dit, soulèvent la colère : d'abord on se croit offensé : j'ai suffisamment traité ce point ; puis offensé injustement : c'est de quoi je vais parler encore. On appelle injustice un traitement qu'on ne croyait pas mériter, auquel on ne s'attendait pas. Tout mal imprévu nous semble une indignité. Aussi rien n'exaspère l'homme comme de voir déjoués son espoir et sa confiance. C'est bien là ce qui fait qu'un rien nous indispose contre nos domestiques, et que dans nos amis une négligence est taxée d'injure.
XXXI. « Pourquoi donc l'injure qui vient d'un ennemi nous émeut-elle si fort? » C'est qu'elle a lieu contre notre attente ou qu'elle la dépasse. C'est l'effet de notre excessif amour-propre : nous croyons que pour nos ennemis même nous devons être inviolables. Chaque homme a dans son cœur les prétentions d'un roi : il veut pouvoir tout sur les autres et qu'on ne puisse rien sur lui. On n'est donc irascible que par ignorance des choses d'ici-bas, ou par présomption. Par ignorance : car quoi d'étonnant que le méchant fasse le mal? qu'y a-t-il d'étrange qu'un ennemi nuise, qu'un ami désoblige, qu'un fils s'oublie, qu'un valet manque à sa tâche? Fabius trouvait que la plus pitoyable excuse pour un général est de dire : « Je n'y ai pas pensé; » selon moi, c'est la plus pitoyable pour tout homme. Il faut croire tout possible, s'attendre à tout : dans les plus doux caractères il y aura quelque aspérité. La nature humaine produit des amis perfides ; elle produit des ingrats, des hommes cupides, des hommes pour qui rien n'est sacré. Avant de prononcer sur la moralité d'un seul, songe à celle du grand nombre. C'est au sein de la plus vive joie qu'il faut craindre le plus;[32] alors que tout te semble calme, ne crois pas à l'absence, mais au sommeil de la tempête : compte toujours sur quelque fléau près de surgir contre toi. Le pilote ne livre jamais toutes ses voiles avec une confiance absolue; il veut pouvoir les replier vite, et tient ses cordages prêts.
Surtout rappelle-toi que la passion de nuire est hideuse, haïssable, la moins faite pour le cœur de l'homme, dont les bons traitements apprivoisent jusqu'aux plus farouches animaux. Vois l'éléphant courber sa tête au joug ; le taureau laisser impunément sauter sur son dos des enfants et des femmes ; des serpents ramper et se glisser innocemment parmi nos coupes et dans notre sein ; et sous nos toits des lions et des ours livrer patiemment leurs gueules à nos attouchements et caresser leur maître : tu rougiras d'avoir laissé tes mœurs à la brute pour prendre les siennes.[33]
C'est un sacrilège de nuire à la patrie, par conséquent à un citoyen : il est membre de la patrie : quand le tout est sacré, les parties ne le sont pas moins ; par conséquent l'homme est sacré ; il est pour toi concitoyen dans la grande cité. Qu'arriverait-il si nos mains faisaient la guerre à nos pieds, et nos yeux à nos mains? L'harmonie règne entre les membres du corps humain, parce que tous sont intéressés à la conservation de chacun; ainsi les hommes doivent s'épargner l'un l'autre, parce qu'ils sont nés pour vivre en commun : or il n'y a de salut pour la société que dans l'amour et l'appui mutuel de chacune de ses parties. Les vipères même, les serpents d'eau, tout reptile dont les coups ou les morsures peuvent nuire, on ne les écraserait pas si, comme d'autres races, elles s'apprivoisaient ou pouvaient cesser d'être dangereuses pour nous et pour tous. Ainsi nous ne punirons pas parce qu'on a péché, mais afin qu'on ne pèche plus; la peine n'aura jamais égard au passé, mais à l'avenir : il n'y a pas là de colère, c'est de la précaution. S'il fallait punir toute nature dépravée et tournée au mal, le châtiment n'excepterait personne.
