STRABON La Germanie


La carte du monde d'après Strabon

GÉOGRAPHIE DE STRABON

LIVRE SEPTIÈME

(1er siècle)

CHAPITRE I : La Germanie
  
1. Après avoir décrit l'Ibérie, la Celtique, l'Italie et les îles qui les avoisinent, nous avons à parler présentement du reste de l'Europe ; or, fixons au préalable la division la plus conforme à la nature des lieux. Le reste de l'Europe comprend, d'une part, tout ce qui se prolonge vers l'E. au delà du Rhin jusqu'au Tanaïs et à l'ouverture du lac Maeotis, et, d'autre part, tout ce qui s'étend au S. de l'Ister, entre l'Adriatique et la rive gauche du Pont, jusqu'à la Grèce et à la Propontide. Il est de fait que le cours de l'Ister se trouve couper en deux et à peu près dans toute sa longueur la contrée dont nous parlons : ce fleuve, qui est le plus grand d'Europe, après avoir coulé d'abord au midi, tourne brusquement de 1'O. à l'E., dans la direction du Pont ; il prend sa source à la pointe ou extrémité occidentale de la Germanie, assez près même du fond de l'Adriatique, puisqu'il n'en est guère qu'à 1000 stades, et, après s'être relevé quelque peu vers le nord, vient finir dans le Pont-Euxin, non loin des bouches du Tyras et du Borysthène : il forme donc, on le voit, la limite méridionale des pays situés au delà du Rhin et de la Celtique, c'est-à-dire des populations galatiques et germaniques qui s'étendent jusqu'aux Bastarnes, aux Tyrégètes et au fleuve Borysthène, et de ces autres populations qui vont du Borysthène au Tamaïs et à l'embouchure du Palus Maeotis, remplissant tout l'intervalle de la mer Pontique à l'Océan, en même temps qu'il sert de limite septentrionale aux populations Illyriennes et Thraces, qui, avec un certain nombre de tribus étrangères, celtiques et autres, occupent tout le pays jusqu'à la Grèce.
Mais parlons d'abord de la région située au delà de l'Ister, car la description n'en est pas à beaucoup près aussi compliquée que celle de la région citérieure.
2. Passé le Rhin, tout de suite après les Celtes ou Gaulois, on rencontre, en allant vers l'E, la nation des Germains. Comparés aux Celtes, les Germains offrent bien quelques petites différences, ils ont par exemple des moeurs plus sauvages, une taille plus élevée, les cheveux plus blonds, mals à cela près ils leur ressemblent fort et l'on retrouve chez eux les mêmes traits, le même caractère, le même genre de vie que nous avons précédemment décrits chez les Celtes. C'est même là, croyons-nous, ce qui leur a fait donner par les Romains le nom qu'ils portent : les Romains amont reconnu en eux les propres frères des Gaulois, et les auront appelés Germani, d'un mot de leur langue qui désigne les frères nés de même père et de même mère.
3. Une première division de la Germanie comprend le pays qui borde le Rhin depuis sa source jusqu'à son embouchure, et l'on peut dire que tout ce territoire riverain forme le côté occidental de ladite contrée et en représente exactement la largeur.
Mais des peuples qui l'habitaient, une partie a été transportée eu Gaule par les Romains ; une autre, prenant les devants, a d'elle-même quitté ses foyers et s'est enfoncée dans l'intérieur des terres : c'est ce qu'ont fait les Marses par exemple. Restent [les Usipes] aujourd'hui peu nombreux, avec une partie de la nation des Sugambres.
Aux populations riveraines du Rhin, dans l'intervalle de ce fleuve à l'Albis ou Elbe, succèdent d'autres peuples ou tribus germaniques. L'Elbe est un fleuve dont le cours, presque parallèle à celui du Rhin jusqu'à l'Océan, se trouve avoir juste la même longueur. Dans le même intervalle on rencontre encore plusieurs fleuves ou cours d'eau navigables, l'Amasias entre autres, qui fut témoin d'une victoire navale de Drusus sur les Bructères. Tous se dirigent également du S. au N. et coulent vers l'Océan ; car la Germanie s'élève sensiblement dans sa partie méridionale et forme là une chaîne de montagnes, qui court vers l'E. et qui, par sa proximité des Alpes, semble faire partie de cette grande chaîne ; certains auteurs ont même affirmé la chose positivement, en se fondant sur la situation respective des deux chaînes et sur l'analogie des essences qu'elles produisent l'une et l'autre. Il s'en faut bien pourtant que ces montagnes de la Germanie atteignent à l'immense altitude des Alpes. C'est dans cette partie de la Germanie que s'étend la forêt Hercynienne, et que se trouve répandue la nation des Suèves. Quelques tribus suéviques, celle des Quades notamment, habite l'intérieur même de la forêt : on y rencontre aussi Buiaemum, cette résidence du roi Marobod, qui, pour la peupler, y a transplanté naguère différentes tribus, celle entre autres des Marcomans, ses compatriotes. Ce Marobod, simple particulier à l'origine, s'était emparé du pouvoir à son retour de Rome : il avait passé là toute sa jeunesse auprès d'Auguste, qui l'avait comblé de ses faveurs. Une fois de retour dans sa patrie, il devint en peu de temps l'un des principaux chefs et réunit sous ses lois, indépendamment des Marcomans que je viens de nommer la grande nation des Luges, la tribu des Didunes, celles aussi des Butons, des Lugi Manes, des Sudins et jusqu'aux Semnons, tribu nombreuse appartenant à la nation des Suèves. Mais les Suèves, nous l'avons dit, n'habitent pas tous l'intérieur de la forêt Hercynienne, on en trouve encore en dehors, et jusqu'aux frontières des Gètes : ils forment donc, en réalité, une très grande nation, puisqu'ils sont répandus depuis le Rhin jusqu'à l'Elbe, et qu'ils ont même quelques-unes de leurs tribus établies actuellement au delà de ce dernier fleuve, témoins les Hermundures et les Langobards, qui, pour être plus à l'abri [des armes romaines], ont émigré en masse sur la rive ultérieure de l'Elbe. C'est, du reste, une habitude commune à tous les peuples de la Germanie, que cette facilité à se déplacer, et qui tient à l'extrême simplicité de leur vie, à ce qu'ils n'ont ni champs à cultiver, ni argent à amasser, mais habitent de simples cabanes, demeures provisoires et éphémères, ne se nourrissant guère que des produits de leurs troupeaux, et cela à la façon des Nomades, qu'ils imitent encore en ce que, comme eux, ils sont toujours prêts à charger le peu qu'ils possèdent s sur leurs chariots, et à s'en aller, suivis de leurs troupeaux, où bon leur semble. La même partie de la Germanie compte beaucoup d'autres nations, mais qui sont toutes inférieures à celle des Suèves à savoir : les Chérusques, les Chattes, les Gamabrives, les Chattuariens, et, plus près de l'Océan, les Sugambres, les Chaubes, les Bructères, les Cimbres, les Campes, les Caülques, les Campsianes et d'autres encore. Dans la même direction que l'Amasias coulent les fleuves Visurgis et Lupias : ce dernier n'est qu'à 600 stades environ du Rhin, et traverse le territoire des Petits-Bructères. Citons aussi le Salas, car c'est dans le pays compris entre le Rhin et ce fleuve que Drusus Germanicus faisait la guerre, lorsque la mort vint arrêter le cours de ses succès : il avait soumis la plupart des peuples que nous nommions tout à l'heure, et jusqu'aux îles qui bordent la côte de la Germanie, Burchanis, notamment, qu'il enleva après un siège en règle.
