GUENON Correspondance avec Frithjof Schuon


René Guénon et Frithjof Schuon


RENÉ GUÉNON


Correspondance avec Frithjof Schuon


Le Caire, 5 juin 1931

     Monsieur,

    Je m’excuse d’avoir tant tardé à répondre à votre lettre, que j’ai lue avec beaucoup d’intérêt, et à vous remercier des appréciations qu’elle contient, appréciations vraiment trop élogieuses à mon égard, car je n’ai en somme d’autre mérite que d’avoir exprimé de mon mieux quelques idées traditionnelles. Mais, toute question individuelle à part (et, comme je l’ai dit souvent, cela ne doit pas compter dans cet ordre de choses), j’ai été fort heureux de voir que vous aviez bien compris l’esprit de mes travaux, et j’aurais voulu vous le dire plus tôt si je n’étais toujours très occupé, ce qui m’oblige trop souvent à négliger quelque peu ma correspondance

     Toutes vos réflexions sont parfaitement justes, et, à vrai dire, je ne vois guère autrement que vous la fin du désordre actuel : je ne crois pas qu’il y ait grand espoir d’éviter une catastrophe, et les choses semblent même aller de plus en plus vite… Mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire, bien au contraire ; et cela aussi, il semble que vous l’ayez bien compris. Seulement, pour la constitution d’une élite occidentale, il est bien certain que ne peuvent en faire partie que ceux qui sont d’esprit occidental, ce qui n’est pas le cas pour ceux qui peuvent, comme vous le dites, être absorbés par l’Orient, car c’est là en effet une possibilité incontestable, et il n’y a pas que la question de naissance à considérer, surtout à une époque où rien ni personne n’est à sa vraie place.

     Pour ce qui est de l’adhésion à une tradition orientale, il est certain que non seulement l’Islam est la forme la moins éloignée de l’Occident, mais que c’est aussi la seule pour laquelle la question d’origine n’a à se poser en aucune façon et ne peut jamais constituer un obstacle.

  Quant au Christianisme oriental, je ne crois pas qu’il y subsiste grand-chose en fait de compréhension profonde. Les Syriens ne valent guère mieux que les Grecs, et les Coptes eux-mêmes sont généralement fort ignorants. Il y a bien encore quelques vieux moines coptes qui font exception, mais ils sont retirés en une région presque inaccessible, et ils n’admettent plus de nouveaux venus parmi eux ; c’est donc une tradition qui s’éteint et qui a perdu toute vitalité. Quant à l’Abyssinie, on dit bien qu’il y aurait là certaines choses intéressantes, mais je n’ai pas eu l’occasion de le vérifier par moi-même.

     Vous dites que le français n’est pas votre langue maternelle et que même vous n’en avez acquis la connaissance que depuis peu ; en ce cas, permettez-moi de vous féliciter de la façon dont vous l’écrivez. Serait-il indiscret de vous demander quelle est votre origine ? Cela n’a d’ailleurs qu’une importance bien relative, car les questions de nationalité n’ont évidemment rien à voir avec les choses qui nous intéressent ; les possibilités de compréhension seules comptent en réalité.

     Recevez, je vous prie, Monsieur, l’expression de mes sentiments très distingués.

René Guénon

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Le Caire, 17 avril 1935

     Cher Monsieur,

     J’avais bien reçu en effet votre carte de Fès, et votre lettre m’est arrivée à son tour il y a cinq ou six jours ; voyant sur l’enveloppe vos deux adresses de Bâle et de Mulhouse, je crois plus sûr de vous répondre à cette dernière.

     Ne me remerciez pas tant pour votre article, car ce que j’ai fait était tout naturel ; je viens de le relire dans le “Voile”, et je le trouve décidément très bien.

     Toutes mes félicitations pour votre nouvelle dignité de moqaddem ; j’avais déjà appris cela par Préau, bien que notre correspondance ait été un peu irrégulière tous ces temps-ci du fait de ses déplacements en Allemagne ; je pense que maintenant il doit être enfin rentré à Paris depuis une semaine environ.

     Ce que vous me dites par ailleurs n’est malheureusement pas très satisfaisant à divers points de vue ; je n’en suis du reste pas trop étonné… Pour les confusions dont vous parlez, c’est un peu la même chose partout aujourd’hui ; ici, l’influence déplorable de la politique est certainement moins marquée, mais il y a aussi cette fâcheuse tendance à recruter le plus de gens possible et à se féliciter de cette extension ; encore cela n’aurait-il peut-être pas de si graves inconvénients si du moins on observait une hiérarchie de degrés, mais, en fait, il n’en est rien. Je pense que, dans ces conditions, le mieux est de prendre en considération seulement l’essentiel, c’est-à-dire la transmission initiatique, et ne pas trop se préoccuper du reste ; encore faut-il pouvoir s’arranger de façon à n’en être pas gêné… J’ai reçu le journal en même temps que votre lettre, et j’ai pris connaissance de l’article en question ; à quoi peut bien tendre toute cette histoire ? Cela est assurément plutôt désagréable ; et, pour ce projet de journal en français, je n’en vois pas bien la raison : à qui serait-il donc destiné ? Pour ce qui est d’une « société de Français musulmans », je crois que vous feriez bien de vous en abstenir, car il est plus que probable que se trouveraient là des éléments fort peu intéressants en général ; vous pouvez d’ailleurs faire valoir que l’Islam n’admet point ces distinctions d’origine ou de nationalité. Pour le reste, vous ferez bien de vous en tenir toujours fermement à la distinction fondamentale des deux points de vue religieux et initiatique, et à préciser nettement au besoin que, en ce qui vous concerne, vous entendez vous consacrer entièrement au second ; on ne peut trouver à redire à ce que chacun s’en tienne à un domaine déterminé… Évidemment, tout cela tient aux conditions de notre époque, et le plus triste est que cela ne peut guère aller qu’en s’aggravant encore ! […]

René Guénon

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Bî-smi Llâh al-Rahmân al-rahîm al-hamdu li-Llâhi wahda-Hu
Au nom du Dieu clément et miséricordieux louange à Dieu seul !