XXXII. « Mais dans la colère il y a un certain plaisir : il est doux de rendre souffrance pour souffrance. » Je le nie. S'il est beau de répondre à un bienfait par un autre, il ne l'est pas de compenser l'injure par l'injure : dans le premier cas, la défaite est honteuse; et dans le second, la victoire.
La vengeance! mot inhumain et qu'on fait pourtant synonyme de justice; elle ne diffère guère de l'injure que par l'ordre des temps.[34] Qui renvoie l'offense pèche, seulement avec un peu plus de droit à l'excuse.
Un homme avait, aux bains publics, frappé M. Caton par mégarde et sans le connaître (car qui aurait pu insulter sciemment ce grand homme?). Comme ensuite il s'excusait : « Je ne me souviens pas, dit Caton, d'avoir été frappé. » Il pensa qu'il valait mieux ne pas apercevoir l'injure que de la venger. — Comment donc! un tel emportement n'a attiré aucun mal à son auteur? — Beaucoup de bien, au contraire : il a appris à connaître Caton. Il est d'une grande âme de dédaigner les injures: la plus méprisante manière de se venger est de ne pas juger l'agresseur digne de vengeance. Combien, pour avoir voulu raison d'une légère offense, n'ont fait que creuser leur blessure! Celui-là est grand et généreux qui, à l'exemple du roi des animaux, entend sans s'émouvoir les aboiements d'une meute impuissante. « Nous serons moins exposés au mépris, dit-on, en tirant vengeance de l'injure. » Si nous recourons à la vengeance comme remède, n'y joignons pas la colère ; n'y voyons pas une jouissance, mais un acte utile. D'ailleurs, il vaut souvent mieux dévorer son dépit que de se venger.
XXXIII. Aux impertinences des puissants oppose un front serein, non pas seulement la patience : ils recommenceront s'ils croient t'avoir blessé. Et voici ce qu'il y a de pire dans l'insolence d'une haute fortune : elle offense d'abord, puis elle hait. Tout le monde connaît le mot de cet homme qui avait vieilli à la cour des rois. On lui demandait comment il était parvenu à un si grand âge, chose bien rare en pareil lieu:[35] « En recevant des affronts, dit-il,[36] et en remerciant. »
Souvent, loin qu'il soit utile de venger l'injure, il est dangereux de paraître l'avouer. Caligula, choqué de la recherche qu'affectait dans sa mise et dans sa coiffure le fils de Pastor, chevalier romain distingué, l'avait fait mettre en prison. Pastor demande la grâce de son fils : le tyran, comme averti de le faire périr, ordonne à l'instant son supplice. Cependant, pour ne pas tenir tout à fait rigueur au père, il l'invite à souper le jour même. Pastor arrive ; aucun reproche ne se lit sur son visage. Après avoir chargé quelqu'un de le surveiller, César le prie de boire à la santé du prince dans une large coupe ; c'était presque lui offrir le sang de son fils : l'infortuné avale courageusement jusqu'à la dernière goutte. On lui passe parfums et couronnes ; l'ordre est donné de voir s'il acceptera : il accepte. Le jour qu'il a enterré ou plutôt qu'il n'a pu enterrer son fils, il prend place, lui centième, au banquet du maître, et le goutteux vieillard boit comme à peine il convient de boire à la naissance d'un héritier. Pas une larme, pas un signe qui permît à la douleur de percer : il soupa comme s'il eût obtenu la grâce de la victime. Pourquoi, dis-tu, tant de bassesses? Il avait un second fils. Que fit Priam? ne dissimula-t-il pas sa colère? n'embrassa-t-il pas les genoux du roi de Larisse? Oui, cette main fatale, teinte du sang de son Hector, il la porta même à ses lèvres, et il soupa, mais du moins sans parfums, sans couronnes ; son farouche ennemi lui prodiguait les consolations, l'exhortait à prendre quelque nourriture, mais non pas à vider de larges coupes sous l'œil d'un témoin aposté. Le Romain[37] eût bravé Caligula s'il n'avait craint que pour lui-même; mais l'amour paternel surmonta le ressentiment. Il méritait qu'on lui permît, au sortir du festin, d'aller recueillir les restes de son fils. Il ne l'obtint même pas ; et le jeune tyran, toujours bienveillant et affable, provoquait le vieillard par de fréquentes santés, il l'invitait à bannir son chagrin ; et Pastor de se montrer aussi gai que s'il eût oublié ce qui s'était passé ce jour-là. C'en était fait du second fils, si le bourreau n'eût été content du convive.