4. Ces peuples germains ne nous sont connus que depuis qu'ils sont devenus les ennemis des Romains, ennemis acharnés, qui ne cèdent un moment que pour s'armer de nouveau ou peur émigrer en masse. On en aurait connu un plus grand nombre, si Auguste eût permis à ses généraux de franchir l'Elbe, et de poursuivre au delà de ce fleuve les tribus émigrantes ; mais ce prince avait compris que le meilleur moyen d'en finir avec la guerre actuelle était de ne pas inquiéter les populations d'au delà de l'Elbe, alors parfaitement tranquilles, et de ne point leur donner occasion de s'unir à ses ennemis. Le signal de la guerre était parti des bords du Rhin, de chez les Sugambres, qui avaient alors pour chef un certain Melon ; et, l'agitation se propageant, on avait vu chaque peuple de la Germanie à son tour menacer et pousser les Romains, puis se soumettre, mais pour s'insurger encore sans souci des otages livrés, sans respect de la foi promise. Avec ces peuples, il y a tout intérêt à être méfiant : ceux à qui les Romains s'étaient fiés sont ceux précisément qui leur ont fait le plus de mal, témoins les Chérusques et leurs alliés, qui, après avoir attiré dans une embuscade Quintilius Varus et les trois légions qu'il commandait, les ont égorgés contre la foi des traités. Toute la nation, du reste, a chèrement expié sa trahison en même temps qu'elle fournissait au second Germanicus l'occasion du plus éclatant triomphe, car on vit le triomphateur traîner à sa suite les personnages, hommes et femmes, les plus illustres de la nation des Chérusques : à savoir le chef Segimund, fils de Ségeste, avec son fils Thumelic, jeune enfant de trois ans, et sa soeur Thusnelda, femme d'Arminius, le ruême qui commandait l'armée Chérusque, lors de la lâche et perfide agression dirigée contre Varus, et qui aujourd'hui encore s'efforce d'entretenir et de prolonger la guerre ; Sesithac, fils de Sigimer, autre chef Chérusque, avec sa femme Rhamis, dont le père Ucromer commande à la nation des Chattes, et le Sicambre Deudorix, fils de Baetorix, propre frère de Melon. Ségeste le beau-père d'Arminius, qui, dès le commencement des hostilités s'était séparé hautement de son gendre, et qui avait passé dans le camp romain à la première occasion favorable, Ségeste, comblé d'honneurs pour sa défection, assistait au défilé de tous ces captifs, ses enfants. Le grand prêtre des Chattes, Libès, figurait aussi dans cette pompe triomphale, avec maint autre prisonnier de distinction appartenant aux différents peuples vaincus, Galliques, Campsianes, Bructères, Usipes, Chérusques, Chattes, Chattuariens, Dandutes et Tubantes.
La distance du Rhin à l'Elbe ne serait que de 3000 stades, si l'on pouvait la franchir en ligne droite, mals les sinuosités de la route, partout coupée de marécages et de forêts, obligent à faire un long circuit.
5. La plus remarquable de ces forêts, la forêt Hercynienne, couvre de ses hautes et épaisses futaies les pentes abruptes de tout un massif de montagnes, cercle immense ayant pour centre ce canton fertile et peuplé dont nous avons parlé plus haut, qu'avoisinent les sources de l'Ister et du Rhin, le lac situé entre deux et les marais formés par les débordements du Rhin. Le circuit de ce lac est de plus de 500 stades, et sa traversée en ligne droite de près de 200. Il s'y trouve en outre une île dont Tibère fit sa base d'opérations dans le combat naval qu'il livra aux Vindéliciens. Ajoutons que le dit lac se trouve, être, comme la forêt Hercynienne elle-même, plus méridional que les sources de l'Ister, et qu'il faut nécessairement, quand on vient de la Gaule et qu'on veut traverser la forêt Hercynienne, franchir d'abord le lac, puis l'Ister, après quoi des chemins plus faciles vous conduisent par une suite de plateaux ou de hautes vallées jusqu'au coeur de la forêt. Tibère avait laissé le las à une journée de marche derrière lui, quand il rencontra les sources de l'Ister. Bordé dans une faible partie de sa circonférence par les Rhétiens, le même lac l'est sur un espace beaucoup plus étendu par les Helvètes et les Vindéliciens. [Puis, aux Vindéliciens du côté de l'E. succèdent les Noriques) et le désert des Boïens, lequel s'étend jusqu'à la Pannonie. Tout ce pays, mais surtout la partie occupée par les Helvètes et les Vindéliciens, se compose de hautes plaines. Quant aux Rhétiens et aux Noriques, ils atteignent la crête même des Alpes et redescendent du côté de l'Italie, les premiers jusque dans le voisinage des Insubres, les seconds jusqu'aux frontières des Carnes et au territoire d'Aquilée.
Il y a une autre grande forêt, dite la forêt Gabreta, qui s'étend en deçà du pays des Suèves, tout comme la forêt Hercynienne, qu'occupent encore un certain nombre de tribus Suéviques, s'étend au delà.
CHAPITRE II.
Digression sur les Cimbres
1. Dans ce que l'histoire nous dit des Cimbres, tout n'est pas vrai, et, à côté de faits d'une certitude absolue, il y a de notoires mensonges. Ainsi, comment admettre que les Cimbres aient été chassés de la Chersonnèse, leur primitive demeure, par une grande marée de l'Océan, et que ce soit là la cause qui a fait d'eux un peuple de brigands et de nomades, quand nous les voyons aujourd'hui encore occuper les mêmes lieux qu'ils habitaient naguère ? Il est constant que l'ambassade qu'ils ont envoyée à Auguste pour lui offrir en présent ce qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux, à savoir leur chaudière sacrée, et pour solliciter, arec l'amitié du prince, le pardon de leurs fautes, venait de la Chersonnèse et y est retournée après avoir obtenu ce qu'elle demandait. N'est-il pas ridicule d'ailleurs de supposer que c'est le dépit, le dépit contre un phénomène naturel et constant, contre un phénomène se produisant deux fois par jour, qui a pu chasser tout un peuple de ses foyers ? Sans compter que cette marée extraordinaire a tout l'air d'une fiction : car, si les marées de l'Océan sont susceptibles d'accroissement et de diminution, ces variations elles-mêmes sont réglées et périodiques. Je ne crois pas non plus ce que nous dit tel historien, que les Cimbres menacent et repoussent de leurs armes le flot qui monte, ni ce qu'avance Ephore au sujet des Celtes ou Gaulois, que, pour s'exercer à ne rien craindre, ils regardent tranquillement la mer détruire leurs habitations, se contentant de les rebâtir après, et que les inondations ont toujours fait chez eux plus de victimes que la guerre : si ces historiens eussent réfléchi à la régularité des marées et à cette circonstance, que des peuples habitant les bords de l'Océan devaient connaître la limite atteinte par le flot, ils n'eussent pas assurément écrit de semblables absurdités. Eh quoi ! des populations habituées à voir le flux et le reflux de l'Océan se produire deux fois par jour ne se seraient jamais doutées que ce fût là un phénomène naturel et sans danger, un phénomène commun à toutes les côtes de l'Océan et non particulier à celle qu'ils habitaient ! La chose est inadmissible. Je n'admets pas non plus que les cavaliers dont parle Clitarque se soient enfuis à toute bride en voyant la mer monter et qu'ils aient encore failli être engloutis par les flots, car je ne sache pas que la mer monte avec une telle rapidité ; c'est par degrés au contraire et de façon insensible que le flot avance toujours. J'ajoute qu'un phénomène comme celui-là, qui se renouvelle chaque jour et qui frappe les oreilles de tous ceux qui approchent, avant même de frapper leurs yeux, n'était point de nature à causer un tel effroi ni à mettre les gens en fuite comme eût pu faire un danger subit et imprévu.
2. Posidonius a donc bien raison de faire honte aux historiens qui débitent de pareils mensonges. Mieux inspiré, il croit, lui, que les Cimbres, naturellement pillards et vagabonds, ont dû pousser leurs courses jusqu'aux environs du Palus Maeotis et que c'est à cause d'eux que le Bosphore a été appelé Cimmérien (Cimmérien pour Cimbrique), les Grecs ayant changé apparemment le nom de Cimbres en celui de Cimmériens. Il ajoute que les Boïens, possesseurs autrefois de la forêt Hercynienne, s'y virent attaquer par les Cimbres, mais les repoussèrent ; et que ceux-ci descendirent alors vers l'Ister et le pays des Scordisques, peuple d'origine galatique ou gauloise, pour passer ensuite chez les Teuristes ou Taurisques, autre peuple Gaulois, et finalement chez les Helvètes ; que ces derniers, bien que fort riches eux-mêmes et d'humeur pacifique, ne purent se contenir en voyant les richesses des Cimbres, ces richesses acquises par le vol et le pillage, surpasser les leurs, et voulurent, les Tigurins surtout et les Toygènes, partir en masse avec eux, mais que les Romains ne laissèrent pas de les exterminer tous, aussi bien les Cimbres que leurs alliés, les Cimbres, comme ils avaient déjà franchi les Alpes et pénétré en Italie, et les autres comme ils étaient encore dans la Gaule Transalpine.