Le Caire, 16 avril 1946.

ila l-shaykh al-fâdil wa-l-akh al ‘aziz
Sayyidî Isâ Nûr al-Din Ahmad
al-salâm ‘alaykum wa-rahmat Allâh wa-barakâtu-Hu-Wa-ba`d
Au Shaykh excellent et au frère très cher, Sidi Aissa Nur al-Din Ahmad
A vous le salut et la miséricorde de Dieu et Ses bénédictions.

     Bien que j’aie eu déjà souvent de vos nouvelles en ces derniers temps, comme vous pouvez le penser j’ai été extrêmement heureux d’en recevoir cette fois directement, et aussi de ce que vous nous faites espérer la visite de quelqu’un de nos amis ; et peut-être vous-même pourrez-vous aussi revenir nous voir sans trop tarder…

     Merci pour les envois successifs des chapitres de votre livre, maintenant complété ; je le trouve du plus grand intérêt, et il aurait été assurément bien regrettable que vous ne vous décidiez pas à l’écrire. Je ne vois vraiment pas quelles modifications je pourrais vous suggérer, ni ce qu’il pourrait y avoir à ajouter ou à retrancher ; je crois que ce qui se rapporte au Christianisme, en particulier, n’avait jamais été présenté sous ce jour, et cela pourra aider certains à comprendre bien des choses. Il importe que ce livre puisse paraître le plus tôt possible ; Luc Benoist m’avait parlé de la fin de cette année, mais, comme la réédition de la « Crise du Monde moderne » paraît devoir se faire plus tôt qu’il ne le disait alors, j’espère que cela avancera d’autant la publication des volumes suivants de la collection, c’est-à-dire de votre livre en premier lieu, et ensuite de celui de Coomaraswamy sur « Hindouisme et Bouddhisme ». – Pour ce qui est de votre nouveau titre, il me semble en effet préférable au premier parce qu’il est plus court, et que peut-être aussi il semblera plus clair aux lecteurs qui ne sont pas encore habitués à notre terminologie.

     J’avais su déjà par P. Genty qu’il s’était décidé à vous écrire ; je ne sais trop ce qu’il a pu vous dire au sujet des « Prophètes de l’Esprit », mais je me doute que ce devait être quelque chose de passablement confus ; il est malheureusement toujours le même, depuis à peu près 40 ans que je le connais, et fort entêté dans ses idées… Clavelle, qui me dit avoir reçu également une copie de votre réponse, ajoute que, d’après une lettre plus récente de Genty, celui-ci « semble bien décidé, cette fois-ci comme d’habitude, à ne pas sortir du domaine des songes » ; comme il n’est pas exempt de quelque parti pris à son égard, je veux croire pourtant qu’il exagère. S’il en était ainsi, ce serait vraiment fâcheux en effet pour ce pauvre Genty, car il est tout de même bien temps qu’il prenne une résolution plus « effective » ; il doit avoir 64 ou 65 ans, mais, à vrai dire, il a toujours paru vieux. – À ce que vous dites dans votre réponse au sujet de St Jean il y aurait peut-être seulement ceci à ajouter : beaucoup de Musulmans considèrent aussi St Georges comme un prophète, appartenant à la famille spirituelle de Seyidnâ El-Khidr, Seyidnâ Idris et Seyidnâ Ilyas ; mais, en tout cas, il est bien entendu qu’il ne serait également que Nabî et non Rasûl. À ce propos, je ne sais plus si j’ai jamais eu l’occasion de vous dire que ce qui m’avait donné l’idée d’écrire les articles sur la « réalisation descendante » parus au début de 1939, c’est le fait que certains Shiites prétendent que le Walî a un maqâm plus élevé (sous le rapport d’el-qutb) que le Nabî et même que le Rasûl. Ce que j’ai écrit dernièrement à propos des Malâmatiyah, comme vous le verrez (ou peut-être l’avez-vous déjà vu, car le 4e n° des « Études Traditionnelles » doit être paru maintenant), touche aussi à la même question ; cet article se rencontre d’ailleurs avec ce que vous avez écrit vous-même sur les rapports des initiés avec le peuple, et, par une assez curieuse « coïncidence » (?), je venais justement de projeter de l’écrire quand cette partie de votre livre nous est parvenue !

     Oui, nous avons reçu de Buenos Aires les deux études sur le Bouddhisme et sur les « Noms Divins » dont vous parlez ; j’en ai eu aussi, et de la dernière surtout, la même impression que vous. C’est très difficile à lire, et il y a là-dedans bien des complications assez inutiles, et même des correspondances dont beaucoup semblent peu justifiées ; je me demande sur quelles autorités l’auteur pourrait bien appuyer certaines de ses assertions… Sûrement, c’est bien différent du travail de S. Abu Bakr ; ne pensez-vous pas que, si ce dernier était traduit en français, il vaudrait la peine de le faire paraître dans la collection « Tradition » ? Je ne crois pas que L. Benoist pourrait avoir quelque objection à soulever contre cette idée.