XXXIV. Abstenons-nous de la colère, soit contre un égal, soit contre un supérieur, soit contre un inférieur. Avec un égal la lutte est douteuse ; avec un supérieur, insensée ; avec un inférieur, dégradante. Il est d'un être chétif et misérable de rendre morsure pour morsure : la souris, la fourmi s'attaquent à la main qui les approche ; tout ce qui est faible se croit blessé dès qu'on le touche. Un moyen de nous radoucir, c'est de songer aux services passés de qui nous irrite aujourd'hui, et le bien rachètera le mal. Rappelons-nous aussi quel honneur nous reviendra de notre renom de clémence, et combien un pardon nous a valu d'amis utiles. N'étendons pas notre colère sur les enfants de nos rivaux et de nos ennemis. Un des insignes traits de l'implacable Sylla fut d'exclure des charges publiques les fils des proscrits. Le comble de l'iniquité est que les fils héritent des haines vouées aux pères. Demandons-nous, quand nous aurons peine à nous laisser fléchir, si nous serions heureux que chacun fût pour nous inexorable. Que de fois le pardon qu'on avait refusé à d'autres on l'a demandé pour soi! Combien se sont roulés aux pieds de ceux-là mêmes qu'ils avaient repoussés des leurs![38] Quoi de plus glorieux que de convertir sa colère en amitié? Quels sont les plus fidèles alliés du peuple romain? ceux qui furent ses plus opiniâtres ennemis. Que serait aujourd'hui l'empire, si une politique prévoyante n'eût partout mêlé les vainqueurs aux vaincus? Cet homme se déchaîne contre toi ; toi, provoque-le par des bienfaits.[39] L'inimitié tombe aussitôt que l'un des deux quitte la place : sans réciprocité, point de lutte.[40] Lors même qu'elle s'engage, le plus généreux est le premier qui fait retraite:[41] c'est être vaincu que de vaincre. Es-tu frappé? retire-toi; frapper à ton tour serait amener et légitimer des atteintes nouvelles ; tu ne serais plus maître de te dégager. Eh! qui voudrait frapper assez fort son ennemi pour laisser la main dans la plaie sans plus pouvoir s'en déprendre? Telle est pourtant l'arme de la colère ; c'est avec peine qu'on la retire.
XXXV. Si nous nous choisissons des armes légères, une épée commode et facile à manier; ne renoncerons-nous pas à la fougue des passions, bien moins maniables, furieuses, qui ne reviennent plus à nous! La seule vélocité qui plaise est celle qui s'arrête au commandement, qui ne s'élance pas au delà du but, qu'on peut replier sur elle-même et ramener de la course au pas. On juge malades les nerfs qui s'agitent malgré nous. Le vieillard ou l'infirme seuls courent quand ils veulent marcher. Jugeons ainsi les mouvements de l'âme : les plus sains, les plus vigoureux sont ceux dont l'allure nous est soumise, non ceux qui s'emportent d'eux-mêmes.