3. Suivant les mêmes historiens, c'était une coutume chez les Cimbres, que leurs femmes, qui prenaient part à toutes leurs expéditions, fussent accompagnées elles-mêmes de prêtresses ou de prophétesses, reconnaissables à leurs cheveux blancs, à leur robe blanche que retenait une écharpe de carbase ou de lin très fin agrafée par-dessus, à leur ceinture de cuivre et à leurs pieds nus. Amenait-on des prisonniers dans le camp, ces prêtresses, le glaive à la main, allaient au-devant d'eux, et, après les avoir couronnés de fleurs, les conduisaient vers un grand bassin de cuivre pouvant contenir vingt amphores et contre lequel était appliquée une sorte d'échelle ou de marchepied ; l'une d'elles y montait, et, tirant après soi jusqu'à la hauteur du bassin qu'elle dominait ainsi chaque captif à son tour, elle l'égorgeait, prononçant telle ou telle prédiction suivant la manière dont le sang avait jailli dans le bassin. Quant aux autres, elles ouvraient le corps des victimes et, d'après l'examen des entrailles, annonçaient et promettaient la victoire. Les mêmes femmes, pendant que les Cimbres combattaient, ne cessaient de frapper les claies d'osier qui recouvraient leurs chariots, faisant ainsi à dessein un bruit épouvantable.
4. La Germanie septentrionale, avons-nous dit, borde l'Océan et nous est parfaitement connue depuis les bouches du Rhin, où elle commence, jusqu'à l'embouchure de l'Elbe : ses principaux peuples sont les Sugambres et les Cimbres. En revanche toute la contrée au delà de l'Elbe qui avoisine l'Océan nous est complètement inconnue : nous ne voyons pas en effet qu'aucun des anciens navigateurs se soit avancé vers l'E. le long des côtes de l'Océan jusqu'à l'entrée de la mer Caspienne et les vaisseaux romains n'ont pas encore dépassé l'embouchure de l'Elbe ; il n'y a pas de voyageur non plus qui ait suivi et exploré par terre tout le littoral de l'Océan. Nous pouvons bien affirmer qu'en continuant à marcher, dans le sens de la longueur de la terre habitée, à l'E. de l'embouchure de l'Elbe, on doit rencontrer l'embouchure du Borysthène et le rivage septentrional du Pont, car la chose résulte des climats et des distances parallèles ; mais quels sont les peuples qui habitent au delà des Germains proprement dits et de leurs plus proches voisins ? sont-ce déjà les Bastarnes, comme le croient la plupart des géographes ? ou bien faut-il placer avant les Bastarnes les Iazyges, les Roxolans ou telle autre nation hamaxaeque, c'est ce qu'il nous serait difficile de décider. Nous ne saurions dire non plus si, sur toute cette longueur de pays, les peuples que nous venons de nommer descendent jusqu'aux bords de l'Océan ou s'il existe le long de l'Océan comme une zone intermédiaire que le froid ou telle autre cause rend inhabitable ; ou bien encore s'il n'y aurait pas à partir des bouches de l'Elbe, entre la mer et les Germains Orientaux, des peuples d'une autre race établis là à demeure. Ajoutons que la même obscurité plane sur toutes les nations du Nord faisant suite aux Germains ; car nous ne saurions dire davantage au sujet des Bastarnes, des Sauromates et en général des peuples qui habitent au-dessus du Pont, s'ils sont éloignés de la mer Atlantique et de combien ils le sont, ou si leurs possessions s'étendent jusqu'à ses rivages mêmes.
CHAPITRE III.
La Germanie méridionale
1. Pour ce qui est de la Germanie méridionale au delà de l'Elbe, nous dirons qu'elle se trouve, dans la partie du moins qui touche au fleuve, encore occupée par des tribus Suéviques, mais qu'aux Suèves succèdent bientôt les Gètes. Le pays qu'habitent ceux-ci commence par être fort resserré : bordé au midi par l'Ister, il longe du côté opposé les montagnes de la forêt Hercynienne, qui y projette même quelques contreforts, après quoi il s'élargit et s'étend vers le N. jusqu'au pays des Tyrégètes. Nous ne pouvons pas malheureusement déterminer avec précision la limite qui sépare les deux peuples. On est si ignorant de la topographie de ces contrées qu'on a admis l'existence des Monts Rhipées et des Hyperboréens et pris au sérieux cette double fiction des mythographes, ainsi que les mensonges du Massaliote sur les pays qui bordent l'Océan boréal, mensonges à vrai dire habilement déguisés sous un grand appareil de science astronomique et mathématique. Mais nous ne saurions, nous, avoir recours à de semblables autorités. Il y a bien encore ce fameux passage d'une des tragédies de Sophocle où l'on voit Orithye enlevée par Borée
«de l'autre côté du Pont, à l'extrémité de la terre» et transportée là «aux sources mêmes de la nuit et au seuil des immenses plaines du ciel, antique jardin de Phébus».
Mais ce ne serait pas là non plus une autorité à faire valoir ici. Imitons donc la réserve de Socrate dans le Phèdre de Platon, et, écartant ce mythe d'Orithye, tenons-nous-en aux données positives de l'histoire, tant ancienne que moderne.
2. Or, nous voyons que les anciens Grecs faisaient des Gètes un peuple Thrace, que ce peuple habitait dans le principe les deux rives de l'Ister et cela en compagnie des Mysiens, ou, comme on les appelle aujourd'hui, des Moesiens, Thraces aussi d'origine et de qui sont issus ces Mysiens actuellement établis entre la Lydie, la Phrygie et la Troade. Ajoutons que les Phrygiens ne sont autres que les Briges et qu'ils sont par conséquent eux-mêmes d'origine thracique, comme les Mygdoniens, les Bébryces, les Maedobithyniens, les Biihyniens, les Thynes et peut-être aussi les Mariandyniens ; seulement ces peuples Thraces ont complèement abandonné l'Europe, tandis que les Mysiens y ont conservé des établissements. Posidonius estime (et suivant moi il a raison) que ce sont ces Mysiens d'Europe qu'Homère a voulu désigner quand il a dit [en parlant de Jupiter] (Iliade, XIII, 3) :
«Ses yeux étincelants se détournent et regardant à l'opposite il contemple la terre qui nourrit les Thraces, dompteurs de chevaux, et les belliqueux Mysiens, si redoutables dans la mêlée».
Et en effet, que l'on entende ceci des Mysiens de l'Asie, le sens du passage, aussitôt, devient incohérent : vouloir que Jupiter en détournant la vue de la Troade ait embrassé d'un même regard à la fois la Thrace et la Mysie, la Mysie que rien ne sépare de la Troade, et qui y touche, qui la presse par derrière et de chaque côté, tandis qu'elle est séparée de la Thrace par toute la largeur de l'Hellespont, mais c'est confondre les continents, c'est ignorer, qui plus est, le sens de l'expression employée par Homère ! Détourner les yeux (palin trepen) ne peut vouloir dire ici que regarder derrière soi : or, concevons que de la Troade notre vue se porte sur les pays qui y sont adossés ou qui s'étendent à droite et à gauche ; c'est devant nous apparemment que nous regarderons et non pas derrière. Et la preuve se trouve complétée par la suite du passage, puisqu'au nom des Mysiens le poète a joint ceux des Hippémolges, des Galactophages et des Abiens, qui ne sont autres que des Scythes et des Sarmates hamaxoeques, et qu'aujourd'hui encore l'on trouve ces peuples, avec des tribus Bastarniques, mêlés aux Thraces, plus à vrai dire aux Thraces de la rive ultérieure de l'Ister, mais pourtant aussi à ceux de la rive citérieure, lesquels sont mélangés en outre de populations celtiques, telles que les Boïens, les Scordisques et les Taurisques. Notons en passant que certains auteurs donnent aux Scordisques le nom de Scordistes et que les Taurisques sont quelquefois appelés et Teurisques et Tauristes.