     J’ai connu en effet Mme Breton (alors Melle Dano) dans les derniers temps que j’étais à Paris, et, depuis lors, elle a toujours continué à m’écrire de temps à autre. Je pense que vous avez bien fait de lui répondre, car elle est certainement très sympathique et paraît compréhensive, et il n’y a aucunement lieu de se méfier d’elle ; de plus, chose appréciable, elle n’appartient pas à la catégorie trop nombreuse des correspondants encombrants et indiscrets. Je dois dire aussi qu’elle et son beau-frère (Paul Barbotin) m’ont rendu quelques services en m’aidant à élucider certaines machinations des gens de la « R. I. S. S. » et autres de cette sorte. J’ajoute, pour que vous sachiez plus exactement à quoi vous en tenir, qu’elle est nettement catholique et qu’elle est aussi en relation avec Charbonneau-Lassay.

     Votre chapitre sur les formes d’art sera certainement très bien pour le volume de Bharata Iyer ; Marco Pallis nous a écrit que lui-même préparait quelque chose sur le « costume traditionnel ». Quant à moi, je n’ai malheureusement rien fait encore ; comme on paraît vouloir avoir les articles sans trop tarder, je me demande si la traduction de mon étude sur la théorie des éléments, parue autrefois dans un n° spécial des « Études Traditionnelles » sur la tradition hindoue, ne pourrait pas faire l’affaire. Il ne m’est guère possible en effet de faire un travail d’une certaine longueur en ce moment, ni tant que je ne serai pas complètement sorti de toutes les questions concernant les éditions et rééditions actuellement en cours, car tout cela prend bien du temps et se trouve encore compliqué par les lenteurs et les irrégularités du courrier. – Il est bien vrai que la période de silence de ces dernières années a eu pour moi quelques avantages, en ce sens qu’autrement il m’aurait probablement été bien difficile d’arriver à préparer 4 nouveaux livres pendant ce temps ; mais, d’un autre côté, cette absence prolongée de toute nouvelle devenait vraiment bien pénible tout de même…

     Merci à vous et à tous nos amis de vos bons vœux ; nous allons toujours bien, Dieu soit loué, et ma famille se joint à moi pour vous adresser à tous nos salutations et nos meilleurs souvenirs.

Min al-faqîr ilâ rabbihi
(Émanant) de l’indigent à l’égard de son Seigneur

‘Abd al-Wâhid Yahyâ

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Le Caire, 9 novembre 1946


(…) Ce que vous avez répondu à Clavelle au sujet de la Maçonnerie coïncide en somme, sur les points essentiels, avec ce que je lui avais déjà écrit moi-même ; il en est ainsi notamment en ce qui concerne la méthode de réalisation faisant en quelque sorte corps avec l’exercice même du métier ; il va de soi, d’ailleurs, que cette question de réalisation n’est pas, dans les circonstances présentes, celle qui se pose de la façon la plus immédiatement urgente… Il est tout à fait exact qu’autrefois, comme vous le dites, « les Maçons pratiquaient toujours l’exotérisme du monde où ils vivaient », et cela parce que la Maçonnerie elle-même n’est liée à aucune forme exotérique déterminée ; pour cette raison précisément elle n’est incompatible avec aucune, en principe tout au moins, de sorte que la question d’un changement de forme traditionnelle ne peut même pas se poser réellement en pareil cas. J’ajoute qu’elle n’est pas incompatible non plus avec tout autre initiation surtout si on ne  l’envisage en quelque sorte qu’à titre « accessoire », ce qu’en tout cas son état actuel justifie assurément… Par rapport à l’Islam en particulier, personne, dans les pays islamiques mêmes, n’a jamais pensé qu’il puisse y avoir une incompatibilité quelconque, et cela aussi bien au point de vue ésotérique qu’au point de vue exotérique ; ici, par exemple, il y a toujours eu depuis longtemps des Maçons à la fois parmi les « ulamâ ez-zâhir » et parmi les membres des diverses turuq. Pour ceux-ci, il y a d’ailleurs au moins un exemple illustre : celui de l’émir Abdel-Qader, qui, en dehors de son rôle extérieur, était un mutaçawwuf éminent (ce que les historiens européens paraissent naturellement ignorer), et qui se fit recevoir Maçon lors de son séjour à Alexandrie. Voici encore quelque chose de plus : le Sheikh Elîsh disait que «  si les Maçons comprenaient  bien leurs symboles, ils seraient tous Musulmans » ; et, à ce propos, il expliquait les 4 lettres du nom d’Allah, sous le rapport de leurs formes comme correspondant respectivement à la règle, au compas, à l’équerre et au triangle... Mais cela, j'aime mieux ne pas le dire à Clavelle, pour le moment du moins, afin de ne pas l'influencer dans un certain sens;  je vous remercie de me laisser toute latitude pour lui donner mon avis, mais cependant je préférerais que vous lui disiez tout de même ( ou à moi, afin que je puisse en tenir compte) ce que vous pensez en ce qui le concerne spécialement. En effet, si la question de principe est très facile à résoudre, il peut n’en être pas de même pour les cas particuliers ; à cet égard, je lui avais parlé de la possibilité, pour certains, d’un danger de « dispersion », et ce que je voulais dire par là était, au fond, la même chose que ce que vous envisagez aussi en parlant des inconvénients que peut avoir le contact avec un certain psychisme collectif ; il est évident que ce danger n’existe pas pour tout le monde indistinctement et qu’on ne peut rien dire de général là-dessus ; et c’est là, en somme, le seul point que je trouve réellement embarrassant pour le cas de Clavelle lui-même…