Rien, toutefois, ne sera plus efficace que de considérer d'abord la difformité de la colère, ensuite ses dangers. Aucune passion n'offre des symptômes plus orageux ; elle enlaidit les plus beaux traits et donne un air farouche aux physionomies les plus calmes. L'homme alors perd toute dignité : sa toge était drapée selon la bienséance, il la laisse traîner, et tout soin de sa tenue lui échappe; ses cheveux, que la nature ou l'art ont disposés d'une manière décente, se soulèvent à l'instar de son âme ; ses veines se gonflent ; une respiration pressée ébranle sa poitrine; les cris de rage qu'il pousse avec effort tendent les muscles de son cou ; ses membres frémissent ; ses mains tremblent; tout son corps est en convulsion. Que penses-tu que soit l'état intérieur d'une âme dont au dehors l'image est si hideuse? Combien ses traits cachés sont plus terribles, ses transports plus ardents, sa fermentation plus bouillante! Elle détruira tout l'homme, si elle n'éclate. Qu'on se représente les Barbares, les tigres dégouttants de carnage ou qui courent s'en abreuver; les monstres d'enfer qu'ont imaginés les poètes, avec des serpents pour ceinture et vomissant la flamme ; les noires Furies, élancées du Ténare pour souffler le feu des combats, semer la discorde chez les peuples, et déchirer le pacte de la paix : telle on doit se figurer la colère, l'œil étincelant de flammes ; ainsi elle gémit, ainsi elle mugit, mêlant à ses sifflements d'aigres clameurs et des sons, s'il en est, plus sinistres ; brandissant ses traits des deux mains, car se couvrir est loin de sa pensée ; menaçante, ensanglantée, labourée de cicatrices et livide de ses propres coups. La démarche égarée, la raison tout offusquée de ténèbres, elle se rue çà et là, elle ravage, elle met tout en fuite, chargée de l'exécration générale, de la sienne surtout. Si tout autre fléau lui manque, elle souhaite l'irruption des mers, l'écroulement de la terre, du ciel ; elle maudit et elle est maudite. Qu'on la voie, si l'on veut, telle que nos poètes nous dépeignent
Bellone au fouet sanglant, aux lugubres flambeaux;
ou la Discorde,
De sa robe en triomphe étalant les lambeaux ;
qu'on imagine, s'il se peut, des traits plus affreux encore pour cette affreuse passion.
XXXVI. Il y a des gens, dit Sextius,[42] qui se sont bien trouvés d'avoir, dans la colère, jeté les yeux sur un miroir.[43] Effrayés d'une telle métamorphose, et conduits pour ainsi dire en face d'eux-mêmes, ils ne se reconnaissaient point; et combien un miroir rendait faiblement leur difformité réelle! Si l'âme pouvait se manifester et se réfléchir sur quelque surface, nous serions confondus à l'aspect de cette image sombre et livide, de ces bouillonnements, de ces contorsions, de cette bouffissure. Nous voyons sa difformité percer à travers toute cette enveloppe d'os et de chair qui lui fait obstacle ; que serait-ce si elle apparaissait nue? Non, tu ne crois pas qu'un miroir ait jamais guéri personne. Car enfin, qui court au miroir pour regagner son sang-froid l'a déjà recouvré. La colère, d'ailleurs, ne se croit jamais plus belle que quand elle est horrible, effroyable; telle elle veut être, telle aussi elle veut qu'on la voie.
Il vaut mieux songer à combien de personnes cette passion par elle-même a été fatale. On en a vu, au fort de la crise, se rompre, les veines, vomir le sang après des éclats de voix surhumains, avoir les yeux couverts d'un nuage, tant la bile s'y porte violemment; et des malades sont retombés plus bas que jamais : il n'est point de voie plus prompte à la folie. Aussi chez bien des gens la démence ne fut qu'une continuation de la colère : la raison, qu'ils ont voulu perdre, ils ne l'ont plus retrouvée. Ajax fut poussé au suicide par la folie, et à la folie par la colère. « Périssent mes enfants! que l'indigence m'accable! que ma maison s'écroule! » voilà leurs souhaits, et ils ne s'emportent point, disent-ils : ainsi le fou nie qu'il extravague. Ennemis de leurs meilleurs amis, redoutables aux êtres qu'ils chérissent le plus, oubliant toute loi, hors celles qui châtient, tournant au moindre souffle, inabordables, ni paroles, ni bons procédés ne les émeuvent, ils ne font rien que par violence, prêts à frapper du glaive ou à le diriger contre eux-mêmes, car le mal qui les possède est le plus terrible des maux et dépasse tous les vices connus. Ceux-ci, en effet, n'entrent dans l'âme que par degrés ; la colère l'envahit dès l'abord et complètement, subjugue toute autre affection, fait taire l'amour le plus ardent. Des amants ont percé l'objet de leur tendresse, et sont tombés ensuite dans les bras de leur victime. L'avarice, monstre si dur et si peu traitable, la colère l'a fait fléchir sous elle, l'a contrainte à sacrifier ses trésors, à transformer sa demeure et tout son avoir en un seul bûcher. Eh! n'a-t-on pas vu l'ambitieux fouler aux pieds des insignes qui furent ses idoles, répudier des honneurs qui s'offraient à lui? Point de passion que la colère ne domine en souveraine.