3. Suivant Posidonius, ces Mysiens [d'Europe] sont des populations tranquilles et pieuses qui, par dévotion, s'abstiennent de rien manger qui ait eu vie et se privent à cause de cela de la chair même de leurs troupeaux, pour ne se nourrir que de miel, de lait et de fromage, ce qui les a fait appeler quelquefois théosèbes et capnobates ; mais il existe en outre chez tous les peuples Thraces des hommes, appelés ctistes, qui se vouent au célibat et qui, revêtus par là comme qui dirait d'un caractère sacré, sont honorés des populations et protégés contre toute insulte ; et, à en croire Posidonius, Homère n'aurait fait que combiner, que réunir ces différentes données quand il nous a dépeint ces vertueux Hippémolges, ces peuples qui ne se nourrissent que de lait (galaktophagous), et qui, étrangers à toutes les jouissances de la vie (abious), peuvent bien être appelés les plus justes des hommes. En employant notamment le mot abious Homère aurait voulu faire allusion à ces voeux de célibat, jugeant suivant toute apparence qu'une vie de perpétuel veuvage, une vie sans hymen est une vie incomplète, incomplète au même degré que l'était la maison de Protésilas, une fois privée et veuve de son chef. Quant à l'épithète d'agchemachous, que le poète a jointe au nom des Mysiens, Posidonius l'explique en disant que les Mysiens [d'Europe] sont effectivement à l'occasion de bons et de braves soldats qui soutiennent sans en être ébranlés (aporthêtoi) le choc impétueux de l'ennemi. Seulement il voudrait que, dans le treizième livre de l'Iliade, à la leçon Μυσῶν τ' ἀγχεμάχων on substituât celle-ci Μοισῶν τ' ἀγχεμάχων. [autrement dit qu'on substituât le nom de Moesiens à celui de Mysiens.]
4. Mais, sans compter qu'il peut paraître oiseux de toucher à une leçon admise et consacrée depuis des siècles, il est infiniment plus probable qu'en Europe comme en Asie le nom de Mysiens est l'ancien nom, et que celui de Moesiens qu'on donne aujourd'hui à ces populations de la Thrace n'est qu'une altération de la forme primitive. Personne ne voudra croire non plus que l'expression abious dont s'est servi Homère se rapporte aux privations du célibat plutôt qu'à celles de la vie nomade, de la vie hamaxoeque. En général l'injustice et la fraude naissent des contrats auxquels donne lieu la possession, l'acquisition des biens ; on conçoit donc parfaitement qu'Homère ait appelé les plus justes des hommes des peuples [connus pour ne posséder rien] et pour vivre de si peu de chose et à si peu de frais, et l'on peut même dire qu'il n'y a rien de plus logique, d'autant que nos philosophes, aujourd'hui encore, semblent identifier en quelque sorte la justice avec la tempérance, en s'attachant, comme ils le font, par-dessus tout, à réduire leurs besoins et à simplifier leur vie, au risque parfois de tomber dans le cynisme par l'exagération de leur principe. Mais le célibat, dans les idées des peuples Thraces surtout, et dans celles des Gètes en particulier, n'impliquait absolument rien de pareil. Voyez plutôt le portrait que Ménandre a tracé d'eux (et évidemment il n'invente pas, il peint d'après nature) :
«Nous autres Thraces, tous tant que nous sommes, nous autres Gètes surtout (car je suis Gète et je me fais gloire de mon origine) nous ne sommes pas précisément des modèles de continence»,
ce que le poète explique un peu plus bas en donnant de cet amour immodéré des femmes les exemples que voici :
«Chez nous jamais on ne se marie à moins de dix, onze ou douze femmes, quand on n'en épouse pas davantage. Et si par hasard quelqu'un vient à mourir n'en ayant épousé que quatre ou cinq, savez-vous ce que disent les gens du pays ? Le pauvre homme ! mais il n'a point été marié, mais il n'a point connu l'amour !»
Et bien d'autres témoignages confirment ce que dit ici Ménandre. Or, on l'avouera, il n'est guère vraisemblable que des peuples, qui font consister le malheur de la vie à n'avoir pas un grand nombre de femmes, regardent en même temps comme l'homme vertueux, comme le juste par excellence celui qui se voue au célibat. S'il était vrai d'ailleurs qu'aux yeux des Gètes les plus fervents adorateurs de la Divinité, ceux que nous appelons théosèbes et capnobates, fussent précisément les hommes qui fuient le commerce des femmes, il y aurait là quelque chose de tout à fait opposé aux idées communes, car c'est aux femmes généralement qu'on attribue l'initiative des pratiques religieuses et ce sont bien elles en effet qui entraînent les hommes dans tous ces excès de zèle à l'égard des Dieux, dans ces fêtes, dans ces prières et adorations perpétuelles, tandis qu'il est rare de voir un homme vivant seul se livrer à de semblables pratiques. Consultez encore Ménandre à ce sujet, écoutez-le se plaindre par la bouche d'un mari qu'il met en scène de tout l'argent que les femmes dépensent en sacrifices :
«Les dieux nous ruinent, nous autres surtout, pauvres maris ; car nous avons toujours quelque fête indispensable à célébrer».
Ecoutez-le formuler encore les mêmes griefs par la bouche de son Misogyne :
«C'était, de bon compte, cinq sacrifices par jour : sept filles esclaves rangées en cercle autour de nous faisaient retentir les cymbales, tandis que les autres hurlaient en choeur».
Et dites s'il n'y a pas quelque chose d'absurde à prétendre que les Gètes ont toujours considéré le célibat comme la perfection de la piété ! En revanche, il est une chose qu'on ne peut révoquer en doute et qui ressort, non seulement des détails que nous fournit Posidonius, mais de toute la suite de l'histoire des Gètes, c'est que le zèle religieux a été de tout temps le trait dominant du caractère de ce peuple.
5. Ainsi l'histoire nous parle d'un certain Gète, nommé Zamolxis, qui, après avoir été esclave de Pythagore et avoir recueilli de la bouche de son maître quelques notions de la science des astres, complétées plus tard en Egypte, où sa vie errante l'avait amené, revint ensuite dans son pays, y attira l'attention des chefs et du peuple par les prédictions qu'il savait tirer des signes et phénomènes célestes et finit par persuader au roi d'associer à son pouvoir un homme qui, comme lui, pouvait être l'interprète des volontés des Dieux. Il s'était vu alors nommer grand prêtre du Dieu que les Gètes honorent le plus, mais ce n'était là qu'un commencement, et l'on en était venu avec le temps à le considérer lui-même comme Dieu. Il faut dire qu'ayant trouvé en un lieu inaccessible une caverne profonde il s'y était confiné, n'en sortant plus que rarement et ne communiquant guère qu'avec le roi et ses ministres ; ajoutons que le roi lui-même l'avait aidé à tromper les populations, voyant qu'elles étaient devenues bien plus dociles à ses ordres depuis qu'elles les croyaient dictés par l'inspiration même des Dieux. Seulement, la coutume s'en est perpétuée jusqu'à nous et depuis Zamolxis il s'est toujours trouvé quelque imposteur comme lui prêt à devenir le conseiller du prince régnant et à recevoir des Gètes ce titre de Dieu. De même la montagne où Zamolxis s'était retiré et qui de son temps passait pour sacrée est souvent encore aujourd'hui appelée le Mont-Sacré, mais son vrai nom [et il appartient également à la rivière qui passe au pied] est Cogaeonum. Sous Byrebistas, ce roi des Gètes contre qui le divin César se disposait à marcher, c'était un certain Decaeneus qui était investi de cette haute dignité. Enfin les Gètes ont continué dans une certaine mesure à pratiquer l'abstinence de tout aliment ayant eu vie, conformément au précepte pythagoricien introduit chez eux par Zamolxis.