Il faut maintenant que je vous parle un peu de l’extraordinaire histoire de Raymond C…, dont il est question, ainsi que vous l’aurez vu, dans la dernière lettre de Clavelle : il y a quelque temps, j’ai reçu de lui ( et c’est la première fois qu’il m’a donné signe de vie depuis la reprise des communications) une énorme lettre qui, chose assez bizarre, a été mise à la poste à Lausanne, et dont la partie la plus importante concerne la soi-disant possibilité, qu’il dit l’intéresser tout particulièrement d’obtenir un rattachement lamaïque par l’intermédiaire de Calmels. J’en ai été plutôt stupéfait et, d’après tout ce que je sais de Calmels, je me suis bien douté tout de suite que, de ce côté, une telle possibilité était inexistante en fait. Seulement ce que je craignais, c’est que Clavelle ne soit pour quelque chose dans le « lancement » de cette idée, si l’on peut dire, d’abord à cause de l’intérêt que lui-même paraissait avoir témoigné à tout ce qui touche le Bouddhisme pendant ces dernières années, et ensuite parce que C… m’assurait s’être mis d’accord avec lui pour m’écrire à ce sujet. C’est pourquoi j’ai aussitôt demandé à Clavelle des explications sur ce qu’il avait dit exactement ; d’après sa réponse, que j’attendais pour pouvoir plus sûrement remettre les chose au point en écrivant à C…, il s’agit simplement d’ « imaginations » de celui-ci, et j’aime beaucoup mieux qu’il en soit ainsi. Je n’avais rien remarqué d’anormal dans sa correspondance d’autrefois, mais Allar, qui l’a rencontré en Savoie l’an dernier, m’a dit alors qu’il ne lui avait pas paru très bien équilibré, et cette histoire semblerait de nature à lui donner raison… Son idée d’une « greffe mahâyâniste » (l’expression est de lui) sur la Maçonnerie n’est pas moins étonnante que le reste, et elle est même vraiment incompréhensible de la part de quelqu’un qui a sûrement lu ce que j’ai écrit au sujet du mélange des formes traditionnelles ; il y a même sur ce point, à la page 41 des « Aperçus » comme une réponse anticipée et assez explicite. D’autre part, l’idée de Maridort dont parle Clavelle, en ce qui concerne l’Islam (et tout cela nous ramène à la question de l’ « aide orientale »), ne me paraît pas susceptible de donner grand’chose non plus, bien que du moins elle ne fasse pas appel à quelque chose d’aussi complètement « étranger » que le bouddhisme par rapport à la Maçonnerie ( cela surtout à cause de Salomon, qui a même en réalité une place encore plus grande dans la « perspective » islamique que dans le Judaïsme lui-même).

Au fond, une aide ne pourrait résulter que de l’action d’individualités possédant une initiation orientale et appartenant en même temps à la Maçonnerie, et en laissant nécessairement celle-ci telle qu’elle est ; du moins, je ne vois pas d’autre hypothèse réellement plausible à cet égard. On pourrait objecter que, là où la chose s’est déjà produite, aucun effet appréciable n’en est résulté jusqu’ici ; mais cela tient sans doute surtout à ce que la Maçonnerie comprend partout des éléments beaucoup trop mêlés, et la première condition pour pouvoir faire quelque chose de sérieux à quelque point de vue que ce soit, serait assurément d’y opérer une sélection aussi rigoureuse que possible.

Je ne vous parle pas des Ch. Du P. [Chevaliers du Paraclet], car je n’aurais en somme rien à ajouter à ce que vous avez dit à ce propos à Clavelle ; s’il s’agit bien d’une organisation initiatique, celle-là paraît vraiment être en plus mauvais état encore que la Maçonnerie. »

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Le Caire, 16 janvier 1947


[…] Pour ce qui est de Clavelle, je ne crois pas non plus qu’il puisse y avoir le moindre inconvénient à son entrée dans la Maçonnerie, mais, pour des raisons que vous comprendrez facilement, je préférais vous laisser le soin de le lui dire vous-même ; il m’a écrit depuis lors qu’il avait reçu votre lettre et que puisqu’il en était ainsi, il n’hésitait plus à participer au projet envisagé. Au sujet de celui-ci, je vois que vos préférences vont à l’idée d’une Loge indépendante, idée qui du reste est aussi celle qu’Humery avait eu déjà autrefois ; cela aurait en effet bien des avantages à divers égards, à commencer par celui d’éviter entièrement toute obligation d’accueillir des visiteurs étrangers. À côté de cela, il y a seulement un inconvénient que j’ai déjà signalé à Clavelle : c’est que, étant donné ce qu’est actuellement l’organisation administrative des Obédiences, les Maçons qui seraient initiés dans cette Loge ne seraient pas reconnus et ne pourraient pénétrer nulle part, de sorte qu’ils seraient ainsi sérieusement désavantagés par rapport aux autres membres. Il n’est peut-être pas impossible de trouver une solution à cette difficulté, mais je dois dire que je ne la vois pas pour le moment, ou du moins je n’en vois qu’une : ce serait de ne pas faire d’initiations et de faire tout d’abord recevoir les futurs membres dans une loge ordinaire ; on aurait ainsi quelque chose qui correspondrait à ce qu’on appelle en Angleterre les « Loges d’instruction », mais avec la différence que celles-ci sont comme les autres rattachées à la Grande Loge, et aussi qu’elles ne font guère autre chose que de s’occuper de recherches purement historiques.