[1] Comme Fickert, je lis : tactus et non ictus, d'après les meilleurs manuscrits.
[2] Voir des Bienfaits, IV, XVII, et Lettre XCVII; et Cic., de Finib., V, XXII; et surtout Balzac, le Prince, chap. XXI.
[3] Ptolémée Dionysius, roi d'Egypte, qui, par le conseil de ses deux ministres, Achillas et Théodote, fit trancher la tête à Pompée. Ce roi avait à peine douze ans.
[4] Mais qu'entend-il? Le tambour qui résonne :
Le sang remonte à son front qui grisonne;
Le vieux coursier a senti l'aiguillon.
(Béranger.)
[5] Lacune. Voir Louis Racine développant ces mêmes idées dans son épître I, sur l’âme des bêtes.
[6] Il fut condamné sous Auguste, V. Tacite, Ann. III, 68.
[7] Voir le Loisir du sage, au début, et les Lettres VII et XXXIX. « L'amphithéâtre est le temple de tous les démons ; là siègent autant d'esprits immondes qu'il peut tenir d'hommes; le théâtre est le repaire tout spécial de l'impudicité. » (Tertull., de Spect., XII.)
[8] Voir des Bienfaits, VI, XXXVIII.
[9] Voir Horace, VIIe Épod. ; Boileau, Sat. VIII, et J. B. Rousseau, liv. II, ode XVI, et Télémaq., liv. XVII.
[10] Ovide, Métam., I, 144.
[11] Le consul M. Aquilius, pour réduire les villes d'Asie, fit empoisonner les canaux des fontaines. (Florus, II, XX.)
[12] Le Forum romanum construit, dit-on, par Romulus, entre le Capitole et le mont Palatin; celui que Jules César bâtit après la bataille de Pharsale, et celui d'Auguste. Un quatrième fut bâti par Trajan.
[13] Quidquid multis peccatur, inultum est. (Luc, Pharsal., V, vers 160.) Voir saint Augustin, Ép. LXIV.
[14] Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,
Comme vices unis à l'humaine nature ;
Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.
(Molière, Misant., sc. I.)
[15] Même pensée au chap. XVI du liv. I, et au traité de la Clémence, I, XI et XIX, et dans la tragédie d'Œdipe : Timet timentes : metus in auctorem redit. (Acte III, sc. I.)
[16] Je vois de quels efforts vos sens sont combattus,
Mais les difficultés sont le champ des vertus;
Avec un peu de peine on achète la gloire :
Qui veut vaincre est déjà bien près de la victoire :
Se faisant violence on s'est bientôt dompté,
Et rien n'est tant à nous que notre volonté.
(Rotrou, Venceslas.)
[17] Je lis avec deux mss. de Fickert : omnium more. Leçon vulg. : omni humore.
[18] Maxime prise par Rousseau pour l'épigraphe de son Emile.
[19] « Mais si peut-on y arriver, qui en sçait l'adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux-fleurantes, plaisamment et d'une pante facile et polie. » (Montaigne, I, XXV. Marc-Antoine, V, IX.)
[20] « On a dit en latin qu'il coûte moins cher de haïr que d'aimer....» (La Bruyère, du Cœur.)
[21] « Il en coûte plus pour nourrir un vice que pour élever deux enfants. » (Franklin.)
[22] « Ay-je besoing de cholère et d'inflammation, je l'emprunte et je m'en masque. » (Montaigne, III. X.)