6. A la rigueur encore on conçoit, on s'explique des doutes comme ceux que Posidonius a émis au sujet de ce passage d'Homère relatif aux Mysiens et aux vertueux Hippémolges ; mais ce qu'en dit Apollodore au début du second livre de son Commentaire sur le catalogue des vaisseaux ne saurait être toléré. Partant de cette proposition d'Eratosthène, qu'il approuve et adopte sans réserve, «qu'Homère et en général les anciens ont bien connu la Grèce, mais n'ont absolument rien su des contrées lointaines, faute d'avoir eu l'habitude des longs voyages par terre et l'expérience de la navigation au long cours», Apollodore convient qu'Homère, quand il parle des rochers d'Aulis, des collines d'Etéone, des colombes de Thisbé et des belles pelouses d'Haliarte, peint les choses telles qu'elles sont, mais il nie formellement que lui et les autres aient rien su des contrées éloignées de la Grèce. «Ainsi, dit-il, sur une quarantaine de fleuves qui se jettent dans le Pont, il n'y en a pas un, j'entends des plus célèbres, tels que l'Ister, le Tanaïs, le Borysthène, l'Hypanis, le Phase, le Thermodon et l'Halys, qui soit mentionné dans Homère. - Les Scythes ne le sont pas davantage, mais en revanche le poète imagine ces vertueux Hippémolges, ces Galactophages, ces Abiens ! - Il connaît les Paphlagoniens de l'intérieur, d'après le rapport apparemment de quelques voyageurs qui avaient approché par terre de leurs frontières, mais ceux du littoral lui sont demeurés inconnus, ce qui se conçoit du reste, puisque dans ce temps-là personne ne naviguait dans ces parages, que le Pont était désigné sous le nom de Mer Axène ou Inhospitalière, tant à cause de la rigueur supposée du climat que de la réputation de férocité des populations de la côte, des Scythes notamment, qui, disait-on, immolaient les étrangers, se nourrissaient de leur chair et buvaient dans leurs crânes, et qu'en somme le nom de Pont-Euxin date seulement de l'établissement des colonies Ioniennes sur tout ce littoral. - Par malheur il n'est pas moins ignorant de la géographie de l'Egypte et de la Libye, car il ne parle nulle part des crues du Nil, ni des dépôts d'alluvion qui comblent la mer à l'embouchure de ce fleuve, non plus que de l'isthme compris entre la mer Erythrée et la mer d'Egypte, non plus que de l'Arabie et en général des pays situés dans le voisinage de l'Ethiopie et de l'Océan, à moins que Zénon le philosophe n'ait raison et qu'il faille lire le fameux vers de l'Odyssée ainsi qu'il suit :
«J'ai visité les Ethiopiens, les Sidoniens et les Arabes» (Od. IV, 83).
Au surplus qu'on ne s'étonne point de cette ignorance d'Homère, puisqu'on voit des poètes bien postérieurs à lui ignorer eux-mêmes tant de choses et abuser du merveilleux au point de nous parler de peuples Hémicynes, Mégalocéphales et Pygmées, comme Hésiode ; de peuples Stéganopodes, comme Alcman ; de peuples Cynocéphales, Sternophthalmes, Monommates, comme Aeschyle, sans compter mille autres fictions du même genre». Et des fictions des poètes passant à celles des historiens, Apollodore rappelle leur fameuse chaîne des Monts Riphées, leur mont Oryum, et ce qu'ils disent du séjour des Gorgones et de celui des Hespérides, et la Méropide de Théopompe, et la Kimmeris d'Hécatée, et la Panchaia d'Evhémère, voire ce qu'on lit dans Aristote au sujet de ces pierres [formées] de sables de rivière et qui fondent à la pluie, et de cette ville de Libye, de cette Dionysopolis, qu'un même voyageur ne peut pas retrouver, ne peut pas visiter deux fois. Il nous dénonce aussi parmi les historiens ceux qui placent dans les parages de la Sicile le théâtre de l'Odyssée d'Homère. «Le théâtre réel des erreurs du héros, fait-il, à la bonne heure ; c'est là ce qu'il fallait dire, et que, dans l'intérêt de ses fictions, Homère lui a substitué l'Océan. Que d'autres s'y soient trompés, passe encore, mais Callimaque est impardonnable, lui, un grammairien de profession, d'avoir prétendu reconnaître l'île de Calypso dans Gaudos, et dans Corcyre l'île de Schérie». Apollodore signale en outre comme des mensonges notoires ce que d'autres historiens nous ont dit de Gérènes, de l'Acacesium, et la mention qu'ils ont faite de localités telles que Demos dans Ithaque, Pelethronium dans le Pélion et Glaucopium à Athènes ; il ajoute encore quelques faits du même genre, et clôt ainsi cette longue série de critiques empruntées pour la plupart à Eratosthène, et en générai dénuées de fondement, comme toutes celles du même auteur que nous avons déjà eu occasion de citer. Car, si nous sommes prêt à concéder à Eratosthène ainsi qu'à Apollodore que le plus souvent sur ces questions les modernes sont plus instruits que ne l'étaient les anciens, en revanche le procédé de critique, de critique à outrance, dont ils usent, surtout envers Homère, nous paraît singulièrement attaquable, d'autant qu'on pourrait leur dire, si l'on voulait récriminer, qu'ils ne sont jamais si prompts à taxer Homère d'ignorance que quand eux-mêmes ignorent les choses.
Mais les différentes critiques que nous venons d'énumérer se trouvent relevées par nous, chacune en son lieu et place, soit dans notre description particulière, soit dans notre description générale de la terre habitée.
7. Ici nous n'avons voulu nous arrêter qu'à celle qui porte sur ce passage d'Homère relatif aux Thraces, aux Mysiens terribles dans la mêlée, aux vertueux HIPPEMOLGES, aux GALACTOPHAGES, et aux ARIENS, les plus justes des hommes, pour comparer ce que nous en disons Posidonius et moi avec ce qu'eux-mêmes en ont dit. Il y aurait bien à faire au préalable une observation générale, c'est qu'Eratosthène et Apollodore se trouvent avoir argumenté juste à l'encontre de leur thèse, puisque, d'après celle-ci, les anciens auraient été infiniment plus ignorants que les modernes de la géographie de ces pays lointains, et que le contraire, non seulement en ce qui concerne les pays éloignés de la Grèce, mais en ce qui concerne la Grèce elle-même, résulte des preuves ou exemples allégués par eux ; mais nous avons dit que nous réserverions provisoirement les autres parties de la discussion, n'en examinons donc actuellement que ce qui a trait à l'objet qui nous occupe.
Suivant Eratosthène et Apollodore, si Homère n'a point nommé les Scythes, s'il n'a rien dit de la férocité avec laquelle ils immolaient les étrangers, se nourrissaient de leur chair et buvaient dans leurs crânes, de cette férocité qui avait fait appeler le Pont primitivement mer Axène ou Inhospitalière, tandis qu'il a mentionné sous les noms d'Hippémolges, de Galactophages et d'Abiens et représenté comme les plus vertueux et les plus justes des hommes, des peuples imaginaires qu'on ne retrouve en aucun lieu de la terre, c'est uniquement par ignorance. - Mais d'où vient, dirons-nous, que les anciens ont appelé le Pont mer Axène ou Inhospitalière, s'ils ignoraient cette férocité des peuples qui le bordent, et le nom justement du plus féroce d'entre eux, à savoir le nom des Scythes ? D'où vient, s'il n'a jamais existé par delà les Mysiens, les Thraces et les Gètes de peuples Hippémolges, Galactophages et Abiens, qu'aujourd'hui même nous en puissions signaler ? Car les peuples que nous nommons Hamaxoeques et Nomades vivent uniquement des produits de leurs troupeaux, ne se nourrissant que de lait et de fromage, d'hippacé surtout ou de fromage fait de lait de jument, et ils ne savent ni amasser, ni gagner de l'argent, le commerce se réduisant pour eux à un simple échange de marchandises. Comment se peut-il, maintenant, qu'Homère ait parlé d'Hippémolges et de Galactophages et qu'il n'ait pas connu les Scythes, les Scythes que les auteurs de ce temps-là qualifient expressément d'Hippémolges, témoin ce passage d'Hésiode cité par Eratosthène :
«Les Aethiopiens, les Lygiens et les Scythes Hippémolges ?»
Enfin qu'y a-t-il d'étonnant que la vue de tant d'injustices qui se produisent chez nous à l'occasion des contrats ait donné l'idée à Homère de représenter comme le type de la justice et de la vertu des hommes qui, loin de passer leur vie dans les contrats et les spéculations, ne possèdent rien en propre que leur coupe et leur épée, et mettent en commun tout le reste, à commencer par les femmes et les enfants, ainsi que le rêvait Platon ? Aeschyle, d'accord sur ce point avec Homère, n'a-t-il pas dit, lui aussi, en parlant des Scythes :
«Ils vivent d'hippacé, mais possèdent des lois sages» ?