     À propos des rapports entre la Maçonnerie et l’Islam, S. Mustapha [Michel Vâlsan] me raconte dans sa dernière lettre quelque chose de très curieux ; je vous transcris le passage : « Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de voir des planches arabes (vraisemblablement algériennes) dont une contenait des dessins qui donnaient en somme une interprétation maçonnique de la prière musulmane : les différentes phases de la « çalâh » étaient exprimées en tracés à l’équerre et au compas, ces outils figurant eux-mêmes avec leur propre tracé. C’était à la bibliothèque qu’administrait alors mon beau-père. Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est que, sur les panneaux ainsi dessinés et portant des mots en arabe, il y avait aussi des mots en français (traduction), de sorte que je pense que ces toiles ont dû servir à quelque moment pour quelque exposition, ou reproduction dans quelque ouvrage, à moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose… Avez-vous quelque idée sur ce que cela peut être ? Je regrette de ne pas pouvoir revoir maintenant ces documents. » Je dois avouer que je ne sais pas du tout ce que c’est n’ayant jamais rien vu de semblable ; c’est dommage qu’il ne puisse pas se souvenir de quelques détails plus précis, permettant notamment de se rendre compte à peu près de quelle époque peuvent dater les planches en question (il est très possible que les mots en français y aient été ajoutés après coup). En tout cas, cela m’a fait repenser encore à ce que je vous avais dit, et dont je n’avais d’ailleurs rien dit jusqu’ici à S. Mustapha ; c’est seulement en lui répondant que je lui ai parlé à propos de cette histoire. […]

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 Le Caire, 15 juin 1947


[…] Je vous remercie de m’avoir fait part de votre dernière réponse à Clavelle ; celui-ci m’a en effet tenu au courant de votre correspondance avec lui jusque là, mais je suis un peu étonné qu’il ne me parle pas de cette réponse dans une lettre que je viens justement de recevoir de lui. Il est vrai qu’il croit peut-être l’avoir déjà fait, car il ne m’avait pas écrit depuis longtemps, et cette lettre, assez courte, est surtout destinée à s’excuser de ce qui pourrait paraître de la négligence, mais qui, assure-t-il, n’est dû qu’aux préoccupations causées par sa situation, et qui malheureusement semblent toujours ne pas diminuer… J’avais remarqué aussi sa crainte au sujet du rattachement à la Shariy’ah pour les candidats à l’initiation maçonnique, et je lui avais dit de vous poser nettement la question ; voilà donc encore une difficulté, ou soi-disant telle, qui se trouve maintenant dissipée. Le principal inconvénient d’une loge non fédérée aurait été que, avec l’organisation actuelle (c’est-à-dire celle qui remonte à 1717), les membres qui auraient reçu l’initiation auraient été considérés en fait, bien qu’à tort, comme des Maçons « irréguliers » (sans pourtant qu’on conteste la validité de leur initiation même), et que, par conséquent, ils n’auraient pu pénétrer nulle part ni exercer une action plus étendue sur le milieu maçonnique. Quant au point de vue catholique et à la question de compétence qu’il soulève, je ne crois vraiment pas qu'il soit possible d'ajouter quelque chose à ce que vous en avez dit…

     Pour ce qui est de l’invocation d’un nom divin et de la façon dont celui-ci pourrait être « donné » pour que cette invocation soit pleinement valable, je suis naturellement tout à fait de votre avis ; il y aurait lieu seulement de préciser dans quelles conditions la chose serait possible, et je pense aussi qu’elle devrait être réservée à une sorte de « cercle intérieur ». Le Nom El Shaddaï est, vous le savez, celui qu’on dit avoir été invoqué plus particulièrement par Seyidna Ibrahim [Abraham] ; il est plus que probable que, en général, on ne doit guère comprendre quel rapport il peut y avoir entre celui-ci et les rites des constructeurs (je n’ai d’ailleurs jamais vu soulever cette question nulle part) ; mais ne pourrait-on pas dire que ce rapport résulte de ce qu’il bâtit de ses mains la Kaabah avec Seyidna Ismaîl ? En ce cas, il y aurait là encore un lien assez remarquable avec l’Islam, et qui serait même de nature à justifier encore plus complètement la communication du Nom, comme vous l’envisagez, par des membres d’une organisation islamique. […]

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Le Caire, 27 juillet 1947


[…] Je n’ai pas encore non plus de nouvelles directes de Rocco depuis son voyage en Suisse ; la correspondance avec l’Italie est généralement plus lente encore qu’avec les autres pays, ce qui n’est pas peu dire ; j’ai été très heureux d’apprendre par S. Abu Bakr [Martin Lings] l’excellente impression que vous avez eue de lui. Ce que je ne m’explique pas, c’est ce qu’il vous a dit au sujet d’Ivan Cerf, car moi-même je n’ai rien su jusqu’ici qui puisse donner à penser que celui-ci croie avoir retrouvé la méthode perdue ; je me demande donc d’où cela peut venir et s’il n’y a pas eu là quelque confusion. D’autre part, je me suis aperçu comme vous, par la dernière lettre de Clavelle, que celui-ci pensait que l’admission à la Shariy’ah, pour les candidats à la Maç∴ ne présenterait plus le même intérêt maintenant que « les portes de la Tarîqah seraient ouvertes de nouveau » ; d’accord avec ce que vous avez écrit à ce sujet à S. Mustapha et dont il m’a fait part ; j’ai tâché de remettre un peu les choses au point en répondant à Clavelle. La réception de Clavelle, de Maridort et de Maugy à la L∴ « La Grande Triade » a dû avoir lieu le 10 juillet. On estime qu’il y aura déjà une trentaine de demandes d’affiliation à examiner à la rentrée ; il me semble que c’est vraiment beaucoup, mais j’espère que du moins on fera un tri sérieux dans tout cela ; c’est tout ce que j’ai su de nouveau là-dessus jusqu’à maintenant. D’autre part, j’ai appris qu’Ivan Cerf a l’intention de faire obtenir à Clavelle (mais je crois que celui-ci n’en sait rien encore) le poste de bibliothécaire de la G∴ L∴ ; il est fort à souhaiter que cela réussisse, car il me semble que cette situation lui conviendrait tout à fait bien, et c’est sûrement ce qu’il y aurait de mieux pour l’aider à sortir enfin des difficultés au milieu desquelles il se débat toujours. […]