[23] « Les hommes ne sont tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats tempérés. » (Rousseau, Emile, liv. I. Voir la Théorie des climats de Montesquieu, Esprit des lois, liv. XIV.)
[24] Je lis, d'après Muret et deux mss. quidam sicci. Lem. : Saucii
[25] Vinum et adolescentia, duplex incendium voluptatis: Quid oleum flammœ adjicimus? (Saint Jérôme, ad Eustoch.)
Voir pour ces chap. XX, XXI et XXÎI, Quintilien, liv. III, et Rousseau, dans Emile, I, II, où se trouve plus d'un emprunt fait à Sénèque.
[26] « Le feu s'embrase dans la forêt selon qu'il y a de bois : la colère de l'homme s'allume à l'égal de son pouvoir, et croit à proportion qu'il a plus de bien. » (Ecclesiast., XXVIII, 12.)
[27] De ce trait d'Alexandre, et des belles, mais simples réflexions de Sénèque, Rousseau a fait une tirade déclamatoire. (Emile, livre II.)
[28] Voir le chap. IV de Montaigne, liv. I.
[29] Voir des Bienfaits, VI, XXIII; Montaigne, II, XII; Voltaire, Sixième discours en vers, et Mme de Sévigné, lettre du 2 janvier 1681. Ailleurs pourtant Sénèque croit à l'influence des astres sur nos destinées.
[30] La Fontaine, fable de la Besace :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.
[31] « De ce mesme papier où il vient d'escrire l'arrest de condamnation contre un adultère, le juge en desrobbe un lopin pour en faire un poulet à la femme de son compaignon. » (Montaigne, III, IX.)
[32] On connaît les beaux vers de La Fontaine sur Fouquet : Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles, etc.
« Lorsqu'ils auront dit paix et sécurité, alors une soudaine ruine viendra. » (Saint Paul.)
[33] Turpe erit ingenium mitius esse feris. (Ovid., Amor., El. X.)
[34] Lire comme Pincianus : et a contumelia non. Lemaire : et talio non.
[35] Prodigio par est cum nobilitate senectus. (Juvén., V, 4.)
[36] Ceci rappelle le mot du duc d'Orléans, régent : Un parfait courtisan n'a ni humeur, ni honneur.
Quiconque ne sait pas dévorer un affront,
Ni de fausses couleurs se déguiser le front,
Loin de l'aspect des rois qu'il s'écarte, qu'il fuie.
(Racine, Esther, act III, sc I.)
[37] Je lis, avec un ancien manusc., Romanus pater, et non : Trojanum patrem.
[38] Tel repousse aujourd'hui la misère importune,
Qui tombera demain dans la même infortune.
Il est beau de prévoir ces retours dangereux
Et d'être bienfaisant alors qu'on est heureux.
(La Harpe, Philoctète.)
[39] Cet homme se déchaîne contre toi; toi, provoque-le par les bienfaits. Voilà bien ce précepte chrétien, rends le bien pour le mal, qu'on reproche à la philosophie païenne de n'avoir pas connu.
[40] Je lis avec Gronovius : si utrinque concurritur, ille est.
[41] Et qui non jugulat, Victor abire solet. (Pétrone.)
Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux ;
Et les premiers vaincus sont les plus généreux.
(Racine, Frères ennemis.)
[42] Philosophe romain, qui renouvela la doctrine de Pythagore. Voir lettres de Sénèque, LIX, LXIV. Ses maximes furent adoptées par quelques chrétiens. Rufin, prêtre d'Aquilée, les traduisit en latin, et, trompé sans doute par la ressemblance du nom les attribua mal à propos au pape Sixte II.
[43] Voir sur cet emploi du miroir, et sur Minerve jouant de la flûte, Ovide, Art d'aimer, III, vers 503; Plutarque, de la Colère; Machiavel, même sujet, et saint Chrysostome, homélie VI, in Joan. Cette recette du miroir est mise en pratique par Shakespeare dans sa comédie de la Méchante Femme.