Et n'est-ce pas là, aujourd'hui encore, l'idée qu'on se fait en Grèce du caractère des Scythes ? Ne les considérons-nous pas, tous tant que nous sommes, comme la simplicité et la franchise même, comme tout à fait exempts de malice, comme infiniment plus sobres et plus tempérants que nous, bien qu'en réalité l'influence de nos moeurs, qui a déjà altéré le caractère de presque tous les peuples, en introduisant chez eux le luxe et les plaisirs, source nouvelle de mille artifices et de mille convoitises, ait pénétré jusque chez les peuples barbares, et sensiblement corrompu leurs moeurs, celles des Nomades entre autres ? Il a suffi, par exemple, que ces peuples aient voulu essayer de la mer pour que leurs moeurs se soient aussitôt gâtées, et qu'on les ait vus se livrer à la piraterie, immoler des étrangers et prendre des différentes nations avec lesquelles ils se mêlaient le goût du luxe et les habitudes mercantiles, tendances qui semblent à vrai dire devoir adoucir les moeurs, mais aui, par le fait, les corrompent en substituant la duplicité à cette précieuse simplicité dont nous parlions tout à l'heure.
8. Mais, du temps de nos pères (et cela est d'autant plus vrai qu'on se rapproche davantage de l'époque d'Homère), le caractère des Scythes et l'idée qu'on s'en faisait en Grèce étaient bien réellement tels que le marque le poète. Voyez le portrait que fait Hérodote du roi des Scythes attaqué par Darius, et le message de ce barbare au grand roi ; voyez le portrait que fait Chrysippe [de Satyrus] et de Leucon, rois du Bosphore. La même simplicité règne et dans les Lettres des anciens Perses et dans ce qui nous reste d'Apophthegmes ou de Dits mémorables des Egyptiens, des Babyloniens et des Indiens ; et, si Anacharsis, Abaris et tel autre Scythe ont acquis tant de célébrité parmi les Grecs, c'est qu'ils possédaient au plus haut degré ce que l'on peut appeler les vertus caractéristiques de leur nation, la douceur, la simplicité et la justice.
Pourquoi même remonter si haut ? Lorsque Alexandre, fils de Philippe, dans son expédition contre les Thraces d'au delà de 1'Haemus, envahit le territoire des Triballes, il voulut, sachant que les possessions de ce peuple s'étendaient jusqu'à l'Ister et comprenaient même l'île Peucé, située dans le fleuve à portés de la rive occupée par les Gètes, il voulut, dis-je, passer dans cette île, mais il ne le put, faute d'embarcations, le roi des Triballes, Syrmus, s'y étant retiré et ayant refusé de l'y laisser descendre. Il franchit alors le fleuve sur un autre point, et, ayant attaqué les Gètes, il s'empara de leur ville, mais pour regagner aussitôt ses Etats, comblé de présents et par ces peuples qu'il venait de vaincre et par Syrmus lui-même. Durant la même expédition (c'est Ptolémée, fils de Lagus, qui raconte le fait), Alexandre reçut une députation des Celtes de l'Adriatique chargée de conclure avec lui un pacte d'alliance et d'amitié. Il fit à ces Barbares le plus cordial accueil, et, dans la chaleur du festin, se prit à leur demander ce qu'ils redoutaient le plus au monde, croyant bien qu'ils allaient prononcer son nom ; mais leur réponse fut qu'ils ne redoutaient rien que de voir le ciel tomber sur eux que, du reste, ils attachaient le plus haut prix à l'amitié d'un homme tel que lui. Or, n'avons-nous pas là encore la preuve de la simplicité barbare ? D'un côté, ce roi qui refuse à Alexandre l'entrée de son île pour lui envoyer ensuite des présents et s'unir à lui d'amitié ; et de l'autre, ces ambassadeurs gaulois qui déclarent ne rien craindre au monde, mais ne rien tant priser aussi que l'amitié des grands hommes ! Plus récemment, au temps des successeurs d'Alexandre, Dromichaetès, roi des Gètes, est attaqué par Lysimaque et le fait prisonnier ; il lui donne le spectacle de sa pauvreté et de celle de son peuple, le spectacle aussi de leur sobriété, puis il l'invite à ne plus porter désormais la guerre chez des hommes comme eux, mais à rechercher plutôt leur amitié, et, cela dit, il le traite en hôte, conclut alliance avec lui et lui rend sa liberté.
9. Ephore, lu même, dans le quatrième livre de son Histoire, intitulé l'Europe, après avoir parcouru un à un tous les pays d'Europe jusqu'à la Scythie, termine en disant «que les peuples Scythes et Sauromates sont loin d'avoir tous les mêmes moeurs ; qu'ainsi les uns poussent la cruauté jusqu'à manger de la chair humaine, tandis qu'il en est d'autres qui s'abstiennent de manger même de la chair des animaux ; que les historiens en général ont beaucoup parlé de cette férocité des Scythes, parce qu'ils savaient combien le terrible et le merveilleux sont propres à frapper les esprits, mais qu'il faut donner aussi la contre-partie en faisant connaître ce qu'il y a dans ces peuples de bon et d'exemplaire ; qu'il parlera, lui, en conséquence, de ceux d'entre les Scythes qui ont mérité d'être appelés les plus justes des hommes ; qu'il existe notoirement parmi les Scythes Nomades des tribus entières qui n'ont pour se nourrir que le lait de leurs juments, et qui l'emportent sur tous les autres peuples par le respect qu'elles ont de la justice, et qu'on les trouve en termes exprès mentionnées par les poètes, soit par Homère, quand il nous montre Jupiter
«Abaissant ses regards sur la terre des Galactopliages et des Abiens, les plus justes des hommes»,
soit par Hésiode, dans ce passage de sa Description ou Période de la Terre, où l'on voit Phinée conduit par les Harpyes
«Jusqu'au pays que les Galactophages habitent avec leurs chariots pour unique demeure».
Remontant ensuite de l'effet à la cause, Ephore explique comment il est naturel que des hommes, qui peuvent mener une vie si sobre et se passer de richesses, se gouvernent entre eux d'après la plus rigoureuse équité, mettant tout en commun, voire leurs femmes, leurs enfants, leur famille, en même temps qu'ils restent vis-à-vis de l'étranger indomptables et invincibles, ne possédant rien de ce qui pourrait leur faire accepter la servitude. Ephore cite aussi Choerilus pour avoir dit, dans sa description du défilé de l'armée de Darius sur le fameux pont jeté par ce prince en travers du Bosphore :
«Puis paraissent les Saces, nation de pasteurs, Scythes d'origine ; ils habitent au coeur même de l'Asie de riches campagnes fertiles en blé, mais leur vraie patrie est le lointain désert où errent les Nomades, ces hommes vertueux et justes».
Enfin il rappelle qu'Anacharsis, ou, comme il l'appelle, le philosophe Anacharsis, appartenait à cette même nation ; et que, s'il a été rangé au nombre des sept Sages, c'est précisément à cause de sa sobriété, de sa modération et de son intelligence ; il veut même que le soufflet de forge, l'ancre à deux branches et la roue du potier soient autant d'inventions d'Anacharsis. En invoquant, comme je le fais, le témoignage d'Ephore, je sais fort bien qu'il n'est pas toujours lui-même des plus véridiques, qu'il ne l'est pas notamment dans ce qu'il rapporte ici d'Anacharsis (comment admettre, en effet, qu'Anacharsis ait inventé la roue du potier, qu'Homère, plus ancien que lui, connaissait déjà ?) ; seulement, j'ai voulu constater qu'il y avait eu chez les anciens, aussi bien que chez les modernes, une sorte de tradition commune représentant ces Nomades, ceux surtout qui vivent isolés aux extrémités de la terre, comme des peuples qui se nourrissent uniquement de laitage, qui savent se passer de richesses, et qui ont plus que les autres hommes le sentiment de la justice, mais que ce n'était là en aucune façon une invention d'Homère.