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Le Caire, 17 mars 1948


[…] J’apprends aussi que Q… doit être ces jours-ci à Lausanne, et que Clavelle l’a chargé de vous parler des questions concernant la « Grande Triade ». Il y a malheureusement en ces derniers temps, dans l’attitude et les propos de Cerf, quelque chose d’assez étrange et même d’un peu inquiétant ; je ne sais vraiment qu’en penser, car je ne comprends pas qu’un homme de son âge (il a 65 ans) puisse se monter la tête à ce point… J’espère que vous n’oublierez pas de me dire quelle impression vous aurez eue de tout cela. […]

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Le Caire, 25 avril 1948


[…] Pour en venir à la question de la « Grande Triade », il faut que je vous dise tout d’abord que depuis les propos qui nous ont si fort inquiétés et que Q… a dû vous rapporter comme Clavelle l’en avait chargé, Maridort a eu avec Cerf plusieurs conversations qui donnent tout de même une impression un peu plus rassurante, en ce sens que les dits propos ne correspondraient pas réellement à sa façon de penser. Il les explique par le fait que, étant donné le milieu auquel il a affaire à la G∴ L∴, il est obligé à beaucoup de ménagements et de diplomatie, ce qui l’amène même à dire parfois des choses qui se contredisent plus ou moins ; je ne sais d’ailleurs pas si cette « diplomatie » est vraiment aussi habile qu’il en est persuadé lui-même… En tout cas, il est manifestement très impulsif et changeant, ce qui rend très difficile de savoir exactement à quoi s’en tenir sur son compte ; en même temps, il est aussi trop sûr de lui à certains égards, et il attribue probablement une importance exagérée à ses diverses connaissances d’ordre extérieur (en ce qui concerne le thomisme par exemple). De plus, il est très possible que, suivant votre remarque, sa fonction lui ait quelque peu tourné la tête, bien que ce soit assurément plus étonnant et plus inattendu chez quelqu’un de son âge (il a 65 ans) que s’il s’était agi d’un homme plus jeune. Une chose encore qui est assez bizarre, c’est qu’il assure toujours qu’il se propose de m’écrire et qu’il ne le fait jamais ; personne ne réussit à s’expliquer quelles peuvent en être les raisons, et on a même été jusqu’à supposer qu’il craignait peut-être des indiscrétions de la poste… À titre documentaire je vous transcris un extrait d’une lettre du Fr∴ Corneloup, directeur du « Symbolisme », à un de ses collaborateurs qui me l’a communiquée : « Je suis allé visiter la “Grande Triade” ; j’ai été très favorablement impressionné. Je ne connaissais pas Ivan Cerf ; d’après ce que j’en avais entendu dire, je craignais de trouver chez lui beaucoup de cabotinisme. Je ne dirais pas qu’il en est totalement dépourvu mais ce qu’il en peut exister chez lui est parfaitement supportable et est presque naturel chez un artiste qui ne manque pas de valeur. Je dirai même que cela le sert en la circonstance : comme il a un physique approprié, il évoque fort bien un grand hiérophante. Il préside donc parfaitement, avec dignité et l’autorité qu’il faut. » Cela pourra vous donner une idée de l’impression que produit Cerf sur un Maçon « moyen » ; j’ajoute que le Fr∴ Corneloup a été surtout très frappé, et beaucoup plus que je ne m’y serais attendu de sa part, par le travail de Clavelle, à qui il a d’ailleurs écrit depuis lors. Maintenant, pour ce qui est de la constitution d’un cercle intérieur, à laquelle il faudra certainement en venir le plus tôt possible, voici ce qu’il en est présentement : la plupart des fondateurs de la « Grande Triade » semblent malheureusement, pour des raisons diverses, insuffisamment qualifiés pour en faire partie ; les uns sont trop superficiels et ne paraissent guère pouvoir se modifier (c’est notamment le cas du G∴ M∴ Dumesnil de Gramont) ; les autres, qui ont certainement de meilleurs possibilités de compréhension, ont d’autres défauts plus ou moins gênants En somme, en réservant le cas de Cerf jusqu’à nouvel ordre, il ne reste parmi eux que Mordvinoff qui est très bien à tous les points de vue et que je connais d’ailleurs depuis très longtemps ; il n’a pas à la G∴ L∴ l’autorité qui était nécessaire pour la fondation de la « Grande Triade » mais naturellement cela n’a aucune importance pour l’organisation du cercle intérieur. Seulement, il va de soi que lui seul ne suffit pas, ce qui oblige à attendre quelque peu, jusqu’à ce que plusieurs des « nouveaux » soient parvenus au grade de Maître ; cela ne tardera d’ailleurs sans doute pas trop, puisque Clavelle, Maridort et Maugy sont dès maintenant dispensés des délais normaux, de sorte qu’ils le recevront probablement en juillet prochain. Il y a plusieurs façons possibles de constituer ce cercle intérieur, mais, comme je l’ai écrit dernièrement à Clavelle, celle qui me paraît préférable, tout au moins pour commencer, serait de lui donner la forme d’une « Loge d’instruction » qui, bien entendu, serait indépendante de toute Obédience ; on reviendrait donc ainsi, en un certain sens, à l’ancienne idée d’une Loge indépendante, mais comme elle ne ferait pas d’initiations et comme tous ses membres seraient des Maçons déjà reconnus comme réguliers et resteraient en même temps membres actifs de la « Grande Triade », cela n’aurait plus aucun des inconvénients que cette solution aurait présentés sans l’existence préalable de cette dernière. En somme, ma conclusion est qu’il n’y a pas lieu de désespérer ni de se désintéresser de la chose, mais seulement d’attendre qu’on puisse compléter le nombre requis pour que cette organisation soit « juste et parfaite ». […]