10. De même au sujet des Mysiens et de la mention qu'en a faite Homère, je suis en droit de poser un dilemme à Apollodore ; je n'ai qu'à lui demander si, à ses yeux, les Mysiens, dont parle le poète lorsqu'il dit
«Les belliqueux Mysiens et les vertueux Hippémolges»,
ne sont aussi que des peuples imaginaires, ou s'il reconnaît en eux les Mysiens de l'Asie, que répondra-t-il ? qu'il entend le passage en question des Mysiens de l'Asie, mais alors il commet un grossier contre-sens, ainsi que je l'ai démontré plus haut ; qu'il l'entend de peuples imaginaires, comme s'il n'existait point de peuples Mysiens en Thrace, mais alors il affirme le contraire de ce qui est, car on a vu, de nos jours encore, Aelius Catus prendre 50 000 hommes sur la rive ultérieure de l'Ister et chez les Gètes, peuple qui parle la même langue que les Thraces, et les transporter dans la Thrace proprement dite, où on les connaît actuellement sous le nom de Moesiens, soit que ce fût là effectivement le nom de leurs ancêtres, qui ne l'auraient changé en celui de Mysiens qu'après être passés en Asie, soit que déjà en Thrace, à l'origine, le nom de Mysiens eût été le leur, ce qui paraît plus conforme à l'histoire et au témoignage d'Homère. - En voilà du reste assez sur ce sujet. Je reprends la suite de ma description.
11. Et sans plus insister sur l'histoire ancienne des Gètes, je passe aux événements contemporains. Un Gète, nommé Byrebistas, devenu parmi les siens chef suprême ou épistate, entreprit de réparer les maux qu'avaient causés à la nation ses guerres continuelles ; il y réussit et la releva si bien par le travail, la sobriété et la discipline, qu'en peu d'années il eut fondé un grand empire et soumis aux Gètes la plupart des nations voisines. Déjà même les Romains commençaient à s'inquiéter, l'ayant vu franchir audacieusement l'Ister, pousser ses courses, par delà la Thrace, jusqu'à la Macédoine et à l'Illyrie, ruiner toutes les tribus celtiques qui vivent mêlées aux Illyriens et aux Thraces et exterminer, qui plus est, les Boïens de Critasir et la nation des Taurisques. Pour mieux se faire obéir des Gètes, Byrebistas s'était aidé de Decenaeus, espèce de charlatan, qui avait longtemps voyagé en Egypte et y avait acquis la connaissance de certains signes, à l'aide desquels il annonçait les volontés divines. Depuis quelque temps déjà, les Gètes lui avaient conféré ce titre de Dieu, dont il a été question plus haut à propos de Zamolxis ; et, ce qui prouve l'ascendant qu'il exerçait sur eux, c'est qu'ils s'étaient laissé persuader par lui de couper leurs vignes et de renoncer à l'usage du vin. Les Romains cependant n'eurent pas le temps d'expédier une armée contre Byrebistas, il périt auparavant sous les coups de quelques factieux, et, sa succession ayant été démembrée, les Gètes furent désormais partagés entre plusieurs chefs. C'est ainsi que l'expédition que César Auguste vient d'envoyer contre eux les a trouvés divisés en cinq Etats. Ils n'en avaient formé que quatre à la mort de Byrebistas, mais en sait que ces sortes de partages sont essentiellement temporaires et varient au gré des circonstances.
12. Il existe au reste dans le pays, et cela de toute antiquité, une autre division, la division en Daces et en Gètes, le nom de Gètes désignant les populations de l'est, celles qui avoisinent le Pont, et le nom de Daces les populations de l'ouest, celles qui habitent du côté de la Germanie et des sources de l'Ister. Et, comme anciennement, on disait, je crois, Daes ou Daves au lieu de Daces, de là seront venus sans doute ces noms de Geta et de Dave si usités chez les Athéniens pour désigner leurs esclaves ; car il y a bien moins d'apparence qu'ils aient emprunté ce dernier nom aux Scythes Daae, lesquels habitent sur les confins mêmes de l'Hyrcanie, bien trop loin par conséquent pour qu'on ait jamais pu envoyer de chez eux beaucoup d'esclaves sur les marchés de l'Attique : or, on sait qu'en général les Athéniens donnaient à leurs esclaves soit les noms de leurs nations respectives (des noms comme ceux de Lydus et de Syrus), soit les noms les plus répandus dans les pays d'où ils les tiraient, à ceux de Phrygie, par exemple, les noms de Manès ou de Midas et le nom de Titius à ceux de Paphlagonie.
Depuis Byrebistas, qui avait relevé si haut la puissance des Gètes, la nation s'est de nouveau complètement affaissée sous le poids de ses dissensions civiles et sous les coups des Romains. A la rigueur, toutefois, elle pourrait encore mettre sur pied une force de 40 000 hommes.

13. La rivière Marisus, qui traverse tout leur pays, vient se jeter dans le Danube ; et, par cette dernière voie, les Romains avaient toute facilité pour approvisionner leurs armées en cas de guerre. Les Romains, en effet, appellent Danube toute la partie haute du fleuve comprise entre la source et les cataractes, la même justement qui coule chez les Daces, réservant le nom d'Ister uniquement à la partie inférieure, laquelle s'étend jusqu'au Pont, et se trouve border le territoire des Gètes.
Les Daces parlent absolument la même langue que les Gètes. Que si, maintenant, nous autres Grecs nous connaissons mieux les Gètes, la cause en est que ceux-ci ont perpétuellement changé de demeure et passé d'une rive à l'autre, se mêlant ainsi aux peuples de la Thrace proprement dite, et notamment aux Moesiens. Il est arrivé de même aux Triballes, autre peuple de la Thrace, de recevoir souvent au milieu d'eux des bandes [de Gètes] émigrants, chassés de leurs demeures par des voisins plus puissants, soit par les Scythes, les Bastarnes et les Sauromates de la rive ultérieure, qui, non contents de les avoir expulsés, franchissaient le fleuve après eux et ont laissé ainsi différents établissements dans les îles de l'Ister et dans la Thrace, soit par les Illyriens, les plus redoutables ennemis qu'ils eussent de ce côté-ci du fleuve. - La nation des Daces et des Gètes, qui avait accru sa puissance un moment jusqu'à pouvoir envoyer au dehors des armées de 200 000 hommes, se trouve donc réduite aujourd'hui à une force de 49 000 guerriers tout au plus, et elle paraît être sur le point d'accepter le joug des Romains ; si même elle n'a pas fait encore sa soumission pleine et entière, c'est qu'elle fonde un dernier espoir sur les Germains et sur la haine que ceux-ci portent aux Romains.
14. [Entre les Gètes] et la partie de la côte du Pont qui va de l'Ister au Tyras on voit s'étendre ce qu'on appelle le Désert des Gètes, immense plaine sans eau où, lors de son expédition contre les Scythes, Darius, fils d'Hystaspe, eut l'imprudence de s'engager après avoir franchi l'Ister et où il serait mort de soif avec toute son armée, s'il n'eût fini par reconnaître sa faute et par rétrograder. Plus tard, en voulant attaquer les Gètes et leur roi Dromichaetès, Lysimaque y courut les mêmes dangers et eut le malheur, qui plus est, de tomber vivant au pouvoir de l'ennemi ; mais on a vu par ce que j'ai dit plus haut, que, grâce à la modération extraordinaire du roi barbare, il n'avait pas tardé à recouvrer sa liberté.
15. Près des bouches [de l'Ister] est une grande île appelée l'île Peucé : ce sont des Bastarnes qui l'occupent actuellement, et ils en ont pris le nom de Peucins. D'autres îles, mais alors beaucoup plus petites, sont situées en partie au-dessus de l'île Peucé, en partie au-dessous, tout près de la mer. Le fleuve a sept bouches : la plus grande s'appelle l'Hierostoma, comme qui dirait la Bouche Sacrée, et l'on n'a qu'à la remonter sur un espace de 120 stades pour atteindre l'île Peucé. C'est à la pointe inférieure de cette île que Darius fit jeter son pont de bateaux, et cependant rien ne l'empêchait de l'établir à la pointe supérieure. Des sept bouches de l'Ister, l'Hierostoma est aussi la première qu'on rencontre lorsqu'on range la côte à gauche après l'entrée du Pont ; puis, en continuant dans la direction du Tyras, on voit les autres paraître successivement. La distance de l'Hierostoma à la septième est de 700 stades environ, et, comme nous l'avons dit, il y a plusieurs petites îles répandues entre les différentes branches ou embouchures. Les trois bouches qui font suite à l'Hierostoma sont peu importantes ; quant aux dernières, si elles sont beaucoup moins grandes que l'Hierostoma, du moins dépassent-elles sensiblement les trois autres en largeur. Ephore, lui, réduit le nombre des bouches de l'Ister à cinq. Jusqu'au Tyras, autre grand fleuve navigable, la distance est de 900 stades ; et, dans l'intervalle, se trouvent deux grands lacs, l'un qui ouvre directement sur la mer et qui peut servir de port, l'autre qui n'a point d'ouverture.
16. A l'embouchure même du Tyras s'élève une tour, dite la Tour de Néoptolème, avec un gros bourg ou village nommé Hermonactocomé ; puis, en remontant le fleuve à 140 stades de la mer, on trouve deux villes, une sur chaque rive, Niconia et Ophiussa : celle-ci est bâtie sur la rive gauche. Les populations riveraines parlent en outre d'une ville [portant le même nom que] le fleuve, et qui se trouverait à 120 stades plus haut. D'autre part on compte un trajet de 500 stades entre l'embouchure du Tyras et l'île Leucé, île consacrée à Achille, et qui se trouve, on le voit, tout à fait en pleine mer.
17. Vient ensuite le Borysthène, qu'on peut remonter jusqu'à une distance de 600 stades ; tout à côté débouche un autre fleuve, l'Hypanis, et juste en face de l'embouchure du Borysthène est une île pourvue d'un port. En remontant le Borysthène à 200 stades de la mer, on atteint une ville qui porte le nom même du fleuve, mais qui s'appelle aussi Olbia : c'est un grand emporium ou entrepôt, fondé naguère par les Milésiens. - Au-dessus, maintenant, de la côte que nous venons de décrire et qui va de l'Ister au Borysthène, le pays qui se présente d'abord est le Désert des Gètes, puis vient le territoire des Tyrégètes, auxquels succèdent les Sarmates Iazyges avec les Sarmates royaux et les [Agathyrses], peuples nomades pour la plupart, mêlés d'un petit nombre de tribus agricoles, et qu'il n'est pas rare, dit-on, de rencontrer jusque sur les bords de l'Ister, sur l'une ou sur l'autre rive indiféremment. Plus avant dans l'intérieur des terres se trouvent les Bastarnes qui confinent à la fois aux Tyrégètes et aux Germains. Germains eux-mêmes ou peu s'en faut, les Bastarnes se divisent en plusieurs tribus ; on distingue par exemple les Atmons, les Sidones, les Peucins, habitants de l'île Peucé dans l'Ister, et les Roxolans, les plus septentrionaux de tous, qui habitent les plaines entre le Tanaïs et le Borysthène. Toute cette région septentrionale, comprise entre la Germanie et la mer Caspienne, du moins ce que nous en connaissons, est effectivement un pays de plaine. Nous ne saurions dire seulement s'il s'y trouve encore d'autres peuples au-dessus des Roxolans. Pour ce qui est de ces derniers, ils ont osé, sous la conduite d'un chef nommé Tasios, guerroyer même contre les généraux de Mithridate Eupator : ils étaient venus au secours de Palac, fils de Scilus, précédés d'une grande réputation de bravoure ; mais contre des troupes régulières et bien armées toutes ces nations barbares, et qui combattent armées à la légère, sont nécessairement faibles. Aussi vit-on 50 000 Roxolans ne pouvoir tenir contre le corps de 6 000 hommes que commandait Diophante, l'un des lieutenants de Mithridate, et laisser la plus grande partie des leurs sur le champ de bataille. Ces peuples se servent de casques et de corselets en cuir vert ; ils ont des gerrhes pour boucliers et pour armes offensives la lance, l'arc et l'épée. Sous ce rapport, du reste, presque tous les peuples barbares leur ressemblent. Quant aux tentes des Nomades, elles sont en feutre et solidement fixées sur les chariots dans lesquels ils passent leur vie ; tout autour sont les troupeaux qui leur donnent le lait, le fromage et la viande dont ils se nourrissent et ils ne font guère eux-mêmes que les suivre de pâturage en pâturage, quittant au fur et à mesure les lieux dont l'herbe est épuisée et campant, l'hiver, dans les marais qui bordent le Maeotis, l'été, au beau milieu des plaines.
18. La température est extrêmement rigoureuse dans tout le pays situé au-dessus de la côte comprise entre le Borysthène et l'embouchure du Maeotis et sur les points les plus septentrionaux de la côte elle-même, c'est-à-dire à l'embouchure du Maeotis, et plus encore à l'embouchure du Borysthène et au fond du golfe Tamyracès ou Carcinitès dans le voisinage de l'isthme de la grande Chersonnèse. On retrouve là, malgré l'absence de montagnes, tous les caractères des contrées les plus froides : ainsi les habitants ne peuvent pas élever d'ânes, animal, comme on sait, très sensible au froid ; leurs boeufs n'ont point de cornes, ou, quand ils en ont, il faut les leur scier, parce que c'est la partie de leur corps sur laquelle le froid a le plus de prise ; leurs chevaux sont petits, leurs moutons, au contraire, sont de grande taille ; enfin l'on y voit souvent les aiguières en cuivre éclater par suite de la congélation du liquide qu'elles contiennent. Mais c'est surtout par ce qui arrive à l'embouchure du Maeotis qu'on peut juger à quel point l'hiver ici est rigoureux : les chariots, en effet, traversent aisément sur la glace de Panticapée à Phanagorie, et le canal se trouve ainsi converti en chaussée ; de plus, pour peu qu'on y creuse, on trouve des poissons pris dans la glace, notamment des antacées, poissons à peu près aussi gros que des dauphins, et qu'on en retire au moyen d'engins nommés gangamés ; le même détroit vit aussi, dit-on, Néoptolème, l'un des lieutenants de Mithridate, battre les barbares, l'été, dans un combat naval, et, l'hiver, dans un combat de cavalerie ; enfin l'on assure que, dans tout le Bosphore, on enfouit la vigne durant l'hiver sous de grands amas de terre. Ajoutons que les chaleurs de l'été passent pour être ici également très fortes, soit que les corps des habitants aient perdu l'habitude du chaud, soit qu'en cette saison les vents ne soufflent jamais sur ces vastes plaines, soit qu'un air épais s'échauffe naturellement davantage, comme il arrive pour les nuages ou vapeurs dans lesquels se forment les parélies.
De tous les chefs qui ont pu régner sur ces barbares, le plus puissant paraît avoir été cet Atéas, qui fit longtemps la guerre à Philippe, fils d'Amyntas.
19. Passé l'île qui précède l'entrée du Borysthène, on gouverne droit à l'E. sur la pointe de l'Achilléodrome, terrain uni et découvert, décoré néanmoins du nom de Bois, et à ce titre consacré à Achille. Puis vient l'Achilléodrome même, qui forme une presqu'île s'élevant à peine au-dessus du niveau de la mer : qu'on se figure, en effet, un long ruban se déroulant vers l'E. jusqu'à une distance de 1000 stades environ, avec une largeur qui varie de 2 stades à 4 plèthres, et sans s'éloigner du continent de plus de 60 stades tant à droite qu'à gauche de l'isthme qui l'y relie, sablonneux en outre, mais donnant de l'eau pour peu qu'on y creuse, tel est l'Achilléodrome. L'isthme en question se trouve à peu près à moitié de sa longueur et peut avoir 40 stades de large. Du côté de l'E., maintenant, la presqu'île se termine au cap Tamyracé, dans l'épaisseur duquel s'ouvre une anse qui regarde le continent. Puis, à ce cap succède l'immense golfe Carcinitès, qui remonte vers le N. à une distance de 1000 stades environ. Certains auteurs triplent même la longueur du trajet jusqu'au fond du golfe [...] C'est là qu'habitent les Taphriens. Ajoutons qu'on donne quelquefois au golfe le même nom qu'au promontoire qui le précède, je veux dire le nom de Tamyracé.





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