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Le Caire, 7 juin 1948


[…] Pour la réponse de Clavelle à Corneloup, votre réserve au sujet du passage de la p. 2 est très justifiée, du moins en principe ; mais j’ai pensé, en lisant cela, qu’il avait voulu profiter de cette occasion pour présenter une sorte de vue d’ensemble de l’initiation, d’autant plus que je savais que, dans son intention, sa mise au point était destiné tout autant, si ce n’est même plus, aux membres de la « Grande Triade » qu’à Corneloup lui-même. Il y a cependant encore autre chose, car son travail pour l’obtention du grade de Maître, qu’il vient de me faire parvenir, contient des considérations tendant à expliquer pourquoi il pense que, dans l’état actuel des choses, la Maçonnerie ne peut plus se limiter à la seule perspective d’une initiation artisanale, par suite de la disparition en Occident des initiations d’un autre ordre (chevaleresque et sacerdotal) ; et, à ce propos, il fait notamment allusion à la destruction de l’Ordre du Temple, ce qui rejoint d’une certaine façon ce que vous dites vous-même. D’autre part, je dois ajouter que, au point de vue de la Maçonnerie proprement dite, le symbolisme du grade de Royal Arch (d’ailleurs complètement inconnu en France) indique tout au moins l’existence d’une porte ouverte sur les « Grands Mystères ». J’ai depuis quelque temps des nouvelles beaucoup plus rassurantes en ce qui concerne Cerf ; il paraît que s’il ne m’écrit pas directement, c’est parce que sa correspondance est actuellement « surveillée » au départ, je ne sais pas par qui ni pour quelles raisons…Quoi qu’il en soit, il m’a fait envoyer expressément l’assurance « qu’il est en communication constante avec ma pensée et principalement lorsqu’il dirige les travaux et que tout le travail qu’il fait y est absolument conforme ». J’apprends à l’instant une chose inattendue : quelques membres haut-gradés du Grand Orient se proposent d’y fonder une Loge travaillant dans le même esprit que la « Grande Triade » ! […]

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Le Caire, 22 juillet 1948


[…] Clavelle m’a envoyé la copie des notes qu’il vous a adressées au sujet de la situation présente de la G.T. ; d’après ce qu’il disait de Cerf, j’ai bien pensé qu’il y aurait tout avantage à ajourner la visite que celui-ci projetait de vous faire, et je vois que vous avez été aussi de cet avis ; Clavelle continuera sûrement à me tenir au courant. […]

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Le Caire, 11 septembre 1948


[…] Clavelle m’a bien communiqué vos lettres concernant Tamos et la G∴ T∴ ; ce que je sais de M. Gassier, ainsi que sa photographie que Clavelle m’a envoyée, me fait aussi une très bonne impression. […]

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Le Caire, 13 juillet 1950


[…] Il ne faut pas en vouloir à S. Ibr.[Titus Burckhardt] pour ce qu’il m’a écrit de Dublin , car il a certainement cru bien faire en me citant quelques extraits d’une lettre qu’il venait de recevoir de vous ; seulement, la vérité est qu’il y avait là des phrases détachées dont il était impossible de savoir à propos de quoi elles étaient venues. Si j’ai relevé celle qui se rapportait à la Maç∴, c’est parce qu’il m’a paru qu’il pouvait y avoir là quelque équivoque ; je sais d’ailleurs très bien que c’est Clav. qui vous a déconseillé de recevoir Cerf, car il me l’a écrit lui-même à l’époque, et ce qu’il vous a dit de ses défauts, notamment de sa vanité, n’est malheureusement que trop vrai ; que Cerf ait été déçu ou même blessé, c’est assurément très possible dans ces conditions… Mais, en laissant de côté cette question tout à fait « personnelle », ce que j’ai voulu dire, c’est que, pour pouvoir aboutir à quelque chose, il aurait fallu pouvoir trouver des modalités compatibles avec la forme particulière de l’initiation maçonnique, ce qui est très difficile à apprécier pour qui n’a pas une connaissance directe de celle-ci. J’ai donné quelques précisions se rapportant à cette question dans mon article « Travail initiatique collectif et « présence » spirituelle ». À part cela, il est bien entendu que je suis tout à fait de votre avis sur la distinction qu’il convient de faire entre la Maç∴ en elle-même et la mentalité de certains Maçons et même de certaines collectivités maçonniques actuelles ; mais du reste, à notre époque, il y aurait sûrement lieu de faire aussi une distinction semblable dans bien d’autres cas, à commencer par celui du Christianisme lui-même… […]

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Le Caire, 10 août 1950


[…] À propos de la Maçonnerie, si j’avais pensé qu’il s’agissait de Cerf, c’est parce que c’est lui qui était le personnage le plus important en la circonstance ; Gassier, qui n’avait alors que le simple grade d’Apprenti, ne pouvait pas être considéré comme « représentatif » de la Maçonnerie. Clavelle m’avait bien dit que, après avoir pris connaissance des notices qu’il avait rédigées pour vous sur un certain nombre de membres de la G. T. (ceux qui lui paraissaient les plus intéressants) et dont il m’avait envoyé aussi la copie, vous lui aviez écrit que c’est Gassier que vous recevriez le plus volontiers ; mais, dans ces conditions, je croyais que c’était à titre purement « personnel », puisque, n’étant pas Maître, il ne pouvait évidemment jouer aucun rôle effectif. Quoi qu’il en soit, je vois que vous n’avez sans doute jamais su ce qui est advenu par la suite : ce pauvre Gassier a eu des ennuis dont je ne connais pas la nature exacte, mais qui ont produit chez lui une sorte de découragement, et maintenant il est dans un état de santé fort inquiétant, car les médecins parlent de cancer ou tout au moins d’état précancéreux ; je crois que c’est surtout à cause de tout cela que vous n’avez jamais eu sa visite… […]

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(Lettre concernant la "Tariqah" de Lausanne, dont F. Schuon était le "Sheikh")

Le Caire, 27 septembre 1950

Cher Monsieur,

Merci de votre lettre, qui m’est parvenue hier ; permettez-moi de vous dire tout d’abord que vous avez eu grand tort de ne pas oser m’écrire jusqu’ici, car je vous assure que je ne suis pas de ceux qui s’entourent de cérémonies et à qui on ne peut s’adresser qu’à travers des intermédiaires !

Lors des incidents de 1946, et malgré tout ce que j’avais déjà remarqué de fâcheux même avant cela, je pensais encore que tout pourrait s’arranger, et il me semblait que votre soumission ne pourrait qu’y contribuer ; mais, à vrai dire, je l’ai bien regretté en voyant combien on en avait abusé par la suite. Depuis lors comme précédemment, j’ai gardé le silence aussi longtemps que je l’ai pu, et pour les mêmes raisons en dépit de toutes les choses plus ou moins extravagantes que j’ai eu trop souvent l’occasion de constater ; mais cela non plus n’a servi à rien et même je me suis rendu compte que certains interprétaient trop volontiers ce silence comme une approbation. Enfin, il est venu un moment, comme vous le savez, ou, malgré toute ma bonne volonté de conciliation, il ne m’a plus été possible de conserver cette attitude, et où j’ai dû intervenir, en quelque sorte malgré moi, dans cette question du Christianisme qui a été le point de départ au moins apparent de la crise actuelle ; je dis apparent parce que, en réalité, celle-ci semble bien n’être que la suite de celle de 1946 qui n’avait jamais été vraiment résolue. Il est bien clair maintenant qu’il n’y a plus aucun espoir que la situation arrive jamais à s’améliorer, et il est certain que cela ne pouvait continuer ainsi indéfiniment...

Naturellement, je savais déjà par Vâlsan ce que vous pensiez de tout cela, et je vous remercie d’avoir bien voulu encore me le confirmer vous-même. Quant à ceux qui sont hésitants ou qui même se rangent actuellement du côté de la Suisse, leur cas s’explique évidemment par toutes les assertions fantastiques qu’on leur a répété à satiété et auxquelles ils croient encore ; mais il est bien à craindre qu’un jour ou l’autre ils ne finissent par en éprouver de cruelles désillusions... En Suisse, les connaissances doctrinales semblent vraiment bien faibles chez tous, en dépit de leurs prétentions "jnâniques" ; quant au point de vue technique, leur ignorance à cet égard est une chose à peine croyable, et le plus fâcheux est qu’ils s’imaginent qu’il est possible d’y suppléer par de prétendues "inspirations" qui sont trop manifestement en dehors de toute régularité traditionnelle. Il y aurait trop à dire sur tout cela, mais je n’y insiste pas davantage, car je pense bien que Vâlsan vous tient au courant de ce qu’il y a de plus important dans notre correspondance. Je suis heureux de votre complet accord avec lui ; il y a chez lui un fond doctrinal bien autrement solide que chez les Suisses, y compris leur Maître, et, j’approuve entièrement votre appréciation à cet égard. J’ai été content d’apprendre que vous aviez déjà commencé à vous réunir d’une façon indépendante ; quelle que soit l’attitude qu’on prendra de l’autre côté (et je n’espére guère qu’on s’y résigne à une séparation "à l’amiable"), vous n’avez certainement pas à vous préoccuper d’une question de "régularité" qui ne se pose même plus dans ces conditions, et qui d’ailleurs n’aurait pas plus de raison de se poser pour vous vis-à-vis de Lausanne que pour Lausanne même vis-à-vis de Mostaganem, car il n’y a là aucune différence réelle, et cela n’a absolument rien à voir avec la valeur qu’on peut attribuer à tort ou à raison à telle ou telle individualité... L’essentiel est d’avoir une Tarîqah vraiment normale, ce qu’on appelle dédaigneusement en Suisse « une Tarîqah comme toutes les autres » ; quel dommage que certains n’aient pas voulu s’en contenter !

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes bien cordiaux sentiments.

René Guénon

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